Survie

« Ne sommes-nous pas des êtres humains ? »

rédigé le 5 mai 2022 (mis en ligne le 31 juillet 2022) - Marie Bazin

Lors d’une mission de solidarité dans les campements de réfugiés sahraouis en Algérie, nous avons interviewé Abba El Hassain, président de la Commission nationale sahraouie pour les droits de l’Homme (CONASADH). Les violations des droits des Sahraouis dans les territoires occupés par le Maroc sont multiples et récurrentes, pourtant la communauté internationale détourne le regard, sous l’influence du Maroc.

Abba El Hassain, président de la CONASADH. Photo Marie Bazin

La CONASADH, créée en 2014, est composée de 33 membres issus de la société civile sahraouie. A l’échelle locale, la Commission promeut la culture des droits de l’Homme à travers des séminaires et formations (notamment pour la police et la gendarmerie), elle observe toutes les actions de la République sahraouie et peut recevoir des plaintes individuelles. Elle publie chaque année un rapport sur la situation des droits de l’Homme au Sahara occidental, dans les campements et dans les territoires occupés, avec des recommandations.
A l’échelle internationale, son action est capitale. Elle dénonce les violations des droits des Sahraoui.e.s par le Maroc et fait du plaidoyer auprès des organisations internationales, en particulier l’ONU. Dans ce cadre, la Commission a créé en 2019 « le groupe de soutien de Genève pour la protection et la promotion des droits de l’Homme au Sahara » qui regroupe actuellement 308 associations et ONG et qui agit notamment auprès du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU et de ses Etats membres.

Quelle est la situation des droits de l’Homme, pour les Sahraouis, dans les territoires occupés ?

Il y a une politique de discrimination contre les Sahraouis, qui vise en priorité leur identité culturelle. En premier lieu, le Maroc a interdit aux Sahraouis d’utiliser leur propre nom. Nous, les Sahraouis, nous avons trois noms : notre nom, le nom du père, le nom du grand-père. Dans les territoires occupés, ce n’est pas possible. Mon frère, qui vit dans les territoires occupés, a dû prendre un autre nom, un nom arabe, parce qu’au Maroc, il y a seulement deux noms, le prénom et le nom de famille. Deuxièmement, le Maroc utilise un programme scolaire falsifié de l’histoire, pour montrer la marocanisation des Sahraouis. Troisièmement, après le démantèlement des campements de Gdeim Izik [1] -, le Maroc a interdit l’utilisation de la khaïma, la tente traditionnelle sahraouie, dans tout le territoire, que ce soit sur la côte ou dans le désert. Maintenant, il mène aussi une campagne de destruction des baraques et des petites maisons dans le désert.
Il y a aussi l’interdiction de l’utilisation de vêtements sahraouis dans les institutions (le Darâa pour les hommes et la Melhfa pour les femmes), stipulée par une instruction officielle du ministère de la Culture, que nous nous sommes procurée.
Le Maroc interdit même la cérémonie du mariage en conformité avec les traditions sahraouies. Peu de monde le sait, c’est pour cela que nous avons élaboré un rapport sur les droits culturels au Sahara occidental, pour alerter l’opinion publique sur ce qui se passe en catimini dans les territoires occupés.
Il y a beaucoup d’autres exemples de ce que les Sahraouis subissent dans les territoires occupés. La discrimination dans l’emploi par exemple, ou le pillage illégal de nos ressources, le phosphate et la pêche, depuis plus de quarante ans. Pour ce qui est de la vie politique locale, le Maroc dit que les élections sont libres, qu’il y a des Sahraouis élus, mais ce sont des Sahraouis pro-marocains, pour nous ce sont des transfuges.
Le plus dangereux, c’est la politique de transfert des colons marocains dans les territoires sahraouis, pour changer la composition démographique. Parallèlement, le Maroc encourage les jeunes Sahraouis à émigrer : jusqu’à aujourd’hui, il n’y a aucune université au Sahara occidental, donc quand les Sahraouis obtiennent leur baccalauréat, ils sont obligés de voyager à l’intérieur du Maroc.
La militante sahraouie Sultana Khaya, qui vit dans les territoires occupés, est actuellement la cible d’une forte répression. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La situation est très critique. Depuis le 19 novembre 2020, Sultana Khaya et sa famille vivent, de fait, une assignation à résidence par les forces marocaines. Pourquoi ? Parce que Sultana brandit le drapeau sahraoui chaque jour devant sa maison et parce qu’elle est une activiste. Elle est membre de l’Instance sahraouie contre l’occupation marocaine (Isacom), présidée par Aminatou Haidar, et elle préside la ligue pour la défense des droits de l’Homme et contre le pillage des ressources naturelles à Boujdour ; sa sœur Waara est aussi membre de cette association. Sultana a le courage de mobiliser les Sahraouis et maintenant, elle est un symbole de la résistance pacifique.
C’est une famille de trois femmes (Sultana, sa sœur et sa mère de plus de 84 ans), elles n’ont jamais pratiqué la violence, ce sont des femmes pacifiques qui revendiquent leurs droits, qui défendent l’autodétermination, le respect des droits de l’Homme, la libération des prisonniers politiques. La riposte du Maroc, c’est la violence, le viol, la torture. Depuis novembre 2020, elle et sa famille ne peuvent plus sortir librement de leur maison, des agents de sécurité marocains l’encerclent en permanence. A deux reprises, certains sont entrés dans sa maison et lui ont injecté de force un produit dont on ignore la composition, et qui aura peut-être des conséquences sur sa santé dans le futur. Elle et sa sœur ont été plusieurs fois agressées sexuellement et violées par des agents à l’intérieur de leur maison, on a des vidéos, des photos, leurs déclarations. Actuellement il y a une campagne internationale de soutien, nous avons envoyé ces informations à toutes les organisations internationales : Amnesty International, Human Rights Watch, Front Line Defenders, l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (ACAT). Elles ont toutes relayé la situation, mais il n’y a eu aucune réaction : ni des Etats, ni du Conseil de sécurité, ni du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), ni du Haut-Commissariat pour les droits de l’Homme (HCDH). Je me demande : « Ne sommes-nous pas des êtres humains ? ». Il y a pourtant des preuves, de la documentation…
Le Maroc ne laisse aucune organisation ni aucun observateur visiter les territoires occupés. Human Rights Watch et Amnesty International y sont interdits depuis des années, même la presse ne peut plus y aller, et personne ne le dénonce.
Quelle est la réaction des différentes organisations internationales, notamment le CICR [2] - ?
Une des missions de la CONASADH est de rédiger des rapports et de les envoyer à ces mécanismes internationaux, pour les interpeller. Via le « groupe de soutien de Genève », nous avons à maintes reprises interpelé le CICR pour qu’il réagisse, pour qu’il visite les prisonniers politiques, pour qu’il visite Sultana Khaya. Rien ! Nous n’avons reçu aucune réponse. L’année passée, nous avons menacé d’organiser une conférence de presse à Genève pour dénoncer la complicité du CICR avec le Maroc, on nous a demandé de cesser les pressions, on nous a dit que le CICR était entré dans un dialogue discret avec le Maroc, mais jusqu’à maintenant, au contraire, le CICR a un bureau à Rabat. En mars 2021, il a même fait une visite de propagande dans les territoires occupés, aux côtés de la puissance occupante, le Maroc, sans même contacter le Front Polisario. Il est allé dans la ville de Boujdour mais n’a même pas eu le courage de visiter Sultana Khaya. C’est une honte. C’est pour cela que nous n’avons pas confiance en ces mécanismes, qui sont pourtant chargés de faire respecter les engagements des Etats signataires de ces Conventions de Genève. Depuis la reprise de la guerre en novembre 2020, le Maroc cible les civils sahraouis dans les territoires libérés, avec des drones. Parmi les victimes, il y a eu un enfant de 14 ans. Ils ont aussi détruit des puits d’eau. C’est contraire au droit international humanitaire. Mais personne n’en parle. La MINURSO a visité les lieux, mais jusqu’à maintenant il n’y a eu aucune réaction.
Pourquoi le Maroc est-il protégé comme un enfant gâté ? Il viole ses engagements, c’est une question de respect des droits de l’Homme, de respect des accords et des conventions. Pourquoi condamne-t-on l’Iran, la Corée du Nord, le Soudan etc. et pourquoi le Maroc bénéficie-t-il toujours de l’impunité ?
Comme vous le savez, il y a plusieurs années, des victimes marocaines ont déposé une plainte en France contre Abdellatif Hamouchi, le chef du contre-espionnage marocain, pour torture. Pourtant, en 2015, la France l’a décoré de la Légion d’honneur. C’est malheureux… L’Espagne, elle, a abandonné ses responsabilités historiques et politiques. La question des droits de l’Homme est donc liée aux questions politiques.
En 2006, le Haut Commissariat des Nations unies pour les droits de l’Homme a fait une visite officielle dans les territoires occupés et dans les campements, pour exécuter une résolution du Conseil de sécurité, et a élaboré un rapport. Jusqu’à aujourd’hui, il n’a jamais été publié et il n’y a pas eu d’autre visite depuis. Nous demandons toujours la publication de ce rapport, car nous savons qu’il contient un élément très important : il constate que toutes les violations des droits de l’Homme au Sahara occidental sont liées à la non-application du droit à l’auto-détermination.
Notre combat est difficile, c’est une bataille féroce qui demande de l’énergie et des moyens colossaux pour affronter le Maroc et ses méthodes, faites de chantage, de propagande et de corruption.
Depuis quand la situation globale s’est-elle aggravée ? Depuis la reprise de la guerre, le 13 novembre 2020 : blocus de l’information, contrôle accru dans les villes des territoires occupés, situation précaire dans les prisons marocaines… Puisque personne n’interpelle le Maroc, il continue à violer les droits des Sahraouis.
La représentante de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, a fait une visite officielle au Maroc en février 2022 et elle a annoncé que l’UE allait y investir 1,6 milliards d’euros : « un partenaire stratégique », le Maroc ! Peu de temps après, l’UE a débloqué une aide pour les réfugiés sahraouis de 9 millions d’euros, mais cet argent ne va pas directement aux Sahraouis, il est donné aux agences onusiennes (le Programme alimentaire mondial, l’Agence européenne pour l’aide humanitaire etc.). En réalité, il n’y a vraiment que quatre millions qui iront aux Sahraouis, puisqu’il y a au moins quatre ou cinq millions qui vont servir aux frais de gestion, de transport, de ces agences.
Cet argent finance les besoins essentiels : la nourriture, l’eau, l’éducation. Mais il y a d’autres besoins. Par exemple la question de la jeunesse, le travail. Les jeunes Sahraouis ont le droit de vivre dignement. Quand un jeune termine ses études, que peut-il faire ?
Jusqu’à présent, les visites aux prisonniers politiques au Maroc sont interdites. Cela peut-il évoluer ?
Le Maroc a utilisé, et utilise encore, le COVID pour empêcher les visites aux prisonniers. Quand nous avons rencontré l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan De Mistura, nous avons affirmé qu’on ne pourrait pas faire avancer le processus politique sans avoir des gestes de confiance… et le premier, c’est la libération des prisonniers politiques. Ce sera une demande principale de notre délégation, s’il y a des négociations avec le Maroc, de même que l’ouverture des territoires occupés à la presse et aux observateurs internationaux. Ce sont nous, les Sahraouis, qui demandons la surveillance des droits de l’Homme au Sahara occidental, même dans les campements, car on n’a rien à cacher ! Pourquoi le Maroc bloque-t-il ces missions, avec le soutien de la France ? Laissez les journalistes, laissez les observateurs constater la situation.
Propos recueillis par Marie Bazin

[1En octobre 2010, des milliers de Sahraoui.e.s se sont réuni.e.s à proximité de Laâyoune, la capitale des territoires occupés, formant un campement temporaire de plus de 8000 tentes, pour protester contre les discriminations dont ils/elles sont victimes. Le 8 novembre 2010, l’armée marocaine a intégralement détruit le campement, des dizaines de Sahraoui.e.s ont été tué.e.s, blessé.e.s ou emprisonné.e.s. Dix-neuf d’entre eux sont toujours en prison actuellement.

[2Selon son site internet : « Le CICR est une institution indépendante et neutre qui protège et assiste les victimes de conflits armés et d’autres situations de violence. Il intervient dans les situations d’urgence et s’emploie également à promouvoir le respect du droit international humanitaire [les Conventions de Genève de 1949] et son intégration dans les législations nationales. ». C’est donc l’une des organi sations qui pourrait agir sur la situation au Sahara occidental, compte tenu du conflit armé avec le Maroc.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 317 - mai 2022
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