La justice française vient de rendre un non-lieu dans l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 qui donna le signal du génocide contre les Tutsis. Si elle exonère, faute de charges suffisantes, le Front Patriotique Rwandais (FPR) de Paul Kagame, cette décision intervient alors que la piste d’un crime commis par les extrémistes hutus, aidés éventuellement par des Français, n’a jamais été sérieusement envisagée.
Les juges d’instruction Jean-Marc Herbaut et Nathalie Poux, en charge du dossier au pôle antiterroriste du tribunal de Paris, ont rendu, le 21 décembre 2018, une ordonnance de non-lieu dans l’enquête sur l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana et à l’équipage français de son avion. Neuf Rwandais étaient visés par la justice française. Signe de la volonté du président Macron de rétablir de bonnes relations avec le Rwanda, le parquet avait requis le non-lieu le 10 octobre dernier, un réquisitoire tombant fort opportunément deux jours avant l’élection à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie de Louise Mushikiwabo, jusque-là ministre rwandaise des affaires étrangères.
Ouverte en 1998, l’instruction, confiée
au juge Jean-Louis Bruguière, se focalise
pendant dix ans sur la piste d’un attentat
commis par un commando du FPR depuis la
colline de Masaka, à Kigali. Le magistrat se
fonde sur les témoignages d’anciens
membres du FPR. Il affirme avoir identifié
les deux missiles ayant servi à abattre l’avion
présidentiel. Il note aussi que les troupes du
FPR se seraient mises en mouvement le 6
avril 1994 immédiatement après l’attentat, et
qu’un message radio du FPR se félicitant de
la réussite du commando a été intercepté (il
sera établi par la suite que c’était un faux).
Au terme de son enquête, en novembre
2006, Bruguière lance, avec l’aval du gouvernement de Dominique de Villepin, des mandats d’arrêt internationaux contre neuf
Rwandais proches du président Kagame. Ce
dernier, considéré par le juge comme commanditaire de l’attentat, ne peut être inquiété du fait de son immunité de chef d’État. Le
Rwanda rompt ses relations diplomatiques
avec la France.
L’attribution de l’attentat au FPR par la
justice française est pain bénit pour ceux qui
nient le génocide ou tentent de masquer le
rôle de l’État français, à travers un discours
fallacieux affirmant que le FPR aurait déclenché l’extermination des Tutsis en toute
connaissance de cause en assassinant Habyarimana, afin de conquérir le pouvoir au
Rwanda quel qu’en soit le prix. L’enquête
Bruguière fuite dans la presse entre 2000 et
2006. Une véritable offensive médiatique se
déploie, menée par des journalistes (Pierre
Péan, Stephen Smith, Charles Onana) ou
des universitaires (Filip Reyntjens, Claudine
Vidal, André Guichaoua) et visant à faire
porter au FPR une responsabilité dans le génocide des Tutsis.
Cependant, dès 2006, il est clair que le
travail de Bruguière ne repose sur rien de
sérieux. La possibilité que les missiles présentés par le juge soient l’arme du crime
avait déjà été réfutée en 1998 par les députés de la Mission d’information parlementaire que de hauts responsables politiques
et militaires avaient à l’époque essayé de
convaincre de la culpabilité du FPR. Les députés avaient aussi établi, à l’aide de documents militaires français, que l’offensive du
FPR avait commencé le 10 avril, et non le 6.
Autre coup dur pour le juge : son principal
témoin, Abdul Ruzibiza, qui disait avoir assis
té au départ des tirs, se rétracte. Lorsque
Bruguière quitte la magistrature en 2007, ses
conclusions sont déjà anéanties.
Soucieux de renouer des liens avec le
Rwanda, le nouveau président français, Nicolas Sarkozy, et son ministre des affaires
étrangères, Bernard Kouchner, organisent
avec les autorités rwandaises l’arrestation,
fin 2008, d’une proche de Paul Kagame visée
par les mandats d’arrêt délivrés par Bruguière. Kigali accède alors au dossier d’instruction et en constate la faiblesse. Les
successeurs de Bruguière, les juges Marc
Trévidic et Nathalie Poux, acceptent de diligenter une expertise balistique. Rendue public en janvier 2012, elle démontre que les
missiles ont été tirés non pas depuis Masaka,
mais depuis le camp militaire de Kanombe
ou ses abords immédiats, un camp qui était
le cantonnement d’unités d’élite de l’armée
rwandaise et le fief des officiers hutus extrémistes.
Pour autant, l’instruction ne se réoriente
nullement dans leur direction. Le colonel
Théoneste Bagosora, interrogé par Bruguière dans sa prison à Arusha dans le seul
but de charger le FPR, est pourtant cité par
l’ancien gouverneur de la Banque nationale
du Rwanda comme étant l’instigateur de
l’attentat. Le lieutenant-colonel Anatole
Nsengiyumva, ancien chef du renseigne
ment militaire rwandais, lui aussi condamné
pour génocide, est désigné par un témoin
comme l’auteur du faux message de victoire
du FPR. Est encore mentionné le nom du
colonel Laurent Serubuga, chef d’état-major
adjoint de l’armée rwandaise jusqu’en 1992,
et résidant aujourd’hui en France où il fait
l’objet d’une plainte pour génocide. Cependant, les magistrats ne poussent pas leurs
investigations de ce côté.
Même manque de volonté quand il s’agit
d’examiner une possible participation française à l’attentat. En effet, dans l’hypothèse
aujourd’hui quasi-certaine d’un attentat
commis à l’instigation des extrémistes hutus,
ceux-ci, incapables de tirer eux-mêmes les
missiles, ont bénéficié d’une aide extérieure,
qui peut être celle de mercenaires recrutés
par, ou connus de, l’ex-gendarme de l’Elysée
Paul Barril, très proche du régime Habyarimana, ou celle de militaires français. Les perquisitions menées chez Barril ont permis de
trouver des documents prouvant ses liens
avec le gouvernement génocidaire, mais apparemment rien concernant l’attentat. Quant
à la possibilité de tireurs portant l’uniforme
français, mentionnée dès juin 1994 par la
journaliste belge Colette Braeckman, elle est
à peine explorée : un membre du 1er RPIMA,
Pascal Estevada, est entendu, pour la forme,
par les juges, mais pas le second tireur potentiel, Claude Ray.
Au terme de plus de vingt ans d’instruction, la justice française tire donc le rideau,
sans désigner de coupables, sur un crime
politique aux conséquences historiques,
après avoir davantage contribué à diffuser
une thèse négationniste qu’à œuvrer réelle
ment à la recherche de la vérité.