Il y a 10 ans, les Camerounais pleuraient leurs
morts. En février 2008, les « émeutes de la faim »
auraient pu être celles « de la fin »... du règne de
Paul Biya. Dans de nombreux pays, la flambée des
cours mondiaux de plusieurs denrées de base avait
provoqué une explosion de colère des populations
urbaines, soudainement privées d’accès à une
alimentation trop dépendante des importations. Mais
au Cameroun, cela se doubla d’une insupportable
hausse du prix du carburant, qui étrangla les
chauffeurs de taxi et de moto-taxi, indispensables à
l’économie des grandes villes. Ce détonateur social se
connecta à une autre colère
générale : le ras-le-bol du système
Biya, au moment même où le
despote en place depuis déjà 26
ans
faisait
modifier
la
Constitution pour rester au
pouvoir
indéfiniment.
Les
grandes villes s’embrasèrent. Quand ils ne scandaient
pas « Biya must go » ou « Biya doit partir », les
émeutiers fredonnaient « Constitution constipée », le
tube du chanteur Lapiro de Mbanga. Cela fit-il
trembler le pouvoir ? En tout cas pas sa main, qui
réprima dans le sang cette convulsion protestataire.
Cent à cent cinquante morts selon les bilans d’ONG,
peut-être 2000 arrestations arbitraires, des centaines
et des centaines de blessés... C’est dans la capitale
économique, Douala « la rebelle », que le bilan fut le
plus lourd ; sur le pont enjambant l’estuaire, on y vit
notamment un hélicoptère de fabrication française
pourchasser les manifestants dont beaucoup se
jetèrent à l’eau... sans savoir nager. La Constitution
fut modifiée, et Paul Biya put être « réélu » en 2011,
avec l’approbation d’un Alain Juppé alors ministre
français des Affaires étrangères.
En France, en février 2008, médias et opinion
publique s’insurgèrent à juste titre contre la violente
répression orchestrée par la Chine au Tibet, faisant
environ 80 morts. Mais le Cameroun, où les
bourreaux étaient formés et équipés par la France,
échappa une fois de plus aux radars de l’indignation
sélective. La répression des mobilisations populaires
camerounaises se heurta systématiquement au filtre
médiatique français : non seulement les forces
démocratiques n’ont jamais connu de victoire, mais
leur combat est ignoré. L’acharnement français contre
les indépendantistes lors d’une guerre toujours
absente des livres d’histoire (1955-1971),
l’étouffement de la contestation lors des « années de
braise » (1990-92), le holdup électoral de 1992 (qui
permit à Paris de maintenir son
poulain Biya en place face à un
anglophone vainqueur dans les
urnes) et la répression des
émeutes de 2008 sont ainsi venus
saper toute culture collective de
mobilisation. Imagine-t-on un
seul instant, en France où l’on déplore la
démobilisation militante suite à quelques défaites
dans la rue, ce que peuvent produire plus de 60 ans
de mise en échec systématique de luttes légitimes ?
Dix ans après ces émeutes, Paul Biya est candidat
– non officiellement déclaré – à sa propre succession.
Cette année sont prévues les élections municipales,
législatives et la présidentielle ; celle-ci se fait à un
seul tour, ne laissant aucune chance à l’opposition. Et
si les électeurs hurlent au hold-up électoral, l’armée
n’hésitera pas à tirer dans le tas, comme début
octobre face aux manifestations dans les régions
anglophones (plus de 40 morts selon les bilans
crédibles). Un mois plus tard, l’ambassade de France,
qui maintient sa coopération militaire, décorait une
dizaine de responsables militaires au nom de l’amitié
franco-camerounaise, le 11 novembre. Tout est en
place pour que Biya « gagne » l’élection de 2018, sans
que Paris s’en émeuve – les intérêts français priment.
Biya l’immortel ?
En plein bouclage de ce numéro consacré au Cameroun, une rumeur a – encore une fois – circulé sur le décès de Paul Biya : comme en 2004 (où le dictateur avait attendu 10 jours afin de tester les pontes de son régime), aucune information officielle n’est venue, 5 jours durant.