Survie

Togo : la « gestion démocratique des foules » à la française

Photo © Kodjo Kodjo
rédigé le 20 octobre 2017 (mis en ligne le 7 novembre 2017) - Thomas Borrel

Au Togo, un mouvement populaire sans précédent menace le pouvoir depuis le mois d’août. Bien que la répression ait déjà fait au moins 16 morts et des centaines de blessés, la France se contente d’appeler au calme et maintient sa coopération policière et militaire.

En février 2014, l’amiral Marin Gillier,
alors patron de Direction de le Co­opération de Sécurité et de Défense
(DCSD, voir encadré), vantait devant une
commission parlementaire une des missions
de formation des 229 coopérants militaires
déployés dans le monde sous ses ordres
(dont « à peu près 80 %  » en Afrique) :
« Plutôt que de "maintien de l’ordre", on
parle désormais de "gestion démocratique
des foules". (...) Le glissement sémantique
n’est pas qu’un euphémisme politiquement
correct. La gestion démocratique des foules,
ce n’est pas utiliser la matraque et le bou­clier, c’est faire en sorte que les manifes­
tants puissent se sortir d’une situation
délicate : ne pas les bloquer dans un coin,
leur permettre de rentrer tranquillement
chez eux, respecter les droits de l’homme. Il
s’agit d’une approche globale.
 » On
cherche en vain, depuis, où est­-ce que cette
« approche globale » est mise en œuvre. Pas
au Congo­-Brazzaville ni au Gabon, où les
forces de l’ordre ont tiré sur la foule, respec­tivement en 2015 et 2016. Ne parlons pas du
Tchad, où l’armée confond régulièrement
manifestations et ball­-trap. Depuis quelques
semaines, on voit également les brillants ré­sultats de cette coopération militaire et policière au Cameroun et au Togo.
En 2011, année d’un rapport
parlementaire préalable à la ratification
française du nouvel accord de partenariat de
défense avec le régime de Faure
Gnassingbé, ce petit pays se situait « au 3e
rang de nos partenaires, avec 3,6 millions
d’euros
 », et accueillait 14 de nos coopérants
militaires. Depuis, aucune information n’est
divulguée par l’ambassade ou le MAE.

En attendant 2030

Faure Gnassingbé, propulsé à la tête du
pays en 2005 à la mort de son despote de
père, qui cumulait déjà 38 ans de règne, ne
semble pas disposé à lâcher le fauteuil
présidentiel – il n’en est après tout qu’à son
troisième quinquennat. La Constitution,
amendée fin 2002 par son père puis à
l’occasion de cette « transition » tout en
violence qui avait, selon l’ONU, entraîné la
mort de 500 personnes et l’exode de 40 000
réfugiés, lui permet de se représenter
indéfiniment, et d’être élu tout de suite
puisque l’élection n’a qu’un seul tour.
Face à la contestation de l’opposition,
qui réclame depuis des années un retour à la
Constitution de 1992 (qui instaurait une
limitation à deux mandats présidentiels de
cinq ans et une élection à deux tours), le
pouvoir a voulu faire le coup désormais
habituel en Françafrique : une modification
de la Constitution (passage au septennat et
limitation à deux mandats)... censée
impliquée la remise à zéro des compteurs.
Blaise Compaoré avait fait le coup au
Burkina Faso en 2002, Sassou Nguesso l’a
fait en 2015 au Congo Brazzaville – à chaque
fois avec le soutien français. Même en ayant
reculé sur le septennat (il est désormais
question d’un quinquennat), Faure
Gnassingbé, jeune dictateur de 51 ans,
pourrait ainsi être encore « élu » 10 ans à
partir de 2020, ce qui laisse le temps de voir
venir.

Grain de sable

L’opposition, épuisée par des années de
contestation sans résultats et de plus en plus
accusée de davantage se soucier de son
propre agenda que de l’intérêt des Togolais,
est sortie de sa torpeur en juillet, avec
l’irruption d’un nouveau venu. Tikpi
Atchadam, qui a créé en 2014 le Parti
national panafricain, a réussi à mobiliser les
Togolais sans querelles de leadership avec
l’opposition traditionnelle, qui s’est jointe
au mouvement, et en dépassant le clivage
Nord­-Sud régulièrement instrumentalisé par
le pouvoir, issu du Nord alors que le chef de
file de l’opposition depuis des années vient
du Sud. La réponse violente du pouvoir (au
moins deux morts et des dizaines de
blessés) lors de la première grosse
manifestation, le 19 août, n’a pas émoussé la
détermination des Togolais : le mot d’ordre
de retour à la Constitution de 1992 a
rapidement laissé place à celui du départ
pur et simple de Faure Gnassingbé et la
clique de militaires qui ont la main sur la
gestion mafieuse du pays. Début septembre,
de nouvelles manifestations ont été
organisées, à la veille de la présentation aux
parlementaires de la réforme constitu­tionnelle proposée par le pouvoir – et dont
l’examen a finalement été reporté suite aux
manifestations. Le forum Israël­-Afrique,
prévu à Lomé en octobre, a dû être reporté,
au prétexte grossier que les infrastructures
qui devaient l’accueillir ne suffiraient pas
pour le nombre élevé d’inscrits.

Mission de la Francophonie boycottée

L’Organisation internationale de la
Francophonie, connue pour avoir avalisé
nombre de forfaitures électorales en
Françafrique, a cru pouvoir jouer la carte de
la médiation en annonçant, « dans le
prolongement de son accompagnement en
faveur de la consolidation du processus
démocratique au Togo
 » (sic !), l’envoi d’une
mission dans le pays à la mi­-octobre.
Boycottée par l’opposition qui refusait de
travailler avec sa présidente Aichatou
Mindaoudou, une diplomate nigérienne
trop proche du pouvoir togolais, la mission
n’a pas pu être menée comme prévue. Le 18
octobre, alors que de nouvelles
manifestations étaient très violemment
réprimées et que, deux jours auparavant,
l’arrestation d’un imam proche de Tikpi
Atchadam avait mis le feu à la rue dans le
nord du pays, la Secrétaire générale de l’OIF
Michaëlle Jean s’est contentée de renvoyer
dos à dos la répression meurtrière du clan
Gnassingbé et la mobilisation à mains nues
de la population : « Rien ne peut justifier ces
affrontements. Nous pensons aux victimes,
aux familles endeuillées, au climat général
de peur et de colère. Il faut impérativement
privilégier le dialogue en toutes
circonstances
 » a­-t­-elle déclaré dans un
communiqué, avant de poursuivre : « Il est
primordial d’encourager toutes les actions
de nature à contribuer à la résolution de
cette crise et au retour à un climat apaisé.
Toute la Francophonie s’inquiète et se
mobilise face à cette situation qu’il faut à
tout prix résoudre. C’est d’ailleurs dans cet
État membre que doit se dérouler la 34ème
session de la Conférence ministérielle de la
Francophonie (CMF), prévue du 24 au 26
novembre prochain à Lomé
 ». C’est vrai que
ce serait dommage de bouleverser l’agenda
officiel de cette vénérable institution pour
de vulgaires histoires d’aspirations
démocratiques du peuple togolais, une
poignée de morts, de blessés et de
personnes déplacées (des habitants de
Sokodé et d’autre villes du Nord ont fui en
brousse à partir du 16 octobre, après que les
forces de l’ordre soient intervenues jusque
dans les maisons pour pourchasser des op­posants présumés).

Comme un air de déjà vu

Les 18 et 19 octobre, tout
rassemblement était interdit, l’État ayant
récemment décidé d’interdire toute
manifestation les jours ouvrés, au prétexte
de ne pas perturber l’ordre public. Pour
briser le mouvement, qui entend bien
mettre fin au règne de la famille Gnassingbé,
le pouvoir a eu recours à des milices
organisées pour l’occasion : des civils, armés
de bâtons et d’armes blanches, déposés par
des pick­-up dans différents endroits
stratégiques des grandes villes pour aller
attaquer les opposants jusque dans leurs
maisons.
Cette fois, Internet n’a pas été coupé et
des preuves en image de cette brutalité ont
envahi les réseaux sociaux. En deux mois, au
moins 16 personnes ont été tuées, des
dizaines de personnes blessées et arbitrai­rement arrêtées, parfois jugées sans avocat.
La diplomatie française, qui avait déjà
mollement déclaré le 12 septembre qu’elle
avait « suivi avec attention les événements
des dernières semaines au Togo
 » et qu’elle
appelait sans rire « à un esprit de
responsabilité et de consensus
 », a utilisé
dans son point presse du 18 octobre sa
formule éculée : « La France suit avec
préoccupation la situation au Togo. Nous
condamnons fermement les violences
récentes qui ont fait plusieurs victimes,
notamment à Lomé et Sokodé. Nous
appelons les parties à l’apaisement et à
entamer un dialogue.
 » Toute ressemblance
avec une déclaration faite le 30 octobre
2014, alors que la rue burkinabè s’apprêtait
à chasser Blaise Compaoré du pouvoir,
serait fortuite : « La France suit avec
beaucoup d’attention le déroulement des
manifestations au Burkina Faso. Nous
déplorons les violences qui ont lieu dans et
aux alentours de l’Assemblée nationale.
Nous appelons au retour au calme, et
demandons à toutes les parties de faire
preuve de retenue
 ». Mais la France n’a rien
appris de la leçon burkinabé. Ayant réussi à
préserver ses intérêts en dépit de
l’alternance dans ce pays voisin du Togo, elle
adopte la même attitude hypocrite : se
poser en simple observatrice, donneuse de
leçons aux manifestants au passage, se
refusant à toute mesure qui pourrait
fragiliser le régime, comme la condamnation
de la répression, l’annonce de sanctions
ciblées contre les barons du régime ou
encore la suspension de sa coopération
policière et militaire, dont on voit
aujourd’hui les brillants résultats en termes
de « gestion démocratique des foules ».

Continuité de la coopération policière et militaire

Créée au lendemain des indépendances
pour les pays dits « du champ », c’est­-à­-dire le
pré carré françafricain, la Mission militaire de co­opération était officiellement rattachée au mi­nistère de la Coopération mais avait dans la
pratique un lien étroit avec la cellule Afrique de
l’Elysée. Hors « champ », la coopération militaire
dépendait officiellement de la sous­-direction de
l’Assistance militaire du ministère des Affaires
étrangères. Lors de la réforme de la coopération
et de la disparition du ministère éponyme, en
1998, ces deux institutions ont été remplacées
par une structure unique, la Direction de la co­opération militaire et de défense (DCMD), au
Ministère des Affaires étrangères. Officiellement,
cette réforme a également été l’occasion de re­noncer à la coopération « de substitution », qui
consiste à placer des coopérants français en po­sition de commandement direct, pour se limi­ter à une coopération dite « de partenariat »,
limitée à du conseil.
Côté police, il y a eu encore moins de chan­gement. Créé en 1960 par Jacques Foccart et Mi­chel Debré, le Service de sécurité de la
Communauté devient en 1961 le Service de co­opération technique internationale de police
(SCTIP), qui pilotera la coopération policière
pendant 48 ans. Mais la gendarmerie a pris une
place croissante en matière de coopération. En
1985 est créé le Bureau de la coopération et des
relations extérieures de la gendarmerie (BUCO­REG), dédié à la l’assistance technique avec les
pays disposant d’une force de type « gendarme­rie », sous la houlette du Directeur général de la
gendarmerie nationale française (DGGN). Ce
Bureau deviendra en 1992 la Division des rela­tions internationales (DRI, qui intègre des com­pétences liées à la construction européenne),
elle­-même transformée en 2003 en Sous­-direc­tion de la coopération internationale (SDCI) de
la DGGN, qui relève du ministère de la Défense.
Dans le prolongement des recommanda­tions du Livre Blanc de la Défense de 2008, cette
architecture est remplacée en 2010 par la créa­tion de :

  • la Direction de la Coopération de Sécurité
    et de Défense (DCSD), rattachée au ministère
    des Affaires étrangères mais pilotée en lien étroit
    avec les ministères de la Défense et de l’Inté­rieur, dédiée à la « coopération structurelle ».
  • la Direction de la Coopération Internatio­nale (DCI) du ministère de l’Intérieur (auquel
    a alors été rattachée l’action de la gendarmerie), dédiée à la « coopération opérationnelle ».
    Il faut y ajouter des actions de coopération
    plus ponctuelles des forces spéciales ou conven­tionnelles, qui relèvent directement du minis­tère de la Défense, en lien avec les attachés de
    défense ou de sécurité intérieure des ambassades.
    Lors de son audition devant des députés en
    février 2014, le patron de la DCSD de l’époque,
    l’amiral Marin Gillier, précisait : « Quelle est la différence entre la coopération opération­nelle et la coopération structurelle ? Les opé­rations, y compris la formation pour préparer
    les engagements en opérations, relèvent de
    l’État­-major des armées et de la direction de
    la coopération internationale du ministère
    de l’Intérieur ; pour notre part, nous sommes
    chargés de mettre en place, de renforcer et
    de pérenniser les institutions régaliennes
    dans les pays partenaires. (...) Lorsque les
    forces armées sont appelées à intervenir, il
    s’agit, non pas de coopération structurelle,
    mais de gestion des crises : ce n’est plus mon
    domaine.
     » Ainsi, en 2014, selon son patron, la
    DCSD avait « envoyé, dans vingt­-trois pays
    africains, soixante conseillers auprès des
    plus hautes autorités politiques et militaires.
     »
    Le site internet du MAE français explique
    d’ailleurs toujours que « l’audit et le conseil
    forment un élément de plus en plus repré­sentatif de l’action de la DCSD dans le monde.
    Il se concrétise par l’affectation ponctuelle
    ou prolongée de coopérants militaires, gen­darmes ou policiers auprès de hautes auto­rités (primature, ministère de la Défense,
    état­-major, ministère de l’Intérieur...). Ces
    experts techniques français ont pour mission
    d’évaluer tout ou partie de l’outil de sécuri­té et de défense et font ressortir les problèmes
    fondamentaux, en tentant d’apporter des so­lutions concrètes et adaptées au pays consi­déré.
     » Mais pas de panique, car l’une des mission
    de la DCSD, dédiée à la « coopération de sécu­rité intérieure », vise le « rétablissement de
    l’Etat de droit : Cette démarche vise à amé­liorer les capacités effectives des forces de sé­curité des pays partenaires par une
    coopération structurelle (formation en
    France comme l’étranger, conseil en orga­nisation et en gestion) et logistique (aide en
    matériels spécifiques et entretien). L’objectif
    est de favoriser la progression de l’Etat de
    droit.
     » Et quelle progression !
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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 271 - octobre 2017
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