Survie

Justice : Rideau sur un attentat

rédigé le 1er janvier 2019 (mis en ligne le 31 janvier 2019) - Raphaël Doridant

La justice française vient de rendre un non­-lieu dans l’enquête sur l’attentat du 6 avril 1994 qui donna le signal du génocide contre les Tutsis. Si elle exonère, faute de charges suffisantes, le Front Patriotique Rwandais (FPR) de Paul Kagame, cette décision intervient alors que la piste d’un crime commis par les extrémistes hutus, aidés éventuellement par des Français, n’a jamais été sérieusement envisagée.

Les juges d’instruction Jean­-Marc Her­baut et Nathalie Poux, en charge du dossier au pôle anti­terroriste du tribu­nal de Paris, ont rendu, le 21 décembre 2018, une ordonnance de non­-lieu dans l’enquête sur l’attentat qui a coûté la vie au président Habyarimana et à l’équipage français de son avion. Neuf Rwandais étaient visés par la justice française. Signe de la volonté du pré­sident Macron de rétablir de bonnes relations avec le Rwanda, le parquet avait requis le non­-lieu le 10 octobre dernier, un réquisitoire tombant fort opportunément deux jours avant l’élection à la tête de l’Organisation in­ternationale de la francophonie de Louise Mushikiwabo, jusque­-là ministre rwandaise des affaires étrangères.

Une instruction d’abord à charge contre le FPR

Ouverte en 1998, l’instruction, confiée au juge Jean­-Louis Bruguière, se focalise pendant dix ans sur la piste d’un attentat commis par un commando du FPR depuis la colline de Masaka, à Kigali. Le magistrat se fonde sur les témoignages d’anciens membres du FPR. Il affirme avoir identifié les deux missiles ayant servi à abattre l’avion présidentiel. Il note aussi que les troupes du FPR se seraient mises en mouvement le 6 avril 1994 immédiatement après l’attentat, et qu’un message radio du FPR se félicitant de la réussite du commando a été intercepté (il sera établi par la suite que c’était un faux). Au terme de son enquête, en novembre 2006, Bruguière lance, avec l’aval du gouver­nement de Dominique de Villepin, des man­dats d’arrêt internationaux contre neuf Rwandais proches du président Kagame. Ce dernier, considéré par le juge comme com­manditaire de l’attentat, ne peut être inquié­té du fait de son immunité de chef d’État. Le Rwanda rompt ses relations diplomatiques avec la France.
L’attribution de l’attentat au FPR par la justice française est pain bénit pour ceux qui nient le génocide ou tentent de masquer le rôle de l’État français, à travers un discours fallacieux affirmant que le FPR aurait déclen­ché l’extermination des Tutsis en toute connaissance de cause en assassinant Ha­byarimana, afin de conquérir le pouvoir au Rwanda quel qu’en soit le prix. L’enquête Bruguière fuite dans la presse entre 2000 et 2006. Une véritable offensive médiatique se déploie, menée par des journalistes (Pierre Péan, Stephen Smith, Charles Onana) ou des universitaires (Filip Reyntjens, Claudine Vidal, André Guichaoua) et visant à faire porter au FPR une responsabilité dans le gé­nocide des Tutsis.
Cependant, dès 2006, il est clair que le travail de Bruguière ne repose sur rien de sérieux. La possibilité que les missiles pré­sentés par le juge soient l’arme du crime avait déjà été réfutée en 1998 par les dépu­tés de la Mission d’information parlemen­taire ­ que de hauts responsables politiques et militaires avaient à l’époque essayé de convaincre de la culpabilité du FPR. Les dé­putés avaient aussi établi, à l’aide de docu­ments militaires français, que l’offensive du FPR avait commencé le 10 avril, et non le 6. Autre coup dur pour le juge : son principal témoin, Abdul Ruzibiza, qui disait avoir assis­ té au départ des tirs, se rétracte. Lorsque Bruguière quitte la magistrature en 2007, ses conclusions sont déjà anéanties.

Une expertise balistique décisive

Soucieux de renouer des liens avec le Rwanda, le nouveau président français, Ni­colas Sarkozy, et son ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, organisent avec les autorités rwandaises l’arrestation, fin 2008, d’une proche de Paul Kagame visée par les mandats d’arrêt délivrés par Bru­guière. Kigali accède alors au dossier d’ins­truction et en constate la faiblesse. Les successeurs de Bruguière, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux, acceptent de dili­genter une expertise balistique. Rendue pu­blic en janvier 2012, elle démontre que les missiles ont été tirés non pas depuis Masaka, mais depuis le camp militaire de Kanombe ou ses abords immédiats, un camp qui était le cantonnement d’unités d’élite de l’armée rwandaise et le fief des officiers hutus extré­mistes.
Pour autant, l’instruction ne se réoriente nullement dans leur direction. Le colonel Théoneste Bagosora, interrogé par Bru­guière dans sa prison à Arusha dans le seul but de charger le FPR, est pourtant cité par l’ancien gouverneur de la Banque nationale du Rwanda comme étant l’instigateur de l’attentat. Le lieutenant­-colonel Anatole Nsengiyumva, ancien chef du renseigne­ ment militaire rwandais, lui aussi condamné pour génocide, est désigné par un témoin comme l’auteur du faux message de victoire du FPR. Est encore mentionné le nom du colonel Laurent Serubuga, chef d’état­-major adjoint de l’armée rwandaise jusqu’en 1992, et résidant aujourd’hui en France où il fait l’objet d’une plainte pour génocide. Cepen­dant, les magistrats ne poussent pas leurs investigations de ce côté.

Une participation française ?

Même manque de volonté quand il s’agit d’examiner une possible participation fran­çaise à l’attentat. En effet, dans l’hypothèse aujourd’hui quasi­-certaine d’un attentat commis à l’instigation des extrémistes hutus, ceux­-ci, incapables de tirer eux­-mêmes les missiles, ont bénéficié d’une aide extérieure, qui peut être celle de mercenaires recrutés par, ou connus de, l’ex­-gendarme de l’Elysée Paul Barril, très proche du régime Habyari­mana, ou celle de militaires français. Les per­quisitions menées chez Barril ont permis de trouver des documents prouvant ses liens avec le gouvernement génocidaire, mais ap­paremment rien concernant l’attentat. Quant à la possibilité de tireurs portant l’uniforme français, mentionnée dès juin 1994 par la journaliste belge Colette Braeckman, elle est à peine explorée : un membre du 1er RPIMA, Pascal Estevada, est entendu, pour la forme, par les juges, mais pas le second tireur po­tentiel, Claude Ray.
Au terme de plus de vingt ans d’instruc­tion, la justice française tire donc le rideau, sans désigner de coupables, sur un crime politique aux conséquences historiques, après avoir davantage contribué à diffuser une thèse négationniste qu’à œuvrer réelle­ ment à la recherche de la vérité.

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