Le Cameroun s’est lancé depuis quelques années dans un vaste chantier d’électrification de ce pays au fort potentiel hydroélectrique, avec notamment le projet phare du barrage de Lom Pangar dans l’Est, inauguré en juin 2017.
Selon la Banque Mondiale, 57 % des Camerounais avaient accès à l’électricité en 2014, seulement 22 % en zone rurale. Pour les ménages et les petites entreprises raccordés, cet accès reste cher et les coupures de courant, dues à une production insuffisante mais surtout à un réseau de distribution vétuste, sont fréquentes et créent de vives tensions sociales. Pourtant, malgré ce que gouvernement et les bailleurs annoncent, ce n’est pas l’amélioration des conditions de vie des habitants qui a motivé ce projet.
La construction de ce barrage était la condition nécessaire à l’extension de la raffinerie d’aluminium Alucam, basée près d’Edéa, à mi-chemin entre Yaoundé et Douala. Fondée en 1954 par le Cameroun et le groupe industriel français Pechiney – lequel est passé depuis entre les mains du groupe canadien Alcan puis de l’Anglo-Australien Rio Tinto – Alucam consomme près de la moitié de l’électricité produite dans le pays. Elle a dû à plusieurs reprises réduire sa consommation pour pouvoir approvisionner les ménages camerounais (Agence Ecofin, 19/02/13 et 9/07/16). Le barrage de Lom Pangar doit permettre une régulation du fleuve Sanaga notamment en saison sèche, pour augmenter la production des centrales hydroélectriques existantes en aval et en construire de nouvelles, dont une à Nachtigal devant approvisionner directement Alucam. Poussé par Alcan (camerouninfo.net, 1/10/2004), l’État camerounais s’est tourné vers les bailleurs internationaux pour concrétiser ce projet. Le recours à l’aide publique pour financer ce projet ne semble pourtant pas aller de soi. Seule une ligne haute tension permet tant d’électrifier 150 villages (Le Monde Afrique, 14/11/2016) [1] entre Lom Pangar et Bertoua est prévue, ce qui reste une avancée bien maigre en termes d’accès de la population à l’électricité au vu des sommes en jeu : près de 300 milliards de FCFA, soit 460 mil lions d’euros, sans compter le financement de la réfection de certaines portions du pipeline Tchad-Cameroun amenées à être inondées [2].
Par ailleurs le barrage est situé dans une zone écologique particulièrement sensible, le massif forestier de Deng Deng, qui abrite des grands primates. Le projet implique la destructions d’environ 50 000 hectares d’habitats naturels (dont 30 000 hectares de forêt [3]) et le massif forestier risque d’être davantage fragilisé à l’avenir, étant davantage accessible grâce aux nouvelles infrastructures. A cela s’ajoutent des bouleversements socioéconomiques importants : déplace ment de villages, diminution de la qualité de la pêche en aval, afflux de population en recherche de développement dont il va falloir restreindre les activités... pour protéger l’environnement ! [4] Selon un câble diplomatique [5] de juin 2009 révélé par Wikileaks, la Banque Mondiale, alors unique financeur aux côtés du Cameroun, était particulièrement inquiète quant au respect de ses directives environnementales et sociales. Alors qu’elle demandait des délais supplémentaires, le Cameroun, impatient et pressé par Rio Tinto, s’est mis à la recherche d’autres bailleurs susceptibles d’être « plus souples » sur ce projet. La France a alors accepté de contribuer au financement du barrage, toujours selon ce câble diplomatique, qui décrit une « faveur politique au président Biya » : celle-ci fut confirmée au lendemain de la visite en mai 2009 du Premier ministre d’alors, François Fillon, venu pour signer de nouveaux accords dans les domaines de la défense, des migrations et du développement. L’Agence Française de Développement (AFD) – par ailleurs actionnaire minoritaire d’Alucam – a ainsi financé le projet à hauteur de 60 millions d’euros : 45 millions ont été affectés au Programme de Gestion Environnementale et Sociale (PGES), destiné à mettre en place des « mesures d’atténuation » des impacts négatifs du projet, mais qui permet au passage de financer pudiquement « l’enlèvement de la biomasse » sur près de 2400 hectares [6]... déforestés.
Conscients des conséquences environnementales du projet, les bailleurs internationaux [7] ont donc tout de même ouvert les vannes de l’aide au développement [8], et ce ne sont pas les entreprises – très rarement camerounaises – qui ont décroché les marchés qui s’en plaindront. Le plus gros morceau a été attribué à l’entreprise chinoise China International Water and Electric Corp (sanctionnée par la suite par la Banque Mondiale pour avoir faussé sa soumission [9]) pour la réalisation du barrage, l’usine hydroélectrique de pied étant réalisé par sa com patriote China Camc Engineering Co limited. Mais les entreprises françaises ne sont pas en reste. La société Coyne et Bellier a obtenu le contrat de maîtrise d’œuvre du barrage (financé par l’AFD) tandis que Cegelec, filiale de Vinci, a obtenu la construction de la ligne haute tension Lom Pangar Bertoua. Dans le cadre du PGES, c’est la société forestière Rougier, via sa filiale la Société Forestière et Industrielle de la Doumé (SFID), qui a obtenu 8 ventes de coupe pour le fameux « enlèvement de la biomasse » d’une zone qui sera inondée par le bassin du barrage, ou encore Oréade Brèche qui a été chargé de la maîtrise d’ouvrage sur les aspects environnementaux et sociaux du projet.
Ce n’est pas fini : Lom Pangar n’était qu’un préalable à la construction d’autres infrastructures hydroélectriques et le Cameroun ouvre grand les portes du secteur électrique au privé. A propos de ces futurs projets, Théodore Nsangou, directeur de l’entreprise publique Electricity Development Corporation (EDC), agite la carotte : « Le gouvernement camerounais favorise le partenariat publicprivé. Après la construction de Lom Pangar, les entreprises privées pourront être intéressées d’investir car elles bénéficieront d’un prix de revient du kilo wattheure compétitif et pourront assurer des exportations d’énergie vers les pays voisins comme le Nigeria » (Le Monde Afrique, 14/11/2016). C’est déjà parti pour l’aménagement hydroélectrique de Nachtigal : la Nachtigal Hydro Power Company (Nhpc) a été fondée pour l’occasion par l’État du Cameroun, la Société Financière Internationale (SFI, filiale de la Banque Mondiale pour le secteur privé) et EDF (contrôlée par l’État français à 83%) comme premier actionnaire à 40 %. Parmi les bailleurs pressentis pour le financement du projet, auquel la Nhpc ne devrait contribuer qu’à hauteur de 30 %, figure la Proparco, filiale de l’AFD pour le secteur privé. EDF a dors et déjà obtenu la concession de production d’électricité de l’équipe ment hydroélectrique de Nachtigal pour 35 ans (Agence Ecofin, 20/04/2017), devenant ainsi potentiellement un des plus gros producteur privé d’électricité au Cameroun.
Pour autant, le montage financier du projet tarde à être bouclé : en plus des incertitudes quant à l’extension d’Alucam de puis le retrait de Rio Tinto [10], le Cameroun connaît actuellement une crise du secteur de l’électricité. Enéo, concessionnaire du service public de l’électricité détenu à 51% par le fonds d’investissement britannique Actis depuis 2014, réclame 100 milliards de FCFA à l’État camerounais. Un bras de fer est en cours entre les deux parties, les bailleurs potentiels de Nachtigal faisant pression sur le premier pour rallonger la concession du second – Eneo ayant également des dettes à rembourser à ces bailleurs [11]. A noter qu’Eneo a transféré ses activités de transport d’électricité en 2015 vers une nouvelle société, la Sonatrel, qui a pour mission de rénover et renforcer le réseau électrique (un programme estimé à 940 milliards de FCFA) dont l’extrême vétusté est la source de nombreux dysfonctionnements. En cause : le manque d’investissement de l’ancien actionnaire du service public d’électricité depuis sa privatisation en 2001, l’américain AES. Peu importe, l’État camerounais va s’en charger - la Sonatrel est une entre prise publique – avec l’appui, bien évidemment, des bailleurs internationaux (la banque mondiale a déjà accordé un prêt de 200 milliards de FCFA). Pour la mise en œuvre de son programme, la Sonatrel a fait appel à l’assistance technique de la société RTE International, filiale du gestionnaire du réseau français de transport de l’électricité. Et « il n’est pas exclu que cette assistance technique de 17 mois devienne permanente » (Agence Ecofin, 15/07/2016). Le schéma reste le même : les bailleurs prêtent, l’État s’endette à grande vitesse (Agence Ecofin, 19/07/2017), les entreprises occidentales s’enrichissent. Mais il n’est pas sûr que les camerounais voient un jour la lumière au bout du tunnel.
[1] La note de communication publique de l’AFD de 2012 évoque 2400 ménages, ce qui revient à peu près au même.
[2] Au final ces travaux de réfection (50 milliards de FCFA) ont été cofinancés par le Cameroun et l’exploitante du pipeline Cotco (la pétrolière Exxonmobil), qui refusait de participer dans un premier temps alors même qu’elle n’avait pas tenu compte du projet de barrage – pourtant connu – lors de la construction de l’oléoduc en 2003 (Investir au Cameroun, 14/11/2014)
[3] Plan de gestion environnementale et sociale du projet hydroélectrique de Lom Pangar, 10/12/2012 (page 59)
[4] Ibid
[5] Câble 09YAOUNDE514_a
[6] AFD, « Travaux d’enlèvement de la biomasse en sept (07) lots sur une superficie totale de deux mille trois cent soixanteneuf (2369) hectares dans la zone de sécurité du barrage et les zones destinées à l’aménagement des pêcheries communautaires dans le site du Projet Hydroélectrique de Lom Pangar, Région de l’Est Cameroun », 9 juillet 2014.
[7] Au final, outre le Cameroun, ont financé (dans l’ordre) : la Banque Mondiale, l’AFD, la Banque Africaine de développement (BAD), la Banque de Développement des Etats de l’Afrique Centrale (BDEAC) et la Banque Européenne d’investissement (BEI).
[8] A noter que cette aide se fait sous forme de prêts que le Cameroun devra rembourser ! Les exploitants des centrales qui bénéficieront de la régulation d’eau du barrage de Lom Pangar (quand elles seront en place !) devront s’acquitter d’une redevance d’eau pour rembourser les avances de l’État camerounais.
[9] Communiqué de la Banque Mondiale, « World Bank Sanctions China International Water and Electric Corp. for Misconduct in Africa and South East Asia », 24 septembre 2014.
[10] En effet Rio Tinto a annoncé son retrait d’Alucam en 2014. Aucun repreneur n’aurait été trouvé depuis etc e n’est pas faut d’avoir essayé : le Cameroun avait embauché Anthony Bouthelier, ancien directeur Afrique de Péchiney et président du Conseil d’administration d’Alucam dans les années 1980, pour le conseiller dans la recherche d’un repreneur ; il avait obtenu la pris en charge des frais juridiques et bancaires par l’AFD et c’est le groupe financier Lazard qui avait été retenu (Jeune Afrique, 5/01/2016).
[11] A ce sujet lire « Cameroun : Les difficultés d’Eneo hypothèquent Nachtigal », Actu Cameroun, 11/12/2017.