Survie

« Dans un autre pays, ce serait un véritable scandale d’État »

rédigé le 7 septembre 2018 (mis en ligne le 15 octobre 2018) - David Mauger, Raphaël Granvaud

Raphaël Granvaud et David Mauger ont publié le 20 août Un pompier pyromane,
l’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët­-Boigny à Ouattara
, dans la collection
des Dossiers noirs (Agone­-Survie). Le livre revient ainsi sur la genèse de ce qui fut appelé
« la crise ivoirienne », et sur ses différentes phases, de son déclenchement à sa
« résolution » par l’intervention directe de l’armée française. Les crimes de cette dernière,
notamment en 2004, sont également au cœur de cet ouvrage de synthèse. Entretien avec
les deux auteurs.

Billets : La Côte d’Ivoire fait au­jourd’hui figure de bon élève du conti­nent africain. Pourquoi vous être
intéressés à ce pays ?

Interroger les interventions militaires est
un véritable enjeu de démocratie. On l’a bien
compris lors de l’intervention américaine en
Irak et le renversement de Saddam Hussein
sous George W. Bush. On commence à s’en
rendre compte pour l’opération française en
Libye et la suppression de Mouammar
Kadhafi sous Nicolas Sarkozy.
Il nous a semblé nécessaire de revenir sur
l’intervention de l’armée française en Côte
d’Ivoire, qui eut lieu à la même période et qui
est venue solder une longue crise politico­-
militaire par l’accession d’Alassane Ouattara
au pouvoir.
La Côte d’Ivoire d’Houphouët­-Boigny
était en quelque­-sorte le berceau historique
de la Françafrique. L’arrivée au pouvoir
d’Alassane Ouattara en 2011 est un véritable
retour à l’ordre ancien. Grand défenseur du
Franc CFA, comblé d’avoir vu la base militaire
de Port­-Bouët se pérenniser en devenant
l’une des bases opérationnelles avancées de
l’armée française en Afrique, cet ancien Pre­mier ministre d’Houphouët fait aujourd’hui
le bonheur de la diplomatie française, qui n’a
plus d’yeux que pour le taux de croissance af­fiché et les contrats engrangés. Pourtant
l’« émergence 2020 » promise par Ouattara
n’aura pas plus de réalité que le miracle ivoi­rien sous Houphouët. Il est plus que temps
d’interroger le rôle de la France dans la création de cette illusion.
Dans votre livre, vous accusez les auto­rités françaises d’avoir si ce n’est susci­té, au moins laissé faire la tentative de
putsch contre Laurent Gbagbo en
2002, qui marque le début de huit an­
nées de guerre. Comment dans ce cas
expliquer le déploiement des troupes
françaises sur la ligne de front, dans
un conflit qui semblait pourtant défa­vorable aux troupes loyalistes ?

Les militaires ivoiriens qui ont tenté de
renverser Laurent Gbagbo en 2002 avaient eu
tout le temps de se préparer depuis Ouaga­dougou, capitale du Burkina Faso voisin pré­sidé par Blaise Compaoré. Les affirmations
des diplomates ou des militaires selon les­
quelles les services français auraient été
sourds et aveugles à ces préparatifs ne sont
pas crédibles. Les autorités françaises ont par
ailleurs refusé d’appliquer l’ accord de dé­fense qui lie les deux pays. Si les troupes de
l’opération Licorne se sont interposées après
l’échec du coup d’État et la prise de contrôle
du nord du pays par les putschistes, ce n’est
pas seulement pour permettre l’exfiltration
des expatriés. Certains ont voulu y voir une
protection accordée au régime de Gbagbo,
mais compte tenu de l’animosité que lui
vouait Chirac et de ses efforts répétés pour se
débarrasser politiquement du président ivoi­rien par la suite, l’explication ne tient pas. Il
est vraisemblable que la France n’a pas voulu
que la guerre civile soit menée au cœur
même de la capitale économique, ce qui au­
rait pu nuire à ses intérêts et à ses ressortis­sants. L’installation durable de Licorne a en
revanche permis de sanctuariser la rébellion
que la diplomatie française s’est ensuite ef­forcée de légitimer via les accords de Mar­coussis notamment. On sait aussi que les
militaires français ont à plusieurs reprises agi pour éviter son délitement ou son explosion
du fait de sanglantes rivalités internes. La ré­bellion a ainsi pu continuer à être utilisée
comme une épée de Damoclès au­-dessus de
la tête de Gbagbo.
Vous rapportez ensuite de nombreuses
tentatives de déstabilisation, voire d’éviction pure et simple de Laurent
Gbagbo – dont le départ aura été un
objectif de l’Élysée pendant une dé­cennie. Parmi ces tentatives – pos­sibles ou avérées –, l’épisode du
bombardement de Bouaké, suivi d’une
réaction particulièrement violente des
troupes françaises, le massacre de l’hô­tel Ivoire ; les accusations portées
contre l’armée française sont particu­lièrement graves. S’agit­-il de révéla­tions ? Comment expliquer que ces
faits soient absents du débat public en
France ?

Nous ne prétendons pas faire de révéla­tions exclusives. Nous avons en revanche fait
un patient travail de collecte et de croise­ment des informations disponibles sur le su­jet. Des diplomates français reconnaissent à
demi­mots qu’il y a bien eu une tentative de
coup d’État avortée ; des militaires français
accusent le pouvoir politique d’avoir tenté
un coup tordu qui a mal tourné pour servir
de justificatif à ce coup d’État ; une juge
d’instruction a demandé le renvoi devant la
cour de justice de la République de trois an­ciens ministres chiraquiens pour avoir déli­bérément laisser fuir les mercenaires
responsables du bombardement qui a fait
des victimes parmi les militaires français à
Bouaké... Dans un autre pays, ces éléments
seraient constitutifs d’un véritable scandale
d’État. Mais nous sommes en France ! La poli­tique africaine de l’Elysée jouit toujours
d’une véritable impunité et fait l’objet d’un
silence gêné de la plupart des médias ou des
parlementaires français.
Suite à l’éviction de Laurent Gbagbo en
2011, capturé par les troupes françaises
après la prise d’assaut de sa résidence,
l’arrivée de son rival Ouattara va de pair
avec un retour au calme dans le pays. Les troupes rebelles ont été désarmées,
l’ethnisme décline, quant à l’économie,
elle a crû en moyenne de 8,5 % par an
depuis cette période. N’est­-ce pas finale­ment le signe d’un succès de l’action
française, qui a mis un terme à une
guerre de succession qui aura duré plus
de dix ans ?
Le tableau idyllique brossé par la diplomatie
française ou le nouveau pouvoir ivoirien a peu à
voir avec la réalité. La croissance est non seule­ment tirée par une politique de réendettement
qui est lourde de menace pour l’avenir du pays,
mais de surcroît elle ne profite qu’à quelques­
uns. Même dans des publications officielles, le
pays est décrit comme ayant atteint un niveau
de corruption rarement égalé. Par ailleurs, ni le
retour au calme ni la réconciliation ne sont ef­fectifs. Il y a quelques mois encore le régime de
Ouattara faisait face à des mutineries répétées
qui paraissaient téléguidées par les anciens re­belles parvenus à des postes de responsabilité
et qui tiennent visiblement le pouvoir politique
en otage. Enfin les conflits communautaires
meurtriers en lien avec la question foncière se
poursuivent toujours aujourd’hui.
Mais dès le début de l’intervention française
en Côte d’Ivoire il était évident que l’objectif
poursuivi par la France n’était pas de lutter
contre l’impunité ou les dérives du régime
Gbagbo, et qu’il ne s’agissait que de prétextes.
Sinon la France aurait dû de la même manière et
à la même époque intervenir contre la plupart
des régimes de ses anciennes colonies. Mais elle
ne trouvait rien à redire aux dictateurs les plus
sanguinaires. En revanche, on reprochait à
Gbagbo de ne pas avoir donné les garanties
qu’on exigeait en matière de maintien et de
protection des intérêts économiques et straté­giques français.
Laurent Gbagbo est en prison à La Haye
depuis son arrestation, son ancien mi­nistre Charles Blé Goudé et lui sont jugés
pour crime contre l’humanité suite aux
violences qui ont suivi l’élection prési­dentielle de 2010. Le rôle de la France
dans le conflit est régulièrement pointé
par la défense. Peut­-on attendre de ce
procès qu’il fasse la lumière sur cet as­
pect de la crise ivoirienne ?

Certains témoignages ont apporté des éclai­rages intéressants sur les événements de 2004
et de 2011. En revanche, il est très peu probable
en l’état actuel des choses que l’action des mili­taires français soient jugée par ce tribunal. En
théorie, les événements de 2004 pourraient être
étudiés puisque les juges de la chambre prélimi­naire ont demandé au procureur que soient
étudiés les « crimes qui pourraient relever po­tentiellement de la compétence de la Cour et
qui auraient été commis entre 2002 et 2010
 ».
Le substitut du procureur a même reconnu à
l’occasion de l’audition d’un témoin « que les
forces françaises ont effectivement tiré sur les
manifestants
 », mais le président du tribunal a
confirmé qu’il n’entendait pas juger la France.
D’ailleurs, le pourrait-­il ? Quand elle a adhéré à
la CPI, la France ne l’a fait qu’à la condition
qu’un article additionnel (l’article n°124) lui
permette de soustraire ses militaires à toute
poursuite pendant sept ans après la ratification
du traité de Rome en cas de crimes de guerre.
Pour l’instant, le tribunal ne juge que les crimes
imputés au camp Gbagbo et semble avoir des
difficultés à établir que ceux­-ci résultent d’un
plan concerté pour conserver le pouvoir. Les
crimes commis par le camp Ouattara, notam­ment les terribles massacres de Duékoué lors
de la descente des troupes rebelles sur Abidjan,
ne sont pour l’instant pas poursuivis. Si l’on en
croit le témoignage d’une journaliste de RFI qui
a enquêté sur la CPI, il s’agissait d’une condition
mise par les autorités françaises pour que le ju­gement de Gbagbo soit financé. On ne peut pas
s’empêcher de mettre cela en relation avec le
fait que plusieurs témoignages et journalistes
affirment que les militaires français ont prêté
main forte aux rebelles pendant leur sanglante
reconquête du pays, sans même parler des
bombardements français sur Abidjan pour leur
permettre de l’emporter. Porter assistance à des
troupes qui commettent des crimes de guerre
et des crimes contre l’humanité relève de la
complicité. On peut comprendre que les
autorités politiques et militaires françaises ne
soient pas pressées de voir toute la lumière faite
à la CPI...
Propos recueillis par Guillaume Desgranges

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 280 - septembre 2018
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