Survie

EST-CONGO Le cri muet des collines

rédigé le 15 décembre 2023 (mis en ligne le 5 avril 2024) - André Bigo

Sous-titré « Dans l’est du Congo, la guerre tourne en boucle » (Couleur livre, avril 2022), ce livre dirigé par Colette Braeckman, Reed Brody et Pierre Hazan se penche sur l’impunité des différents groupes armés qui agissent dans cette région depuis le génocide des Tutsis au Rwanda, voire avant pour certains.

La journaliste belge Colette Braeckman revient sur le génocide et l’action de la France et « les descendants de ces groupes armés Hutu qui, dans leur exil vers le Congo en 1994, furent convoyés par les militaires français de l’opération Turquoise. Ils avaient pour mission de poursuivre une guerre ». Et encore : « On allait découvrir plus tard la réalité des livraisons d’armes dans les camps, la persistance des formations militaires, les facilités dans l’octroi des visas et titres de voyages, l’existence de filières d’évasion ». « La France, sous l’influence du cabinet de François Mitterrand, n’avait pas cessé d’agir en coulisses et surtout, elle n’avait pas renoncé à inverser le cours de l’histoire. » Dans les mois suivant le génocide, le Rwanda étant régulièrement attaqué par des groupes génocidaires venant du Congo, Kagame prévient la communauté internationale qu’il interviendra si rien n’est réglé dans les camps de réfugiés. En novembre 1996, il met sa menace à exécution avec une coalition d’opposition à Mobutu, l’AFDL, dirigée par Laurent-Désiré Kabila, alliée aux troupes rwandaises et ougandaises. C’est la première guerre du Congo, qui se termine par la victoire de Kabila et le renversement de Mobutu en 1997. Elle sera suivie d’une seconde guerre, de 1998 à 2003, après que Kabila a rompu son alliance avec l’Ouganda et surtout le Rwanda.


Les rapports de l’ONU

Ce livre analyse ensuite les deux rapports onusiens majeurs, celui de la Secretary General’s Investigative Team (SGIT), en 1997-1998, étudiant les violences à partir de mars 1993 et notamment celles de la première guerre du Congo, et le rapport Mapping réalisé par 20 experts des Nations Unies présents sur le terrain d’octobre 2008 à mai 2009, pour examiner les massacres de mars 1993 (massacre à Ntoto amorçant des conflits ethniques au Nord Kivu) à juin 2003, date de fin officielle de la seconde guerre du Congo.
L’analyse du SGIT est faite par l’avocat états-unien Reed Brody, porte-parole de l’ONG Human Right Watch, qu’il a rejointe à partir de mai 1998 (et à qui on doit notamment d’avoir fait juger le dictateur tchadien Hissène Habré). Kabila renversant Mobutu en mai 1997, il parvient à restreindre le champ des investigations du SGIT qu’il perçoit comme à charge vis-à vis de lui-même et de son allié rwandais. Ce rapport s’interroge sur un possible génocide au Congo mais conclut que les attaques contre les camps du Nord Kivu « visaient, en partie, à forcer les résidents (des camps) à retourner au Rwanda », puis à éliminer ceux qui avaient refusé le retour.

Le rapport Mapping est ensuite analysé par Marc Schmitz du GRIP, Groupe de recherche et d’information pour la paix. C’est le Dr Mukwege, qui officie dans l’est du Congo et « répare » les femmes et les victimes des conflits, qui donne sa nouvelle dimension au rapport Mapping le 10 décembre 2010 lorsqu’il reçoit le prix Nobel de la paix et le fait connaître, fournissant des arguments aux tenants de la thèse négationniste d’un double génocide (affirmation qui minimise le génocide des Tutsis en érigeant en « génocide » les crimes commis par l’armée de Kagame). Le rapport Mapping conclut : « Finalement les faits qui démontrent que les troupes de l’AFDL/APR ont épargné la vie, et ont même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés Hutu plaident à l’encontre d’une intention claire de détruire le groupe ». Il ne permet donc pas d’accréditer la thèse d’un génocide au Congo.
Mais après le démantèlement des camps de réfugiés, « 200 000 fuyards n’ont pas pris le chemin du Rwanda (…). C’était le début d’une traque féroce ». « De 1994 à 2003, le Rwanda rapatria ainsi 1,5 millions de Hutu depuis le (Congo) et 1,7 million de réfugiés depuis le Burundi, la Tanzanie, l’Ouganda. » Marc Schmitz relève par ailleurs que le rapport Mapping documente bien d’autres conflits et massacres : « L’inventaire des attaques à l’égard des réfugiés Hutu va de la page 80 à 123 », occupant ainsi 43 pages sur 522 : il concerne aussi les civils du Kasaï au Katanga, les civils Banyamulenge et Tutsi principalement au Sud Kivu et de nombreux Congolais.
L’auteur pointe également une fragilité de ce rapport, construit à charge à partir de documents « rassemblés par des dizaines d’ONG congolaises présentes sur le terrain mais très souvent hostiles au Rwanda, considéré comme un envahisseur », rapporte Colette Braeckman. Selon Marc Schmitz, le rapport n’est d’ailleurs pas utilisable sur le plan judiciaire, en raison du trop grand nombre de conditionnels et d’assertions non vérifiables.

Philippe Lardinois, autre contributeur du livre, relate en détail six cas de massacres documentés par le rapport Mapping en relevant des distorsions dans les sources, des contradictions, des approximations ou, plus grave, des conclusions orientées : l’hôpital de Lemura, le cas du lac Vert, le cas de Chimanga, le cas de Matanda, le cas de Miandja, le cas de Humule. Il estime que « le Mapping est l’objet d’une instrumentalisation lorsqu’une série d’incidents graves sont présentés comme établis par certains alors qu’ils ne le sont manifestement pas, pour pointer du doigt un État, une armée, une personne comme étant l’auteur ou le commanditaire de violations graves du droit international humanitaire. »

Comment juger ?

Des pistes judiciaires sont évoquées par les auteurs, mais la justice congolaise apparaît fragile et sous-équipée pour enquêter dans ces régions éloignées de la capitale. « Le fait qu’en RDC, seule la justice militaire soit habilitée à juger les crimes internationaux, pose évidemment question. » En outre, « pour juger un militaire, il faut être de grade égal ou supérieur ». La justice internationale, quant à elle, est désarmée : aucun tribunal pénal international n’a été créé pour la RDC, et la Cour pénale internationale (CPI), ne datant que de 2002, ne peut se saisir de faits antérieurs. Si les auteurs se refusent à dire que l’impunité est totale, puisqu’il y a eu quelques procès en RDC, elle reste prépondérante.

André Bigot

a lire aussi