Survie

Le parcours d’obstacles de l’indépendance Kanak

rédigé le 20 novembre 2017 (mis en ligne le 5 décembre 2017) - Mathieu Lopes

La fin du processus de décolonisation de la Nouvelle Calédonie approche. La France et les opposants à l’indépendance n’ont pourtant pas encore abandonné leurs velléités de maintenir ce pays sous la coupe tricolore. Revue des enjeux de la lutte indépendantiste à 17 000 kilomètres de l’Europe, après plus de 160 ans d’aliénation coloniale.

En 1988, les accords de Matignon-Oudinot furent signés entre les indépendantistes Kanak, les anti-indépendantistes et l’État français. Bien que controversés [1], ils mirent fin à une période d’affrontements en Kanaky (Nouvelle Calédonie) commencée en 1984. Ces « événements », qui ont même parfois été qualifiés de « guerre civile », constituèrent le dernier épisode de résistance armée en date des Kanak pour l’indépendance de leur pays, colonisé depuis 1853 par la France. Ces accords, complétés par l’accord de Nouméa en 1998, lancèrent la décolonisation du pays en prévoyant le transfert progressif des compétences publiques jusqu’à la consultation pour le transfert des compétences régaliennes.

Depuis, le « Comité des signataires » des accords se réunit régulièrement pour le suivi et la négociation autour des modalités de mise en œuvre de la décolonisation. Au début du mois de novembre 2017, la 16ème réunion de ce comité a discuté des modalités de tenue d’un référendum fin 2018 [2] sur le transfert des dernières compétences. La Kanaky, après plus de 160 ans de colonisation, pourrait ainsi redevenir indépendante.

L’Empire insincère

« En fin de compte, c’est au peuple » du territoire concerné lui-même « qu’il appartient de déterminer librement son futur statut politique »

Cette considération de bon sens semblait être un rappel nécessaire du Comité spécial de la décolonisation de l’ONU en juin 2017. Depuis plusieurs années, ce comité est interpellé par les indépendantistes Kanak sur les nombreuses irrégularités qui entachent la composition du corps électoral qui sera amené à se prononcer sur l’indépendance de la Nouvelle Calédonie. Les accords instaurèrent des garde-fous pour que cette consultation soit menée avec la plus grande sincérité. La France ayant toujours mené une politique de colonisation de peuplement de la Kanaky, il était à craindre que les Kanak, peuple colonisé, soient mis en minorité démographique lors d’un tel référendum si aucune restriction n’était fixée. Il fut décidé d’instaurer des critères complexes d’ancienneté de résidence pour pouvoir figurer sur le corps électoral référendaire.

Mais le FLNKS [3] relève aujourd’hui qu’environ 25 000 Kanak qui auraient dû figurer automatiquement sur les listes en sont absents [4]. Cette question était au cœur de la dernière réunion du Comité des signataires, où un compromis semble avoir été trouvé. Les conclusions abordent en effet en des termes tout républicains (évitant donc la désignation des Kanak) « la problématique de l’absence de Calédoniens relevant du corps référendaire sur la liste électorale pour la consultation », évaluant « à 10 922 le nombre des natifs qui résident de manière certaine en Nouvelle-Calédonie et qui ne sont pas inscrits sur la liste électorale générale » [5]. Il conviendra donc de voir si la mise en œuvre de ce nouvel accord corrigera réellement cette « erreur ».

Et cette question n’est pas la seule source d’inquiétude. Quand, après plusieurs demandes, il a finalement été communiqué aux indépendantistes la liste électorale spéciale pour les élections provinciales (c’est-à-dire celle qui détermine qui est citoyen de la Nouvelle-Calédonie et qui ne l’est pas) [6], en 2013, ils ont relevé pour la seule région de Nouméa, qui comptait 42 000 électeurs, 1 900 Kanak en étaient exclus et qu’environ 3 000 personnes arrivées trop récemment en Nouvelle Calédonie y étaient par contre abusivement placées [7]. Ces irrégularités n’ont pas été corrigées lors des recours devant les tribunaux déposés par les indépendantistes. Elle sont pourtant de nature à faire basculer les équilibres électoraux. Aujourd’hui, ce sont toujours les « Commissions administratives spéciales » (CAS), pourtant à la source de ces irrégularités, qui statuent sur la composition des différentes listes électorales. Les indépendantistes y sont généralement en minorité à 1 contre 4.

Rapport des experts de l’ONU de 2016 sur l’établissement de la liste électorale spéciale pour la consultation (LESC)

Les indépendantistes ont sollicité et obtenu plusieurs missions d’observation du processus électoral par l’ONU (ces missions continueront). Les différents rapports confirment les irrégularités qui ont été dénoncées. En 2016, ils pointaient un « droit au recours […] quasi-inopérant », au vu des nombreux obstacles administratifs et des décisions des tribunaux qui ont le plus souvent confirmé les inscriptions irrégulières contestées par les indépendantistes. En 2017, ils soulignent « les incohérences entre la décision des CAS et l’information rapportée dans le fichier électoral sont autant de situations qui peuvent affecter la fiabilité des données du corps électoral. »

Plusieurs membres des délégations indépendantistes venues à Paris pour le Comité des signataires considèrent qu’il s’agit de « fraude électorale » pure et simple. En amont des négociations, ils annonçaient leur intention de boycotter le référendum si ces irrégularités n’étaient pas corrigées, rapportant même que des franges plus radicales en avaient déjà décidé ainsi.

Le fardeau du Kanak

Ces erreurs ou manipulations viennent s’ajouter à l’ensemble des effets de la colonisation qui pénalisent les Kanak. Gérard Reigner, secrétaire général de l’Union Calédonienne [8] rencontré à Paris, pointe l’effet de la discrimination faite aux Kanak devant la justice. En effet, les Kanak sont surreprésentés dans les prisons du pays (93 % des détenus étaient des Kanak en 2012 d’après Christiane Taubira, alors Ministre de la Justice). Les condamnations s’accompagnent souvent de déchéances des droits civiques, empêchant donc de voter au futur référendum. Les indépendantistes dénoncent un recours plus fréquent et pour des durées plus longues qu’en France à cette déchéance.

Dans les débats locaux, le sujet de l’insécurité est aussi à la mode qu’ailleurs, et bien souvent ce sont les Kanak qui sont stigmatisés. Roch Wamytan [9] a appelé lors de l’ouverture du dernier Comité des signataires à ce que « le sujet de la sécurité ne fasse pas l’objet d’une exploitation politicienne, au gré des échéances électorales, et soit traité au niveau de ce qu’il est : un problème de société, qui résulte en partie des déséquilibres engendrés par le système colonial. »

En effet, la discrimination des Kanak se traduit par une forte inégalité dans la répartition des richesses. Ainsi en 2012, la pauvreté, 2.4 fois plus élevée qu’en France, se concentrait dans les Îles et la Province Nord, où se trouvent la plupart des Kanak, avec respectivement 52 % et 35 % de ménages sous le seuil de pauvreté, tandis que le taux de pauvreté à Nouméa, fief des expatriés, n’était que de 7 % [10]. Les niveaux de salaires suivent la même ligne de fracture.

Les chiffres dessinent une société profondément raciste où les Kanak sont matériellement dominés. Un récent « testing » mené par la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) de Nouvelle-Calédonie a dénoncé l’aliénation raciste des esprits dans le pays :

« les discriminations indirectes perdurent dans l’emploi […] il est plus que laborieux de trouver un logement à Nouméa lorsqu’on est kanak [...] quand on est kanak, on essuie davantage de regards de méfiance à l’entrée d’un magasin ou d’un restaurant [...] quand on marche la nuit sur la Baie des citrons, la ligne de démarcation est flagrante : dans la lumière, les boîtes de nuit et leur clientèle privilégiée ; dans l’ombre, la plage, et les jeunes Kanak à qui l’on reprochera en fin de soirée d’être ivres sur la voie publique. […] il devient urgent que tout un chacun prenne conscience des mécanismes racistes qui sous-tendent le lien social, en Nouvelle-Calédonie comme ailleurs. »

Vers une indépendance « désossée de son sens » ?

Les obstacles dressés pour l’établissement de listes électorales « sincères » maintiennent une pression de la France qui semble vouloir imposer une forme d’indépendance dégradée. Le contenu exact de la question qui sera soumise à référendum n’est pas encore fixé. La consultation doit normalement proposer le transfert de l’ensemble des compétences qui restent dans les mains de l’État français : monnaie, défense, justice, etc. Mais il se pourrait que la France tente d’en conserver certaines.

A l’approche de l’échéance du référendum, un groupe d’énarques a été dépêché auprès du Comité des signataires pour les accompagner dans la réflexion sur le transfert des compétences : « des missionnaires de l’Etat chargés de mettre en place le nouveau projet de la France pour la Nouvelle-Calédonie » selon un représentant de l’UC [11]. Ce groupe d’« experts » a proposé différents scénarios qui pourraient être soumis au référendum. « Parmi ces options ne figurent jamais celle de l’indépendance totale et de la constitution d’un Etat indépendant de Kanaky. […] Pour la compétence régalienne de la monnaie, l’option préférentielle de l’Etat parmi les 4 options qui nous ont été proposées, est celle d’un système monétaire identique à celui du franc CFA ». Les indépendantistes ont depuis présenté une liste d’experts indépendants pour une nouvelle réflexion, mais leur demande, initialement acceptée, n’a toujours pas été suivie d’effet.

La stratégie de la France, telle qu’elle semble se dessiner, ressemble à une étrange prophétie de Michel Rocard. Celui qui était Premier-ministre à l’époque des accords de Matignon était invité à s’exprimer en conclusion du colloque sur l’anniversaire des 25 ans de leur signature en octobre 2013. Avec une grande condescendance, il y déclarait :

« autour de ce mot d’indépendance.. […] Pour l’ONU il y a trois critères principaux : la souveraineté monétaire, […] de la défense nationale et celle de la justice. […] Je crois sage […] que vous cherchiez à maintenir votre appartenance à l’euro. [...] Aux yeux de ce critère, vous serez jamais indépendants, c’est terminé, ça. […] Défense nationale : […] vous avez des côtes énormes et une zone maritime exclusive. […] Le devoir d’un état c’est de sécuriser et de surveiller la zone de pêche alentours […] Seules des marines puissantes peuvent le faire. […] Il faudra que vous signiez avec quelqu’un d’autre - peut-être même l’ancien colonisateur – un accord de transfert de fonctions. […] Là-aussi, vous ne serez pas indépendants aux yeux des critères anciens. Sur la justice […] vous aurez à choisir […] si vous prenez une unité judiciaire centrale, soit de cassation soit simplement d’appel […] Vous pourriez [la] mettre à Nouméa […] vous pourriez aussi décider de [la] mettre à Paris […] : nouveau critère d’indépendance qui aurait disparu. […] C’est à dire que le mot d’indépendance est désossé de son sens, au fond. […] Faut d’abord que vous fassiez comprendre ça à tous les citoyens de la Nouvelle-Calédonie, mais aussi au monde du droit et aux diplomates qui siègent à l’ONU. Je me demande si vous ne serez pas obligé d’inventer dans le processus de nouveaux mots pour décrire l’état des choses à la sortie. Indépendance-association, c’est fini, ça, c’est une histoire tragiquement finie. Dommage. » [12]

Dans cette défense ouverte d’une indépendance volée, Rocard faisait référence au projet « d’indépendance-association » poussé par la France en 1985, qui mit le feu aux poudres lors des « événements » de 1984-88. Des indépendances sous accords bilatéraux et chefs d’États complices de la Françafrique à la partition des Comores avec Mayotte, la puissance coloniale a toujours été inventive et menace encore activement le processus de décolonisation.

Ataï, Machoro et les autres

Mais l’histoire de résistance du peuple Kanak est porteuse d’espoir et elle est crainte par la puissance coloniale. Ce n’est que par une terreur sanglante que la France occupa la Nouvelle-Calédonie, faisant face notamment à la grande insurrection de 1878 menée par Ataï. Suivant la barbarie qui caractérisa l’entreprise de colonisation française, la tête tranchée du chef Kanak fut conservée comme trophée en France et rendue au pays seulement en 2014 par la ministre des Outre-mer, George Pau-Langevin.

De nos jours, c’est surtout le souvenir des « événements » des années 80 qui marque les esprits. Les Kanak, parfois les armes à la main, menèrent de nombreuses actions : confiscation des importants stocks d’armes dont disposaient les colons, qui n’hésitaient pas à s’en servir, prises d’otages, etc [13]. L’état d’urgence a été proclamé en 1985 à la suite des émeutes protestant contre l’assassinat par le GIGN des indépendantistes Éloi Machoro et Marcel Nonnaro. Ces-derniers furent abattus lors de l’occupation de la maison d’un européen (NDR : depuis la rédaction de cet article, des sources locales nous ont affirmé qu’en fait, il ne s’agissait pas d’une occupation, et qu’ils « étaient accueillis chez cette personne européenne qu’il connaissait ».), en représailles au « massacre d’Hienghène » fin 1984 (huit Kanak y furent tués - certains brûlés vifs - par des colons). La violence culmina avec le massacre de la grotte d’Ouvéa en 1988. La réaction des Kanak fut à la hauteur de la violence qu’ils subissaient [14]. Les crimes de la puissance coloniale comme les actes de défense des Kanak furent couverts par une amnistie lors des accords.

Aujourd’hui, nombreuses sont les paroles de partisans de la France qui révèlent une crainte d’un retour aux affrontements tout en niant le caractère politique d’une éventuelle violence. Il en est ainsi de Michel Rocard qui pointait « on est toujours en Nouvelle-Calédonie avec le risque que dans le traitement d’un conflit moderne […], avec la composition des forces aux chômages, à la moindre étincelle, on revienne bien en arrière vers le conflit ethnique » [15]. De même, l’avocat d’un établissement mis en cause lors du testing de la LDH cité plus haut accusait l’association : « c’est un équilibre fragile, la Calédonie, vous allez le faire exploser ». La LDH rétorquait alors par écrit : « c’est ainsi que celle ou celui qui se retrouve à porter la responsabilité d’une crise n’est pas celui ou celle qui cause l’injustice mais celle ou celui qui la révèle. »

Indépendance et dignité

C’est donc une opportunité de décolonisation durement gagnée qui se concrétisera dans un an avec le référendum. Les projets pour la Kanaky nouvelle sur lesquels ont planché les différentes familles indépendantistes incluent une place pour toutes les composantes de la société calédonienne. Ceux qui, en Kanaky comme en France, brandissent la peur auraient tort d’ignorer cette main tendue. Quelle que soit l’issue des votes, il restera néanmoins à s’attaquer aux séquelles profondes de la colonisation.

« 2018, année de tous les dangers lorsque nous observons les incertitudes qui pèsent sur l’organisation de la consultation référendaire et son déroulement. Ou encore lorsque nous observons les options qui nous sont présentées pour nous mener vers un 3ème accord ou une fausse indépendance de type Françafrique.

L’histoire nous pousse à une constante vigilance dans les stratégies politiques mises en œuvre. L’histoire des décolonisations, de même que notre histoire commune avec la France depuis 163 ans nous ont appris que nous aurons à chaque fois à nous battre et parfois à négocier avec une puissance coloniale, en même temps puissance mondiale dont l’intérêt supérieur de la nation tentera toujours d’avoir le dernier mot sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes par l’application du principe d’une ligne rouge de l’indépendance à ne pas franchir. Mais les stratégies qui en découlent impactent violemment la cohésion du peuple Kanak participant ainsi à sa lente implosion dont la dérive d’une partie de sa jeunesse est le signe visible d’un mal être profond. »

 Déclaration du groupe UC-FLNKS et Nationalistes en ouverture du 16ème Comité des signataires à Paris, le 7 novembre 2017

[1Dans le camp indépendantiste, il a été reproché à Jean-Marie Tjibaou de s’être rendu à ces négociations puis d’avoir signé les accords sans consultation collective comme il aurait dû le faire. Ces reproches et l’opposition aux accords ont été les motifs de son assassinat un an plus tard, en 1989.

[2Si le résultat est négatif, les accords prévoient une nouvelle consultation en 2020 puis en 2022.

[3Front de libération Kanak et socialiste, mouvement de libération nationale, coalition historique de plusieurs partis politiques portant la revendication indépendantiste.

[4A titre de comparaison, les Kanak étaient évalués à 105 000 personnes et la population totale de la Kanaky à 265 000 en 2014.

[5Pour mieux comprendre les différents corps électoraux, voir « Le référendum sur l’avenir du pays en 2018 : qui peut voter ? », blog de l’AISDPK Kanaky sur Mediapart, 28/12/2016.

[6L’inscription sur cette liste permet de voter aux élections locales et, sous certaines conditions, au référendum d’autodétermination.

[8Le FLNKS comprend deux grandes tendances au sein du Congrès de la Nouvelle-Calédonie : le groupe Union Calédonienne-FLNKS et Nationalistes d’un côté, l’UNI (Union Nationale pour l’Indépendance (le Parti de libération kanak (Palika)) de l’autre. La fiche Wikipedia du Palika fournit un historique assez exhaustif des divergences existantes entre les deux mouvances. NB : Gérard Reigner n’est plus secrétaire général depuis le 11 novembre 2017.

[9Discours de Roch Wamytan pour le groupe UC-FLNKS et Nationalistes, lundi 7 novembre 2016. Président du groupe UC-FLNKS et Nationalistes, M. Wamytan fait partie des signataires de l’accord de Nouméa. Ce discours est en ligne sur son blog http://dirgnito.over-blog.com.

[11Courrier adressé à l’association Survie, 25/11/2016.

[14Si on s’en tient au décompte des morts, la violence des colons et de l’État français fut bien supérieure.

[15Colloque précédemment cité.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 272 - novembre 2017
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