Survie

Février 2008 : explosion de colère populaire à Yaoundé

rédigé le 1er février 2018 (mis en ligne le 24 février 2018) - Odile Tobner

Fin février 2008, les grandes villes du Cameroun s’embrasèrent : la capitale politique,
Yaoundé, ne fit cette fois­-ci pas exception à la règle. Petite histoire dans la grande Histoire, Odile Tobner était alors sur place, où elle se rend régulièrement pour s’occuper de la Librairie des Peuples Noirs créée en 1994 par son mari Mongo Beti. Témoignage.

La dernière semaine de février 2008 je
séjournais à Yaoundé. L’exaspération
des habitants était montée d’un cran.
La situation politique et économique
additionnait les motifs de révolte. En janvier
Biya avait imposé une réforme de la
Constitution en s’offrant un nombre illimité
de mandats et le prix de l’essence venait
d’augmenter de 15 francs CFA. C’était trop.

Jour 1 : montée en tension

Les premières violences commencèrent à
Douala le samedi 23 février avec la répression
d’une manifestation du SDF (Social
Democratic Front, parti d’opposition) contre
la réforme constitutionnelle. Le 25, la grève
des taxis affecta les villes principales,
notamment Yaoundé. Dans un pays sans
réseau de transports urbains, les taximen sont
le nerf de la vie économique. Sans eux tout
s’arrête. Le gouvernement avait toujours
réussi jusqu’alors à casser les grèves en
corrompant suffisamment de taximen pour
qu’un service minimum soit assuré. Le matin
très tôt, comme je sortais du quartier pour
gagner la librairie, je tombai sur un barrage de
taximen qui interdisaient à tout taxi de rouler.
Ils avaient trouvé la parade au sabotage de
leur grève. Ils laissaient encore passer les
véhicules particuliers mais dans la journée ils
commencèrent à occuper les stations services,
ce qui allait rapidement tarir toute circulation.

Jour 2 : l’embrasement

Le mardi 26 je vais au village. J’habite à la
sortie de Yaoundé qui va vers Mbalmayo. De
retour au milieu de la journée, je dois
traverser la ville pour me rendre à la librairie.
Je suis arrêtée un peu après le carrefour
Warda, à l’entrée du quartier dit de La
Briqueterie, par un barrage tenu par de très
jeunes gens qui me paraissent très excités.
D’aspect famélique, en guenilles, ce sont des
garçons des rues qui, en temps ordinaire, soit
vendent aux automobilistes des étuis de
mouchoirs en papier, des frites de plantains et
autres menues fournitures, soit mendient s’ils
ne peuvent se procurer ces maigres
provisions. Ils exigent que je donne 5000 F CFA. Comme j’essaie de discuter ils
commencent à mettre des pneus sous l’avant
de ma voiture pour y mettre le feu. Je m’en
tire en leur donnant 2000 F CFA. À la librairie
des étudiants me disent : « Demain on
manifeste
. »

La devanture de la Librairie des Peuples Noirs, située au quartier "Tsinga" jusqu’à son déménatgement en 2017 dans un autre quartier de Yaoundé, "Poste".

Le lendemain mercredi 27 je peux encore
gagner la librairie. Les voitures qui circulent se
font plus rares puis, au milieu de la matinée,
rien ne circule plus. Un silence pesant tombe
sur l’artère qui traverse le quartier où elle est
alors située, Tsinga. Une employée m’annonce
que des manifestants viennent de La
Briqueterie du côté du centre ville. Nous
tirons le rideau de fer et l’attente commence.
Les employées, mères de famille, sont
inquiètes pour leurs enfants qui sont à
l’école : Comment les récupérer ? Bientôt
nous voyons passer, se dirigeant vers le centre
ville, une troupe de militaires casqués, armés,
accompagnés de lourds engins. Longtemps
après ils passent en sens inverse, conduisant
prisonniers de nombreux jeunes en triste état,
salis de poussières et de fumées. Puis tout se
tait à nouveau. Les employées, occupées du
souci des enfants, se risquent alors à s’en aller.
Je reste seule, résignée à passer la nuit à la
librairie par nécessité. Peu à peu quelques rares véhicules civils circulent à nouveau. Je me dis que je peux tenter de rentrer chez
moi. Sur ma route je trouverai les reliques des
nombreux barrages dressés dans la ville
insurgée, traces noircies des barricades de
pneus incendiés, projectiles divers, cailloux
épars. Plus aucune présence humaine visible
dans une ville si populeuse habituellement.
Dans la soirée, Paul Biya parle à la
télévision. Ses propos sont violents et
menaçants, dénonçant un complot contre le
régime. Pendant ce temps la répression se
déchaîne. La troupe fait une descente dans les
cités à l’université, matraquant les étudiants.

Jour 3 : retour à l’ordre dictatorial

Le lendemain 28, je n’ose me hasarder
dehors. Bientôt je n’y tiens plus : je pars pour
la librairie pour savoir ce qui se passe. La
circulation est quasi nulle. Des véhicules
militaires sillonnent la ville paralysée. On
apprend que certains parents de jeunes gens
arrêtés se hâtent de réunir la somme de 100 000 Fcfa par tête exigée par leurs geôliers
pour les relâcher. Les autres comparaîtront en
justice et seront condamnés à de lourdes
peines. Mais la ville accablée essaye aussi de
compter ses morts. On dit qu’il y en a eu sur
l’importante barricade de Mvan qui bloquait la
sortie vers Douala. C’est l’épreuve du feu
pour Yaoundé, la capitale, épargnée
jusqu’alors par les révoltes, en tant que fief de
l’ethnie beti, soutien du régime. Des notables
beti publient une déclaration dénonçant les
troubles organisés par les « étrangers »,
comprendre : les gens originaires des autres
régions du Cameroun, Bamilékés, Nordistes.
Le bilan de ces journées de février fut très
lourd, au bas mot 160 morts dans l’ensemble
du pays, mais certainement plus, tant le
régime s’efforça d’en dérober les preuves.
Douala compta le plus grand nombre de
victimes. Le fait que les intérêts français furent
la cible privilégiée de la révolte ne fut guère
souligné. Cette brève flambée fut vite oubliée
et tout retomba dans la résignation au pire
quotidien.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 274 - février 2018
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