La France, à l’instar quelques compagnons européens, a sans cesse chéri sa relation « privilégiée » avec l’Afrique. Et le commerce s’est toujours trouvé à une place centrale. Mais bien loin est le temps où les Européens imposaient leurs vues à leurs anciennes colonies. La France, l’Union européenne, l’Afrique sont maintenant des partenaires, des amis, des frères, traitant d’égal à égal, main dans la main, pour le bien être des populations de chaque bord. En tout cas, c’est ce qu’on nous assure.
En 2002 ont commencé les négociations des Accords de Partenariat Economique (APE) entre l’Union européenne et ce qui constituait ses anciennes colonies, divisées en trois blocs Afrique Caraïbes Pacifique (ACP), eux-mêmes sous-divisés en blocs régionaux, tels que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ou la Communauté d’Afrique de l’Est.
Il est vrai qu’un partenariat a une connotation plus positive qu’une colonie. Entre partenaires, on s’écoute, prend en compte les intérêts des uns et des autres, et on es saie de trouver des compromis pour que tout le monde y trouve son compte. Sauf que les faits pointent dans une toute autre direction : les APE se rapprochent bien plus de cette bonne vieille relation économique entre colonisé et patron métropolitain.
L’APE n’est pas le premier outil utilisé par les Européens pour maintenir l’Afrique dans cette relation « privilégiée ». Depuis la décolonisation, toute une gamme de mécanismes de droit international a été mise en place pour protéger les actifs des anciens colons, comme les traités de protection des investissements, la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États, signée en 1965 (dite Convention de Washington ou Convention CIRDI) ou, simplement, mettre en poste un conseiller de la métropole dans le bureau du Président de l’Etat nouvellement indépendant.
En parallèle, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et les prêts de la Banque mondialE, à condition d’une forte restructuration pour rendre l’État plus efficace (en d’autres termes : privatisations à outrance, recul des prérogatives étatiques, austérité économique) ont aussi contribué à laisser l’Afrique dans sa position de sujet des Occidentaux (même si d’autres veulent maintenant aussi leur part du gâteau).
L’Union avait déjà un accord commercial avec l’Afrique. De 1975 à 2000, avec les Conventions de Lomé, elle avait, en principe, garanti, de manière non réciproque, un accès sans droits de douane aux ressources naturelles et aux produits agricoles africains vers le marché européen. Ces conventions devaient être un dispositif pour la réduction la pauvreté, mais dans les faits, elles ont finalement eu un impact limité, restreignant les exportations de produits africains, du fait de critères juridiques tels que les règles d’origine. En revanche, elles ont bien perpétué la tradition coloniale de main mise sur les matières premières.
En 2000, l’Union européenne et le groupe ACP signent l’Accord de Cotonou, avec un triple objectif : réduction de la pauvreté, développement durable et intégration régionale. L’accord maintient les préférences non-réciproques jusqu’en 2020, mais prévoit aussi la mise en place des APE, dans le cadre desquels Afrique et Europe joueront avec les mêmes règles, en dépit de niveaux de développement aux antipodes. L’Union, à l’instar des pratiques du FMI ou de la Banque mondiale, conclut que, puisque les Conventions de Lomé n’ont pas inversé la courbe de la pauvreté, une bonne dose de néo-liberalisme rigide résoudra les problèmes. L’économiste Jacques Bertelot notait que ce raisonnement était aussi absurde « que celui consistant pour un éleveur de poulets à ouvrir la porte du poulailler pour que les renards puissent éprouver la capacité de résistance des poulets ».
Avec les APE, l’Europe traitera donc bien d’égal à égal avec l’Afrique, tel un boxeur poids lourd avec un petit poucet. Les APE vont-ils empêcher les pays africains de s’appauvrir ? Seront-ils vecteurs d’intégration régionale ? Ou sont-ils, au contraire, un outil de domination, dans la lignée de la longue histoire des relations « privilégiées » entre les deux continents ?
Tout d’abord, les APE prévoient une suppression des droits de douane pour environ 80% des produits européens et l’interdiction d’introduire de nouvelles taxes à l’importation. Or cet aspect n’a rien d’anodin. Les droits de douane joue en effet un rôle primordial dans au moins deux champs : la protection de la production locale et le budget de l’État.
Des produits européens meilleur marché, dont certains sont grassement subventionnés, alors que d’autres sont fabriqués à partir de matière premières provenant d’Afrique, pénètreront le marché africain et se trouveront en concurrence (déloyale) avec des produits africains. En théorie, l’Afrique continue d’avoir un accès au marché européen, comme c’était le cas avec les Conventions de Lomé. Mais en pratique, si on trouve bien du chocolat Cote d’Or en Afrique de l’Ouest, je défie quiconque de trouver du chocolat ghanéen dans un supermarché.
Les entreprises locales auront les plus grandes difficultés à faire face à cette compétition. Beaucoup d’entre elles n’auront donc pas d’autres choix que de licencier ou de mettre la clé sous la porte, renforçant au passage la crise migratoire.
L’Etat, quant à lui, ne pourra certaine ment pas protéger son industrie ou son agriculture locale du fait des pertes budgétaires. Le Sénégal, par exemple, perdra 75 milliards de francs CFA par an les premières années, puis 240 milliards à partir de la vingtième année. Dans de tels pays, ces pertes de revenus seront lourdes de conséquences, notamment dans des secteurs comme l’éducation, la santé et la sécurité. Or, ces régions font actuellement face à des défis alimentaires, sanitaires ou sécuritaires sans précédent.
De plus, l’Union européenne considère les APE comme étant des accords de libre échange globaux, c’est à dire allant au delà des simples questions douanières. De par des références aux règles de compétition, à l’accès aux marchés publics, au commerce des services ou à l’investissement, l’Europe s’assure un contrôle accru du marché africain, et notamment de ses terres, incitant davantage leur accaparement.
Tout est en effet bien ficelé du coté européen afin de s’assurer qu’il ne puisse avoir qu’un seul vainqueur. L’accès au marché du « vieux continent » est soi-disant garanti, mais tout un éventail juridique est mis en œuvre pour l’endiguer, comme de strictes mesures sanitaires et phytosanitaires, des règles d’origines complexes, et une interdiction des taxes à l’exportation, ces dernières étant pourtant un instrument politique essentiel pour protéger la production locale.
Comme le souligne Guy Marius Sagna, engagé contre cet accord au Sénégal : « On peut parler de plan de division internationale du travail qui ferait de nos pays « sousdéveloppés » des consommateurs de marchandises en provenance d’autres pays, dont le rôle dans ce système est celui de producteur. L’APE renforce de plus belle ce processus qui va appauvrir encore plus nos pays ».
L’Union européenne aurait pu avoir une attitude différente. Elle aurait pu, par exemple, demander une dérogation à l’OMC pour maintenir un accès préférentiel aux pays africains, comme elle l’avait fait pour la Moldavie ou comme l’avaient fait les ÉtatsUnis, dans le cadre de la loi en faveur de la croissance de l’Afrique et son accès aux marchés (AGOA). Elle aurait pu publier trois études économiques, qu’elle avait pourtant commandées, indiquant que les APE au raient un impact négatif. Elle aurait pu ne pas inclure dans le traité la clause de la nation la plus favorisée, qui empêche toute perspective de coopération économique sud-sud. Elle aurait pu prendre en compte les réserves de certains pays africains, notamment concernant le développement de l’industrie locale, qui en sera réduite à l’état de zombie si l’accord est mis en œuvre. Elle n’en a rien fait.
Le processus même de négociation et de ratification a été caractérisé par de grandes pressions et suit la logique du « diviser pour mieux régner ». Les Etats africains ne faisant pas partie des pays moins avancés se sont ainsi trouvés sous la menace de perdre leur accès préférentiel en Europe, devenant ainsi moins compétitifs que des pays asiatiques ou d’Amérique latine, avec lesquels l’Union européenne a signé des accords de libre-échange. Un peu de chantage aux aides au développement et le tour était joué.
Le Ghana, la Cote d’Ivoire et le Cameroun avaient ratifié, dans leur coin, des APE intérimaires, portant un coup à l’intégration régionale, un objectif prétendu des APE. Et littéralement au lendemain de la ratification du Cameroun, des multinationales s’installaient, affirme Yvonne Takang, de l’Association citoyenne de défense d’intérêts collectifs. « Elles trainaient devant la porte, attendant juste qu’elle s’ouvre ».
Si les entreprises locales africaines apparaissent comme des victimes annoncées des APE, des grands groupes européens devraient être les grands bénéficiaires.
La France a été un fer de lance des négociations. Ses multinationales, dont certaines ont des liens avec l’Afrique remontant à l’époque coloniale, ont beaucoup à gagner de ces accords, à une époque où la concurrence de certains pays asiatiques et des États-Unis est de plus en plus rude.
Ainsi quelques entreprises ont un ferme intérêt à ce que les APE deviennent réalité. Parmi elle, on trouve la Compagnie Fruitière, de Robert Fabre, chef de file de la banane et de l’ananas en Côte d’Ivoire, au Ghana et au Cameroun, le groupe Mimran, propriétaire des Grands Moulins du Tchad, de Dakar et d’Abidjan et de la Compagnie Sucrière du Sénégal, le groupe Louis-Dreyfus, un leader mondial de l’agrobusiness, des groupes de l’industrie laitière (pour le lait en poudre), ou encore le groupe Bolloré, présent dans 43 pays africains via ses filiales comme l’entreprise Socfin, et qui touche à tout, dont la gestion de la plupart des ports du Golfe de Guinée, le cacao, l’hévéa et l’huile de palme. Le groupe Bolloré, qui avait d’ailleurs été décrit par l’institut états-unien Oakland comme s’étant développé de manière spectaculaire, « en achetant des anciennes entreprises coloniales », aura tout le loisir de faire perdurer ce « savoir-faire » colonial avec la mise en œuvre des APE.
Les chefs de ces groupes n’hésitent d’ailleurs pas effectuer des visites de courtoisie aux dirigeants africains, comme s’était le cas de Fabre, qui avait accompagné François Hollande en 2014 lors d’une rencontre avec le Président ivoirien Alassane Ouattara, ancien du FMI, Premier ministre de la Cote d’Ivoire au début des années 90, sous Houphouët-Boigny, époque il s’était distingué par une politique d’austérité, et Président de la CEDEAO durant les négociations sur les APE.
Mais tout ne se passe pas comme prévu.
Le processus de ratification traine. La Tanzanie, la Gambie, la Mauritanie, l’Ouganda, le Nigéria et la plupart des pays d’Afrique centrale ont, pour l’instant, refusé de ratifier l’APE. Ils ont bien conscience des conséquences néfastes pour leur économie. Un affront pour l’Union européenne, qui ne cesse depuis de multiplier les pressions pour que ces Etats rentrent dans le rang.
Le Président tanzanien n’a pas hésité à qualifier ces accords de « forme de colonialisme », tandis qu’ailleurs des mouvements paysans s’opposent à la ratification et qu’au Nigéria, les industriels et les commerçants se sont mobilisés contre le traité. Ken Ukaoha, président de l’Association nationale des commerçants nigérians (NANTS), estime que « les seuls qui sont intéressés par l’APE sont les gens du secteur privé qui ont des liens avec l’Europe ». Selon lui, si les APE étaient bénéfiques, ils ne seraient pas signés sous la table, en divisant les Etats africains, mais à la lumière des projecteurs, avec des applaudissements et du vin sur la table.
Un processus à suivre donc. Même s’il est bien enclenché, avec les ratifications du Ghana, du Cameroun, de la Cote d’Ivoire, du Kenya et de la quasi-totalité de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), des rebondissements de si tuation restent possibles.
Il est d’ailleurs essentiel de ne pas isoler les APE de la grande poussée néolibérale et de la multiplication des accords de libre échange à travers le monde, ainsi que de la résistance qui en découle. Ce libre-échange, qui n’a de libre que le nom, doit être exposé pour ce qu’il est : une idéologie de domination et d’asservissement des populations, au service des intérêts impérialistes de ceux qu’on appelait les marchands au XVIIe siècle et les entreprises multinationales aujourd’hui.