Survie

Secret défense : Archiviste, un métier à risque

rédigé le 1er novembre 2018 (mis en ligne le 1er avril 2020) - Martin David

L’histoire professionnelle de Brigitte Lainé, disparue en novembre 2018, et de son collègue Philippe Grand, est l’occasion de revenir sur la culture du secret qui étouffe, jusque dans les bureaux des fonctionnaires en charges des archives nationales, les scandales d’État.

Brigitte Lainé (blog de F. Riceputi, DR)


Ancienne conservatrice en chef aux Archives de France, en fonction aux Archives de Paris, Brigitte Lainé est décédée le 2 novembre 2018. Cette grande dame qui a eu un rôle déterminant dans la reconnaissance du massacre des manifestants algériens du 17 octobre 1961 à Paris mérite tous nos hommages. C’est son témoignage qui fut essentiel pour la relaxe en 1999 de Jean-Luc Einaudi, historien et militant communiste, dans le procès en diffamation que lui avait intenté l’ancien préfet Maurice Papon pour avoir qualifié de « massacre » les assassinats de plusieurs dizaines de personnes le 17 octobre 1961 par des policiers placés sous son autorité. Mme Lainé ayant constaté que l’accès aux archives de la Préfecture de Paris était systématiquement refusé à Einaudi, elle a enfreint son devoir de réserve pour confirmer que la Préfecture disposait de documents attestant la mort de plusieurs dizaines de personnes, identifiées ou non, d’origine nord africaine, et présentant des signes de strangulation ou des blessures par balles, dont les corps furent retrouvés dans la Seine les jours suivant le 17 octobre 1961. C’est son témoignage qui a permis de reconnaître que c’est bien d’un massacre qu’il s’agissait.

Rétention légale

L’accès à ces documents était bloqué par une loi de rétention des archives, votée en 1979 quand Papon était ministre du Budget, loi qui interdisait l’accès aux archives à des historiens non universitaires. Pour préparer sa défense M. Einaudi a requis une dérogation à la loi pour accéder aux archives, qui lui a été refusée. Pourtant, ces dérogations étaient parfois accordées de façon discrétionnaire, sans justification. C’est alors qu’il s’est tourné vers Brigitte Lainé et Philippe Grand, archivistes en charge des archives judiciaires, pour témoigner de l’existence de ces documents et de leur contenu. Ils acceptèrent, Mme Lainé à la barre et M. Grand par écrit, et le payèrent au prix fort : ils furent immédiatement mis au placard, se faisant dessaisir des dossiers dont ils avaient la charge, se faisant isoler par leur direction et par leurs collègues. Ces derniers lancèrent une pétition pour exiger des sanctions officielles exemplaires à leur égard, l’un d’eux assumant même : « Je préfère un criminel protégé par la loi à la dictature d’une soi-disant totale transparence, à la mise en examen généralisée des pouvoirs et des individus. Le secret est un impératif démocratique.  »
Vingt ans après, cette affaire illustre toujours la façon dont les chercheurs et la justice se heurtent au mur de la raison d’État. Que ce soit au sujet de la complicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, ou de tant d’autres dossiers judiciaires comme ceux sur lesquels travaille le collectif "Secret Défense : un enjeu démocratique", la crainte d’une « dictature de la transparence » et le culte du secret continuent de faire barrage à la vérité et la justice.

Martin David

Pour plus de détails, lire "Brigitte Lainé, archiviste et citoyenne", blog Mediapart de Fabrice Riceputi, 12/11/2018.

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