Survie

La gendarmerie au coeur du tourbillon génocidaire

Ce courrier envoyé par l'Ambassade de France au gouvernement rwandais en juin 1991 suite à la création d'un poste de conseiller du commandant de la Garde Présidentielle donne un exemple de la coopération militaire franco-rwandaise en dehors de tout cadre juridique, l'accord de coopération couvrant à cette époque uniquement la gendarmerie. Trois ans plus tard, la Garde Présidentielle jouera, comme la gendarmerie rwandaise, un rôle actif dans le génocide des Tutsi.
rédigé le 19 janvier 2019 (mis en ligne le 28 février 2019) - Martin David

La coopération militaire franco­-rwandaise s’est d’abord nouée autour de la gendarmerie, avant de s’étendre à l’ensemble des forces armées. Il y a 25 ans, la machine génocidaire s’accélérait, pour se déchaîner à partir du 7 avril 1994. Dans les quatre années qui précédèrent la commission du génocide, les coopérants gendarmes français ont ainsi été en prise directe avec un corps militaire qui, quelques mois plus tard, allait s’impliquer dans le génocide avec le reste des Forces armées rwandaises.

Repères
 
• Juillet 1973 : Coup d’État de Juvénal Habyarimana au Rwanda
• Janvier 1974 : création de la gendarmerie rwandaise
• Juillet 1975 : Signature d’un accord de coopération militaire entre la France et le Rwanda, portant sur la gendarmerie
• 1983 : modification de l’accord amenant les coopérants militaires français à porter l’uniforme rwandais et mettant fin à l’interdiction de participer aux opérations de guerre de la gendarmerie rwandaise
• Octobre 1990 : offensive du Front Patriotique Rwandais (FPR) qui entre au Rwanda depuis l’Ouganda, et déclenchement de l’opération extérieure française "Noroît"... sans cadre juridique
• Juin 1992 : création d’un DAMI (détachement d’assistance militaire et d’instruction) pour réorganiser la gendarmerie rwandaise et création, à la demande du lieutenant-colonel Robardey, d’une unité de recherche anti-terroriste.
• Juin 1992 : Création dans l’armée française du Commandement des Opérations Spéciales (COS), rattaché à l’Elysée, et dont relèvent certains DAMI
• Août 1992 : Extension de l’accord de coopération à l’ensemble des forces armées rwandaises.
• Janvier 1993 : Interruption de la formation de l’unité de recherche anti-terroriste de la gendarmerie rwandaise.
• Printemps 1993 : Limogeage du général Varret de son poste de chef de mission de coopération militaire au ministère de la Coopération, à Paris. Nomination à ce poste du général Huchon.
• 6 avril 1994 : attentat, dans la soirée, contre l’avion du président rwandais Habyarimana. Dans la nuit, les extrémistes hutus commencent leur coup d’Etat et le génocide des Tutsi.

La Gendarmerie rwandaise fut créée le 23 janvier 1974, suite au coup d’État organisé par Juvénal Habyarimana, et devint pleinement opérationnelle en 1976. Elle est une composante de l’armée. Constituée quasi exclusivement de Hutu, celle-ci prit à cette occasion le nom de Forces Armées Rwandaises (FAR). Préalablement à la création de la gendarmerie, Habyarimana, alors ministre de la Défense, avait procédé à la dissolution de la Police nationale, probablement en préparation de son coup d’État : la police comptait de nombreux officiers originaires du Sud alors qu‘Habyarimana était originaire du nord du Rwanda et avait besoin de forces armées à sa solde [1].

Coopération française

Le coup d’État de juillet 1973 marqua un changement dans les relations diplomatiques du Rwanda : si Grégoire Kayibanda, le premier président du Rwanda indépendant, était proche de la Belgique, Habyarimana, lui, avait des relations privilégiées avec la France. C’est tout naturellement que fut signé le 18 juillet 1975 un accord de coopération militaire avec la France. Il mettait à disposition « les personnels militaires français dont le concours lui [était] nécessaire pour l’organisation et pour l’instruction de la Gendarmerie rwandaise ». C’est l’ambassadeur de France qui est désigné comme référent de l’officier français qui dirige la mission (art. 2). Le texte de l’accord précise aussi que les militaires français ne devaient « en aucun cas être associés à la préparation ou à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité ». Cet accord militaire est souvent appelé, à tort, « accord de défense » et fut invoqué pour justifier en 1990 l’opération Noroît : l’envoi de troupes françaises en appui aux FAR pour repousser la rébellion armée du Front Patriotique Rwandais (FPR), mouvement fondé par des Tutsi en exil réclamant en vain le droit de retourner au Rwanda. Il fut amendé à deux reprises. En 1983 le gouvernement rwandais demanda que l’article 3 soit modifié pour que les militaires français servent « sous l’uniforme rwandais », leur « qualité d’assistants techniques militaires » étant « mise en évidence par un badge spécifique “Coopération Militaire” » sur leurs vêtements. Une importante modification de 1983 concerna la fin de l’interdiction explicite faite aux Français d’être associés aux opérations de guerre conduite par la gendarmerie rwandaise. Puis, en pleine guerre contre le FPR, un avenant du 26 août 1992 remplaça le terme « gendarmerie rwandaise » par « forces armées rwandaises » : la coopération française avec l’armée rwandaise fut ainsi étendue à tous les domaines militaires. Ce dernier avenant vint régulariser une situation préexistante comme l’a confirmé l’ambassadeur de France à Kigali de l’époque, Georges Martres, à la Mission d’information parlementaire de 1998, à laquelle il a indiqué « s’être aperçu en 1992 que la coopération militaire destinée à l’armée rwandaise manquait de base juridique puisque l’accord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la coopération avec la Gendarmerie ».

Trois missions, mais...

La gendarmerie rwandaise avait trois missions principales : le maintien de l’ordre public, la protection des installations stratégiques et les enquêtes judiciaires. Mais ses statuts prévoyaient qu’elle pouvait venir en soutien à l’armée pour des opérations militaires, et elle intervenait aussi pour des missions de renseignement. C’était donc une vraie force para-militaire qui pouvait à la fois combattre mais aussi contrôler et surveiller la population.
Jusqu’en 1990, la gendarmerie rwandaise compte environ 2000 hommes, pour la plupart mal formés, qui commettent des exactions et rackettent la population. Durant cette période, le MRND (Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, le parti unique au pouvoir) assure le quadrillage de la population avec un système de surveillance qui descend du président de la République jusqu’au « responsable de dix maisons », Nyumba kumi. Ce quadrillage permet au pouvoir de contrôler et d’influencer une population qui n’a accès, à part la radio d’Etat, à quasiment aucune autre source d’information dans ce pays majoritairement rural et montagneux. Ce quadrillage, d’abord exclusivement dévolu au MRND, est au fil des années peu à peu partagé avec la gendarmerie.
A partir d’octobre 1990, le FPR lance une opération militaire d’envergure qui fait trembler le pouvoir à Kigali. À la même époque, la pression internationale – qui contraint Mitterrand à faire son célèbre discours de La Baule – pousse les gouvernements de la Françafrique à introduire dans leur dictature certaines apparences démocratiques. Parmi celles-ci, le multipartisme, qui a pour conséquence de priver le MRND de son pouvoir de contrôle de la population. Quant à l’offensive du FPR du 1er octobre 1990, elle réoriente l’action de la gendarmerie vers des missions davantage militaires, un des axes principaux étant la lutte contre l’ennemi intérieur et extérieur, autrement dit le Tutsi du FPR.

L’arrivée des DAMI

Après 1990 la gendarmerie rwandaise n’est pas en mesure d’assurer l’ensemble de ses missions. La France, qui envoie plusieurs DAMT (détachements militaires d’assistance technique) et DAMI (détachements d’assistance militaire et d’instruction), en crée un pour réorganiser la gendarmerie en 1992. Ce DAMI conduit plusieurs missions, en lien avec la lutte contre le « terrorisme », un terrorisme dénoncé par les extrémistes hutus comme étant le fait du FPR [2] et de ses complices dans le pays. Il s’avérera que ces actes sont le fait d’extrémistes hutus aux ordres du pouvoir et qu’ils permettent de justifier les violences et les massacres dont sont victimes les Tutsi entre 1992 et 1994 [3] [4]. Le DAMI gendarmerie assure la formation des gendarmes rwandais, sous la houlette du lieutenant-colonel Michel Robardey, un gendarme présent au Rwanda depuis 1990 comme conseiller technique pour la gendarmerie rwandaise. Dans le cadre de la formation de la gendarmerie, ce DAMI intervient pour trois missions : la réorganisation du Centre de Recherche et de Documentation Criminelle (CRCD), la formation de gendarmes pour qu’ils deviennent officiers de police judiciaire (OPJ) et la conduite d’enquêtes judiciaires. Il est actif de juin 1992 à juillet 1993. La formation par des gendarmes français d’une unité de recherche anti-terroriste fut d’abord refusée par le président Habyarimana, comme par l’attaché militaire français à Kigali, le lieutenant-colonel Bernard Cussac. Ce n’est qu’après une visite à Kigali du général Varret, chef de la mission militaire de coopération, qu’Habyarimana consentit, en juin 1992, à la création de cette unité demandée par le lieutenant-colonel Robardey. Sa formation fut confiée à quatre gendarmes français désignés par Robardey qui redonnèrent au CRCD le rôle de pôle d’enquête et d’investigation qui lui était dévolu. Quelques semaines après sa mise en place, les attentats avaient largement diminué [5]. Ce succès amena le ministre de la justice Stanislas Mbonampeka [6] à exprimer sa satisfaction à l’ambassadeur de France. Mais la mission de ces formateurs fut interrompue dès janvier 1993 car le lieutenant-colonel Cussac, avait « oublié » de remplir les formulaires pour la reconduire [7].

Un fichier, de futures listes

Le CRCD était un service de la gendarmerie rwandaise qui avait, entre autres, la charge d’un fichier central qui référençait toutes les arrestations et leur motif. La réorganisation conduite par Robardey et ses hommes consista en un remplacement de l’ensemble du personnel [8] et une informatisation du fichier central. Le CRCD était pourtant connu pour être un lieu de torture : c’est là qu’avait exercé notamment Pascal Simbikangwa, le premier Rwandais définitivement condamné en France pour crime de génocide et crime contre l’humanité (cf. Billets n°278, juin 2018). Selon différents témoignages, la torture au CRCD a perduré jusqu’en 1992, ce dont la France avait parfaitement connaissance, certaines victimes affirmant même que des gendarmes français y ont eu recours lors d’interrogatoires [9]. Pour sa part, le lieutenant-colonel Robardey affirme que suite aux différentes formations dispensées au CRCD, les tortures ont cessé et l’exécution systématique des prisonniers du FPR s’est arrêtée – ces dénégations confirmant au minimum que préalablement, de 1975 à 1992, la France a collaboré sciemment avec un régime qui utilisait ces pratiques. En 1990, les motifs d’arrestation par les gendarmes tels qu’enregistrés au fichier central se rapportaient souvent à des questions liées à l’appartenance au FPR ou à des problèmes liés aux pièces d’identités qui elles, comportaient une mention ethnique. On retrouve par exemple comme motif d’arrestation l’absence ou des défauts de pièces d’identité ou encore « Ennemi », « Inkotanyi » ou « Inyenzi » [cafard] – ces deux derniers termes étant plus tard repris par les génocidaires pour désigner leurs victimes. Si le fichier du CRCD ne comportait pas explicitement la mention « Tutsi », c’était un outil qui a pu servir de base à l’établissement de listes d’opposant politiques à surveiller et/ou punir. De plus, suite à la réorganisation chapeautée par Robardey, le CRCD fut équipé d’une ligne de communication directe qui allait permettre aux gendarmes et militaires de consulter à distance, par exemple lors de vérifications sur des « barrières » (points de contrôle), les informations compilées sur certains citoyens rwandais.

Robardey enquête à charge

Les OPJ rwandais formés par les Français ont enquêté sur les nombreux attentats qui avaient lieu à cette période et obtenu des résultats avérés. Le lieutenant-colonel Robardey a lui même mené plusieurs investigations sur des attentats et des massacres, qui désignaient toutes le FPR comme responsable. Pourtant, à plusieurs reprises, ses conclusions ont été démenties par les services de renseignement français (DGSE) [10]. Robardey a ainsi enquêté sur les massacres qui ont eu lieu dans le Bugesera en 1992 : il s’y est rendu plusieurs fois alors que les massacres étaient en cours et, malgré ses liens avec la hiérarchie de la gendarmerie rwandaise, il n’a rien fait pour les arrêter ; une coopérante italienne, qui lui avait demandé de l’aide, fut même assassinée par des gendarmes rwandais le soir même de sa rencontre avec lui. Robardey affirme avoir arrêté les massacres mais aucun fait ne vient corroborer ses dires. Sa seule action connue lors des massacres du Bugesera est une distribution de nourriture [11] [12]. Bien que remis en cause, notamment par la DGSE, les résultats des enquêtes menées par Robardey sur les crimes du FPR contre les Hutu ont permis au pouvoir de renforcer le travail de propagande visant à désigner les Tutsi comme cause de la violence.
La gendarmerie rwandaise a joué un rôle central dans la collecte d’informations, la propagande et la répression avant et pendant le génocide de 1994. Certes, certains de ses membres ont évité des massacres dès 1990, notamment à Kigali. Mais outre le témoignage du général Jean Varret, chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1991 à avril 1993, sur les intentions génocidaires du chef de la gendarmerie rwandaise, le commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) Roméo Dallaire atteste que des gendarmes rwandais ont aussi participé au génocide [13]. Dans tous les cas la France a apporté un soutien logistique, matériel et de formation extrêmement important à cette institution sur laquelle le pouvoir en place s’est appuyé pour attiser la haine et la peur du Tutsi, utilisées ensuite comme justifications à la commission du génocide.

[2« Étude sur le terrorisme au Rwanda depuis 1990 », République Rwandaise, Gendarmerie nationale, Centre de Recherche Criminelle et de Documentation (C.R.C.D.) à Kigali, juin 1993, 9 pages.

[3G. Martres, Télégramme diplomatique, Kigali, 9 mars 1992. Objet : Situation au Rwanda. Cf. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [10, Tome II, Annexes, pp. 166-167]

[4Commission d’enquête parlementaire du Sénat belge [11, 1-611/7, 3.6.5.2, p. 495]

[5J.-F. Dupaquier, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda (2014), p.179

[6République rwandaise, ministère de la justice, 14 décembre 1992, n°4635/UT.25

[7J.-F. Dupaquier, op. cit., p.179

[8Bernard Lugan, Rwanda, contre-enquête sur le génocide (2007), p.146

[9Vénuste Kayimahe, France-Rwanda : Les coulisses du génocide (2002), p. 88

[10DGSE, Fiche particulière Rwanda, 18 février 1993, n° 18149/N

[11P. Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994. Enquête (2005)

[12Georges Martres. Entretien avec Monique Mas, 9 mars 1992. « Etat de siège dans le sud-est du pays en raison des troubles interethniques. », Journal Afrique midi du 9 mars 1992 (1992 JAF 0069 C) présenté par Edmond Sadaka. Cf. V. Feuille, P.-E. Deldique, Mission d’étude sur le Rwanda. Retranscription des journaux Afrique de RFI, 1990- 1994, octobre 2006, Tome I, 2 octobre 1990 - 31 décembre 1993, p. 146.

[13R. Dallaire, J’ai serré la main du diable (1994), pp.358-361

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