Survie

Centrafrique : La France évincée par Moscou ?

rédigé le 1er novembre 2018 (mis en ligne le 1er mars 2020) - Raphaël Granvaud

Depuis un an, la Russie réalise une percée spectaculaire en Centrafrique, dans les domaines militaire, économique et diplomatique. Longtemps silencieuse, la France manifeste désormais sa présence et sa mauvaise humeur pour tenter de reprendre la main.

Depuis 2016, la restructuration des Forces armées centrafricaines (FACA) est prise en charge par une Mission militaire de l’Union européenne (EUTM-RCA). En 2017, deux premiers bataillons (1300 hommes) ont été formés, mais restent dépourvus d’équipements, même pour s’entraîner, le pays restant soumis à un embargo sur les armes depuis 2013. Sollicitée par le président centrafricain, Faustin Archange Touadéra, la France propose alors une solution qui ne lui coûte rien : recycler une importante quantité d’armes destinées aux Shebabs, les milices islamistes somaliennes, saisie en mars 2016 par la marine française. Mais un accord du Conseil de sécurité est nécessaire pour déroger à l’embargo et la Russie s’y oppose, exigeant que la cargaison d’armes des groupes terroristes soit détruite, conformément au droit international. Selon le récit qu’en a fait Firmin Ngrebada, le directeur de cabinet du président centrafricain, c’est alors Macron lui-même qui aurait conseillé à Touadéra d’aller plaider sa cause en Russie (Jeune Afrique, 03/05). Aussitôt, le président centrafricain est invité à Sotchi où le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov lui propose une autre solution : la Russie s’engage à fournir gratuitement les armes, et les formateurs qui vont avec, toujours sous réserve d’un accord du Conseil de sécurité. Après quelques discussions à l’ONU, les États-Unis, l’Angleterre et la France exigeant des garanties quant à l’identification et au stockage des armes, la Russie obtient à la mi-décembre l’autorisation d’équiper les militaires centrafricains de kalachnikovs, de mitrailleuses et de lance-roquettes et de les former à leur usage. La première livraison est effectuée fin janvier 2018.

Repères


• Janvier 2011 : « Réélection » de Bozizé.
• Décembre 2012 : Hollande refuse les demandes d’aide militaire de Bozizé menacé par les rebelles de la Séléka.
• Mars-avril 2013 : Renversement de Bozizé. Djotodia prend le pouvoir avec le soutien du Tchad. Dissolution officielle de la Séléka.
• Décembre 2013 : Opération française Sangaris pour empêcher un « génocide » et désarmer les milices de la Sélaka et des anti-Balakas (pro-Bozizé).
• Janvier 2014 : Démission de Djotodia annoncée depuis le Tchad. Catherine Samba-Panza exerce l’intérim.
• Avril 2014 : Création de la Minusca (ONU) pour stabiliser le pays et contribuer au rétablissement de l’autorité de l’État.
• Juillet 2014 : Accords de cessation des hostilités de Brazzaville. Beaucoup d’autres suivront.
• Avril 2015 : Accusations de viols contre les soldats français.
• Octobre 2016 : Fin de l’opération Sangaris (mais maintien de soldats français à l’aéroport de Bangui). Les violences se poursuivent.
• Janvier 2016 : Élection de Faustin Archange Touadera.

Sur la tombe de Bokassa

D’abord discrète, la présence des Russes va s’amplifier et devenir plus visible au fil des mois. Elle est révélée en janvier quand des photos qui commencent à circuler sur les réseaux sociaux provoquent une polémique jusqu’au sein du gouvernement. On y voit des instructeurs russes installés dans l’immense propriété de Berengo, à 60 km à l’ouest de Bangui, où l’ancien dictateur Jean-Bedel Bokassa est enterré à proximité de son palais à l’abandon. Les héritiers de ce dernier, qui revendiquent la possession du domaine, s’insurgent, à commencer par le fils Jean-Serge Bokassa, devenu ministre après avoir rallié Touadéra au second tour de l’élection présidentielle. A Berengo, les Russes disposent notamment d’une piste d’atterrissage pour gros porteurs, qui leur permet de ne pas transiter par l’aéroport de Bangui, où sont présents les militaires – et très vraisemblablement les services secrets – français. En théorie, les livraisons d’armes russes doivent être contrôlées par l’ONU. Mais en fait, ce n’est qu’en septembre dernier, alors que les initiatives russes suscitaient l’exaspération de plusieurs parties (cf. infra) que l’émissaire de l’ONU pour la Centrafrique, Parfait Onanga-Anyanga, a réclamé « la transparence la plus claire  », et annoncé la visite du président du Comité des sanctions pour s’assurer « que ces transactions se font en conformité avec les positions du Conseil de sécurité » (AFP, 27/09). Fin mars, la présence des instructeurs russes a été officialisée au cours d’une cérémonie où les 200 premiers militaires formés et équipés ont été présentés au Président. Ni la France, ni les Etats-Unis, ni l’Union européenne n’ont été invités à la petite fête, à la différence de la Chine ou de quelques autres pays africains. «  Dans les chancelleries occidentales, on se dit "étonné" de cette décision  », rapporte RFI (31/05). Depuis, près de 900 militaires ont été formés en tout, selon le rapport du groupe d’expert de l’ONU paru cet été (S/2018/729, 23/07).

Les FACA prises en main par la Russie

Officiellement, les instructeurs russes se contentent de faire de la formation, et rien de plus. En réalité, selon ce même rapport du groupe d’experts, les FACA « ne peuvent mener d’opérations sans l’appui opérationnel constant de la Minusca [Mission des nations unies en Centrafrique], et/ou des instructeurs russes car elles ne disposent ni des capacités ni du soutien logistique requis  ». C’est cet appui qui a permis à plus de 400 Faca de se redéployer dans certaines localités. Mais la présence de paramilitaires russes est également observée en divers points du territoire, où les FACA ne sont pas présents... On y reviendra.
Surtout, ce sont désormais des forces russes qui assurent la protection du Président de la république et de certains ministères. Ce rôle était ces derniers temps joué par des militaires rwandais de la Minusca. La nouvelle garde présidentielle russe est commandée par un certain Valery Zakharov, qu’on décrit comme proche des services de renseignements de son pays (Le Figaro, 21/10), et qui, en tant que « conseiller à la sécurité » de Touadéra, endosse également un rôle politique (cf. infra). Une fonction qui n’est pas sans rappeler celle exercée par les conseillers militaires français qui se sont succédé sous les régimes précédents, agissant tantôt dans le cadre de la coopération officielle, et tantôt à titre « privé ». Le général-président Bozizé avait ainsi été pris en main successivement par le général Jean-Pierre Perez puis par le général Henri-Alain Guillou. Les hommes de Valery Zakharov auraient été d’autant mieux accueillis par , en raison de son rapprochement avec la Russie (Mediapart, 28/06). Un mercenaire français, Christophe Raineteau, avait par exemple été accusé par Touadéra d’être complice d’une tuerie commise dans une église à Bangui le 1er mai et menacé un temps d’être poursuivi par un mandat d’arrêt international pour « acte de terrorisme, assassinats, rébellion, incitation à la haine » (Ibid).
Fin août, la Russie et la Centrafrique ont annoncé la signature d’un nouvel accord militaire, dont le contenu reste secret, mais qui doit, selon les déclarations officielles russes, « contribuer à renforcer [les] liens dans le domaine de la défense » et permettre la formation de militaires centrafricains « dans des écoles militaires russes »(AFP, 21/08). Dans la foulée, la Russie a annoncé l’envoi de 60 formateurs supplémentaires.

De drôles de « civils »

A ce jour, le flou le plus complet continue toutefois à régner concernant le nombre exact de ces « formateurs ». Avant cette dernière annonce, ils n’étaient officiellement que 5 militaires et 170 « civils », pour ne pas dire mercenaires, cette dernière activité n’étant pas reconnue par la législation russe. Mais selon les sources, les chiffres les plus variés sont avancés. « Près d’un millier » fin avril, avance Colette Braeckman sur son blog (30/04). Ils seraient 1400 le mois suivant selon La Lettre du continent (09/05), tandis que Roland Marchal, du Centre d’études et de recherches internationales (Ceri) les estime plus modestement « entre 300 et 400 » en juillet (La Croix, 03/10)10, chiffre repris à son compte récemment par Le Figaro (21/10).
Leur statut suscite également de nombreuses spéculations. Un petit nombre seulement seraient officiellement membres des forces spéciales russes, les Spetsnaz. Les autres seraient des mercenaires travaillant pour une société, Sewa Security Services, fondée en novembre 2018 à Bangui, juste après la visite de Touadera à Sotchi. Celle-ci est en réalité le faux-nez du puissant groupe militaire privé russe (sans existence légale) ChVK Wagner, fondée par Dmitri Utkin (surnommé Wagner), un ancien lieutenant-colonel des forces spéciales du GRU, le renseignement militaire russe (La Lettre du Continent, 09/05 et Intelligence Online, 02/05). Selon le journal américain The Daily Beast (13/02), Wagner, dont les gros bras ont précédemment sévi en Crimée, en Syrie et au Soudan, servirait de bras armé officieux du ministère russe de la Défense, lequel dément tout lien avec cette organisation. Le principal actionnaire du groupe Wagner, Evgueni Prigojine (Yevgeny Prigozhin, selon les traductions) est par ailleurs un proche de Poutine, et a notamment été mis en cause par la justice américaine pour son ingérence dans l’élection présidentielle de 2016.

Retour sur investissement

Les dirigeants russes n’ont jamais caché l’intérêt qu’ils portaient au sous-sol centrafricain en contrepartie de leur aide militaire. Le communiqué russe suivant la première rencontre avec Touadéra évoquait ainsi le « potentiel significatif de partenariat en matière d’exploitation des réserves minières, ainsi que de livraison d’équipements industriels russes, de matériel agricole, et d’énergie » (RFI, 14/12). Le président centrafricain vantait pour sa part «  l’immense potentiel  » de son pays à l’occasion de sa rencontre avec Poutine en mai dernier (RFI, 25/05 ), faisant miroiter l’existence de 470 « indices miniers » (gisements potentiels) non exploités (Blog de C. Braeckman, 27/04). Touadera a aussi rencontré en Russie des investisseurs potentiels pour divers secteurs (mines, agriculture, bois). Une entreprise russe aurait même « manifesté son intérêt pour l’uranium de la région de Bakouma » (Notes de la FRS n°13, 26/07), délaissé par Areva (devenu Orano).
Des contrats de prospection et d’exploitation minière ont été signés en contrepartie de l’aide militaire russe selon Le Monde (23/04)et Mediapart(28/06) Une pratique qui n’est pas nouvelle : «  En raison de l’histoire du pays et de la régularité des putschs à Bangui, les présidents centrafricains ont toujours cherché à faire assurer leur sécurité rapprochée par des acteurs extérieurs, en échange de contrats miniers – c’est avec cela qu’ils peuvent payer. François Bozizé l’a fait avec les Sud-Africains, Patassé l’avait fait avec les Libyens, aujourd’hui Touadéra le fait avec les Russes  », rappelle Thierry Vircoulon, de l’IFRI (Mediapart, 28/06).

Poupées gigognes

Ces contrats profitent notamment à une entreprise qui fait beaucoup parler d’elle : Lobaye Invest, créée quelques jours seulement après la rencontre Lavrov-Touadéra en octobre 2017, et qui a développé des activités du côté de Yawa et Pama, à l’ouest du pays. Elle est officiellement dirigée par un certain Evgueneï Khodotov, vétéran des forces de sécurité de Saint-Pétersbourg et par ailleurs patron de M-Finance, une structure « dont l’activité principale est "l’extraction de pierres précieuses" parmi 64 autres activités déclarées… » (L’Obs, 05/05/18) Le collectif russe Conflict Intelligence Team, qui étudie les interventions militaires ou paramilitaires russes à l’étranger, le soupçonne de n’être en fait que l’homme lige d’Evgueni Prigojine, le propriétaire du groupe militaire privé Wagner et également fondateur, selon La Lettre du continent (18/07), de la société M-Invest qui exploite déjà des sites aurifères au Soudan. En clair, sous un faux nez, c’est en réalité le groupe Wagner qui pourrait être « le vrai propriétaire de Lobaye Invest » (Le Monde, 03/08) et bénéficierait donc de l’exploitation minière pour payer les services militaires « offerts » par la Russie. Cela expliquerait les liens étroits qui ont pu être observés sur le terrain entre Sewa Security Services et Lobaye Invest, les hommes de la première entreprise transportant les matériels de la seconde et sécurisant ses sites d’activités minières.

Mort suspecte

C’est sur ces questions qu’enquêtaient trois journalistes russes expérimentés, Orkhan Djemal, Alexandre Rastorgouïev et Kirill Radtchenko, quand ils ont été assassinés fin juillet au nord de Bangui. Ils travaillaient pour le compte du Centre de gestion des investigations (TsUR), un média en ligne appartenant à Mikhaïl Khodorkovski, l’ancien oligarque devenu un opposant à Poutine. Sur la base du témoignage du chauffeur mystérieusement rescapé, les autorités russes et centrafricaines ont immédiatement incriminé les miliciens de l’ex-Seleka, lesquels auraient tué les journalistes pour les voler. Les Séléka démentent évidemment toute responsabilité, affirmant que la zone n’était pas sous leur contrôle, mais sous celui des FACA. Plusieurs éléments restent inexpliqués, notamment le fait que les journalistes se soient détournés de leur itinéraire initial. Les enquêteurs de MBK média, propriété de Khodorkovski, ne croient pas non plus à la version d’un vol crapuleux, et affirme dans un rapport publié en ligne qu’« un groupe d’une dizaine de personnes a attendu la voiture des journalistes pendant plusieurs heures  » alors même que celle-ci a changé d’itinéraire au dernier moment. Des témoins auraient aussi aperçu « trois personnes blanches armées, ressemblant à des mercenaires, et deux Centrafricains » dans une voiture passée par le même check-point que les journalistes peu avant eux et repassée dans l’autre sens une heure plus tard. MBK défend la thèse d’une embuscade qui « n’excluent pas l’implication de mercenaires russes  », voire « la possible participation à l’exécution des journalistes de gens travaillant pour le gouvernement centrafricain » (Jeune Afrique, 17/08). Le conseiller russe du président Touadera, Valery Zakharov, s’est insurgé contre ces accusations et a facilité la venue à Bangui d’une équipe de journalistes russes « indépendants » pour mener une contre-enquête (RFI, 18/08).

Vitrine centrafricaine

Si la question est aussi sensible, c’est que les intérêts russes en Centrafrique dépassent très largement la seule exploitation des richesses naturelles du sous-sol du pays, qui servira surtout à financer l’investissement (para-)militaire. Les accords passés avec le pouvoir centrafricain doivent servir de modèle pour séduire d’autres partenaires dans la région, dans le cadre d’une stratégie de réimplantation sur le continent africain, après une phase de retrait consécutive à la fin de la guerre froide. Selon le blog de C. Braeckman, « le véritable objectif, au cœur de l’Afrique était la RDC, un pays qui détient plus de 60 % des réserves mondiales de cobalt » (27/06). Mais les intérêts économiques ne sont pas l’unique préoccupation, pas plus que la présence militaire, laquelle est au service d’un projet plus vaste de modification des rapports de force sur la scène internationale, notamment depuis que la Russie a été frappée par des sanctions après l’annexion la Crimée. Exactement comme la France depuis les indépendances et la Chine aujourd’hui, les autorités russes entendent bien engranger des soutiens africains, notamment pour les votes au sein de l’ONU. «  Nous sommes en retard sur les Occidentaux et les Asiatiques », explique par exemple le Représentant spécial du président Vladimir Poutine pour le Moyen-Orient et l’Afrique, le vice-ministre Mikhail Bogdanov, qui annonce la tenue d’un futur sommet Russie-Afrique (La Croix, 08/10).

Les intérêts russes en Afrique (liste non exhaustive...)

La Russie est déjà bien représentée en Afrique dans quelques secteurs :
• Les ventes d’armes et la politique sécuritaire : ses principaux clients sont l’Algérie et l’Egypte. Avec ce dernier pays, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, elle joue un rôle diplomatique en Libye. C’est une alliée du régime soudanais. Elle a également proposé ses services sécuritaires et du matériel au Congo-Brazzaville, au Maroc, au Nigéria, en Angola, au Mali, au Burkina. Elle fournit de l’imagerie satellitaire militaire à certains pays. Le groupe Wagner se développe en Afrique de l’Est (Soudan, Érythrée). Les Russes ont échoué à obtenir une base militaire à Djibouti (véto américain). Depuis 2015, 19 accords de défense auraient été signés avec des pays africains (Le Figaro, 21/10)
• Les investissements miniers : en Angola, en Tanzanie, au Zimbabwe (diamants, uranium, platine) mais aussi en Afrique du Sud (or, manganèse) ou en Guinée (bauxite).
• L’énergie : Les groupes Gazprom et Rosneft sont présents dans différents pays. la Russie tente aussi de construire des centrales nucléaires en Afrique du Sud, en Egypte, au Soudan, en Algérie.
• Les services, les télécommunications, la construction de voies ferrées...
Le volume des échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique reste pour l’instant quarante fois inférieur à celui avec la Chine (Le Point Afrique, 25/10/17).

La Russie fait cavalier seul

En Centrafrique, ces nouvelles prétentions prennent également la forme d’une ingérence diplomatique de plus en plus affirmée qui fait grincer des dents. Au départ, il s’agissait de permettre un accès sécurisé aux zones minières stratégiques (or, diamants, platine, mercure…) non contrôlées par les forces gouvernementales. Très rapidement après leur arrivée, les Russes ont ainsi multiplié les prises de contacts avec les différents chefs de milices dans leurs fiefs respectifs, mais également avec les anciens présidents Bozizé (réfugié en Ouganda) et Djotodia (au Bénin), « semant la confusion jusque chez les conseillers du Président » (Note de la FRS n°13, 26/07/18). Les Russes se sont parallèlement montrés soucieux de cultiver une bonne image au sein de la population, envoyant par exemple des hôpitaux en kit dans certaines villes du nord de la RCA, comme à Bria, ville de production diamantaire. A Bangui, aussi plusieurs opérations séduction ont été organisées, comme en avril après la désastreuse tentative des FACA et de la MINUSCA pour arrêter le chef de milice « Force » au quartier PK5, qui s’était soldée par la mort d’une vingtaine de civils. Des Russes sont alors venus offrir des produits de première nécessité aux populations du secteur, avant de solliciter des rencontres avec les personnalités locales.
A partir de cet été les initiatives diplomatiques russes se sont affirmées, au point de concurrencer les négociations de paix menées depuis un an par un panel de l’Union africaine, appuyé par l’ONU et les puissances occidentales. Mi-juillet, la Russie a ainsi tenté d’organiser à Khartoum au Soudan une première rencontre entre les groupes armés et le gouvernement. Vraisemblablement soumis à des pressions extérieures, Touadera a finalement désavoué publiquement cette initiative, laquelle n’a pas eu lieu… tout de suite. Mais ce n’était que partie remise. Le 28 août, une semaine après la signature du nouvel accord de coopération militaire russo-centrafricain, la Russie organisait finalement cette rencontre de chefs rebelles issus des anti-Balaka et de l’ex-Seleka, sans représentant du gouvernement centrafricain, alors même que se déroulait simultanément une rencontre similaire au nord du pays sous l’égide de l’Union africaine. Les préoccupations minières continuent évidemment à expliquer cette politique. Les experts onusiens ont en effet constaté que les livraisons d’armes de la Russie avaient relancé une course aux armements parmi les groupes rebelles, en particulier chez certaines factions de l’ex-Séléka, qui s’attendent à devoir en découdre militairement contre les FACA. Les Russes ont donc intérêt à maintenir un cadre de dialogue évitant la reprise d’un conflit qui compromettrait leurs activités économiques.

Nouveau parrain

Mais l’initiative russe vise aussi clairement à offrir au pouvoir centrafricain une alternative au processus soutenu par la « communauté internationale ». Selon Roland Marchal, une nouvelle session de négociation à Khartoum « où seraient attendus les chefs manquants » serait déjà prévue en vue de parvenir à un nouvel accord de paix (La Croix, 03/10). Le contenu prévisible de ce dernier alarme déjà les ONG centrafricaines et internationales de défense des droits humains, qui redoutent qu’on s’achemine simplement vers un partage des bénéfices miniers assortis d’une amnistie générale, qu’elles refusent catégoriquement. Jusqu’à présent, Touadera lui-même n’a cessé de rappeler son hostilité et celle de la population à une telle option, affirmant ne pas tolérer l’impunité pour les criminels de guerre.
Par ailleurs, les autres acteurs impliqués dans la gestion de la crise centrafricaine ne l’entendent pas de cette oreille. Le mois suivant, en marge de l’assemblée générale de l’ONU, s’est tenue une réunion sur la Centrafrique organisée à huis-clos (contrairement à celle organisée sur le Mali la veille), et sans la Russie. A l’issue de cette réunion, le président Touadera a été contraint de réitérer son soutien à la médiation de l’Union africaine, assurant que l’initiative russe ne constituait qu’une «  contribution » dans ce cadre (AFP, 28/09). Les déclarations publiques ont aussi permis de mesurer le degré d’hostilité des uns et des autres. Le représentant de l’ONU Parfait Onanga-Anyanga s’est diplomatiquement dit « sans a priori  » et simplement soucieux de « cohérence dans l’action des partenaires » ; Ismail Chergui, à la tête de la commission Paix et sécurité de l’UA a assuré que « les efforts notés à Khartoum sont complémentaires » mais «  ne sauraient remplacer l’initiative africaine ». Sans surprise, c’est du côté français que les propos les plus tranchants ont été tenus, Le Drian décrétant qu’il n’y avait «  aucune alternative, ni souhaitable, ni susceptible de réussir » (AFP, 27/09). Quelques semaines plus tôt, il avait déjà mis en garde la Centrafrique, depuis le Tchad, contre «  l’ingérence d’acteurs étrangers » (RFI, 08/06). Il est certain qu’en la matière, la France a une certaine expérience...

Casques bleus en patrouille dans le quartier PK5 de Bangui, octobre 2017 (licence CC United Nations Photo)

La France s’accroche

Si les intérêts économiques français sont désormais peu importants en Centrafrique, les autorités françaises n’en continuent pas moins à percevoir le pays comme appartenant à leur zone d’influence en Afrique, et sans aucun doute davantage du côté des militaires que du côté des diplomates. L’irritation des autorités française est d’autant plus vive que, selon divers témoignages, rapportés par exemple par Reporters sans frontières, les Russes alimenteraient, au besoin financièrement, des campagnes de presse hostiles à la France en Centrafrique, où l’image de l’ancienne puissance coloniale n’est déjà pas très reluisante (La Croix, 03/10). Selon plusieurs observateurs, les autorités russes qui n’ont pas digéré les manœuvres de la France pour intervenir militairement en Libye et en Côte d’Ivoire en 2011, entendent bien « affaiblir son influence en Afrique et du coup, sur la scène internationale. Pour Moscou, c’est un objectif à long terme », analyse par exemple le spécialiste de la Russie, Julien Noctti, de l’Ifri (Ibid.)
Signalons toutefois pour nuancer que tous les pays africains ne suscitent pas la même rivalité : Russes et français travaillent par exemple de concert pour ce qui concerne le soutien à Khalifa Haftar en Libye, en lien avec le maréchal Sissi. Mais « malgré cet arrangement, le renseignement extérieur français reste très préoccupé par l’offensive sécuritaire russe sur le continent africain, menée par le patron du Conseil de sécurité nationale (CSN), Nikolaï Patrouchev. Mortier, comme la Direction du renseignement militaire (DRM), digère mal les visées de la Russie dans plusieurs pays africains  », selon Intelligence Online (29/08). Selon la même source (16/05), les services de renseignements français seraient notamment inquiets des prises de contact des responsables sécuritaires russes avec le Tchad, cœur du dispositif Barkhane.
En Centrafrique, si l’opération Sangaris est terminée depuis 2016, des militaires français sont néanmoins restés dans le pays, qui dans le cadre de la coopération bilatérale, qui dans le cadre de la mission de l’ONU ou dans celle de l’Union européenne. Au total, 350 seraient toujours présents sur place selon La Croix (03/10), et la France disposerait «  toujours d’un colonel au sein de l’imprimatur ». Des drones français sont également présents en appui de la Minusca, et les avions de chasse français présents au Tchad peuvent également être sollicités à sa demande. Ces derniers se sont par exemple manifestés le 13 mai dernier, tandis que les miliciens de l’ex-Séléka menaçaient de marcher sur Bangui. Mais selon la plupart des commentateurs, il s’agissait aussi de rappeler la présence française aux nouveaux alliés russes du pouvoir centrafricain. La France se serait aussi opposée à la participation des Russes à la Minusca, tandis que celle-ci cherchait 900 hommes pour compléter ses effectifs (La lettre du continent, 06/06).

Retour sur zone

La France vient également de nommer un nouvel ambassadeur en Centrafrique : militaire de formation (ce qui devient une habitude pour les ambassadeurs nommés en Afrique…), Eric Gérard n’a pas fait de carrière africaine, mais il a dirigé le GIGN de 1997 à 2002 et est le créateur du service de sécurité diplomatique qu’il a dirigé jusqu’en 2013. Un « profil plus DGSE  » que ses prédécesseurs, selon La Croix (03/10), lesquels se sont d’ailleurs fait remarquer par diverses frasques. A deux reprises depuis juillet, un déplacement de la ministre des Armées, Florence Parly (pour « sensibiliser le président Faustin Archange Touadéra sur l’intérêt d’un rapprochement avec Paris au détriment de son influent conseiller russe, Valery Zakharov  », selon La Lettre du continent, 19/09) a été annoncé, puis annulé. Elle s’est finalement contenté de déclarer qu’elle n’était « pas certaine que cette présence [russe] et les actions déployées par Moscou, comme les accords négociés à Khartoum à la fin d’août, contribuent à stabiliser le pays » (Jeune Afrique, 28/10). C’est finalement Jean-Yves Le Drian le ministre des Affaires étrangères (mais ancien ministre de la Défense et gestionnaire de la crise centrafricaine sous François Hollande…) qui s’est déplacé début novembre pour accéder aux demandes répétées de Touadéra en matière d’armement. Sur fond de nouvelles flambées de violence dans le pays, il a annoncé la livraison «  très rapidement » de 1400 fusils d’assaut et a également signé des conventions d’aide au développement et à l’humanitaire d’un montant de 24 millions d’euros (RFI, 02/11) car « la France souhaite continuer son partenariat historique avec la République centrafricaine  » (L’Obs, 03/11) Le ministre a également rappelé toute la grandeur d’âme et le désintéressement de la République française, contrairement à certains : « Le seul sujet qui doit préoccuper » a-t-il confié à France 24 (02/11) c’est « la sécurité de ce pays et son développement, et non pas utiliser potentiellement les difficultés de ce peuple et de ce pays pour s’implanter dans un continent où il y aurait des ambitions voilées  ». Pas sûr que tout cela suffise à ramener la Centrafrique dans le giron français, et encore moins à résoudre une crise politico-militaire qui n’en finit pas de pourrir la vie des Centrafricains..

Raphaël Granvaud

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique  282 - novembre 2018
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