Survie

L’armée française hors de contrôle

rédigé le 25 février 2019 (mis en ligne le 2 mars 2020) - Thomas Noirot

Début février, l’aviation militaire française est intervenue au Tchad contre des colonnes de groupes de l’opposition armée. Ce soutien décomplexé à la dictature d’Idriss Déby n’a pas fait débat en France : une fois de plus, malgré les maigres avancées du contrôle parlementaire sur les opérations extérieures obtenues en 2008, députés et sénateurs ne se sont pas emparés politiquement du sujet.

Justifiant la destruction d’une colonne d’une cinquantaine de pick-up de l’opposition armée par les Mirage 2000 de l’opération Barkhane, le communiqué de l’état-major des armées français du 6 février explique que « le raid de cette colonne armée dans la profondeur du territoire tchadien était de nature à déstabiliser ce pays », et qualifie l’armée tchadienne de « partenaire essentiel de la France dans la lutte contre le terrorisme ». Bien qu’en ne désignant pas les opposants ciblés par les frappes comme des « groupes terroristes » (ce dont ne s’est pas privé le gouvernement tchadien), l’état-major et l’exécutif français entretiennent habilement une dangereuse confusion entre le soutien à la « stabilité » du régime d’Idriss Déby et la « guerre contre le terrorisme » censée justifier aujourd’hui à la fois la présence de l’armée française au Sahel et la prolongation de son ingérence au Tchad. On ignore le bilan humain exact de ces frappes, mais le message adressé à l’opposition est clair : l’armée française n’hésitera pas à intervenir quand Idriss Déby, le premier des terroristes puisqu’il terrorise sa propre population, lui demandera de le débarrasser de groupes rebelles. Après 29 ans d’incurie et de répression féroce à l’encontre des civils comme des militaires, ce dictateur qui s’est intelligemment replacé au centre de la stratégie d’influence française au Sahel n’a donc plus confiance en sa propre armée pour le protéger ? Qu’importe, car la France veille sur son allié. Emmanuel Macron était d’ailleurs en visite fin décembre à N’Djamena, et on ne compte plus les rencontres, à l’Elysée ou dans les forums internationaux, avec le potentat tchadien.

Tweet de l’Elysée, le 22 décembre 2018. Le lendemain soir le site internet de la présidence tchadienne titrait : « Tchad - France : Les Présidents Déby et Macron sur la même longueur d’onde »

Coup de main légal

« Sur le plan du droit, cette intervention répond à une demande d’assistance formelle d’un Etat souverain à l’égard de la France », a immédiatement expliqué le ministère des Armées (AFP, 6/02). Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a d’ailleurs répété la même chose à la députée Clémentine Autain qui l’interrogeait à ce sujet en commission, le 13 février. Légalement, c’est vrai : il s’agit d’une intervention à l’intérieur du pays à la demande de l’État en question, il n’y a donc pas besoin de texte international (type traité, résolution de l’ONU, etc.) pour autoriser l’armée française à déclencher une opération extérieure (opex). Et comme cela a été présenté comme une nouvelle opex de courte durée, le gouvernement déroule sa partition en disant qu’en vertu de l’article 35 de la Constitution, qui oblige depuis 2008 l’exécutif à informer les parlementaires du déclenchement d’une opex au bout de 3 jours, il a dûment porté à la connaissance des deux chambres que la France avait mené cette opération. Comment ? Par un simple courrier du Premier ministre aux présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, et par l’audition, par les commissions de la Défense et des Affaires étrangères de ces deux chambres, des ministres des Affaires étrangères et des Armées – ce qui n’a rien d’exceptionnel. La demande des députés France Insoumise, qui voulaient un débat en séance plénière, a en revanche été rejetée : la Constitution prévoit qu’un tel débat est possible, mais pas incontournable. Donc « circulez, y a rien à voir ».

Barkhane inconstitutionnelle

Là où ça coince pourtant au plan légal, c’est que les forces françaises qui sont intervenues dans cette « nouvelle » opex sont celles de l’opération Barkhane, déployée au Tchad depuis… août 2014. Et alors que le même article 35 de la Constitution impose que la prolongation d’une opex au-delà de 4 mois doit être dûment autorisée par le Parlement, aucun vote n’a jamais eu lieu à son sujet, comme l’avait déjà souligné Billets d’Afrique (n°243, février 2015). Sous Hollande, l’inamovible ministre de la Défense considérait qu’un tel vote n’avait pas de sens car Barkhane s’inscrit dans le prolongement des opérations Épervier au Tchad et Serval au Mali, déjà « validées » par les parlementaires par le passé. Ce ministre, qui ne voyait pas le problème à ce que l’objectif d’Épervier soit officiellement différent (lors du vote de sa prolongation, en janvier 2009, la France n’était pourtant officiellement pas en « guerre contre le terrorisme ») de celui de Barkhane, ni à ce que cette dernière couvre trois pays de plus (Burkina, Niger, Mauritanie) que Serval et Épervier réunies, s’appelait Jean-Yves Le Drian.

Inconfortable SOFA

En outre, la présence de militaires étrangers dans un pays suppose un cadre légal entre le pays d’accueil (le Tchad) et l’État qui envoie ce personnel (la France) pour préciser les modalités de cette présence. Or, la France n’a plus avec le Tchad ce qui est communément appelé un « accord de défense », aujourd’hui « accord de partenariat de défense » (depuis leur « renégociation » durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy), comme avec le Cameroun, la Centrafrique, les Comores, la Côte d’Ivoire, Djibouti, le Gabon, le Sénégal et le Togo. Le Tchad a en effet dénoncé cet accord de défense en 1975. La France a certes signé avec le Tchad un « Accord de coopération militaire tech­nique » en 1976, qui concerne la mise à disposition de militaires français « pour l’organisation et l’instruc­tion des forces armées du Tchad » (art.1), mais il s’agit là d’encadrer la mise à disposition de conseillers permanents français, un des volets habituels de la coopération militaire de la France avec des dictatures, et qui relève aujourd’hui de la tutelle du Quai d’Orsay. Cet accord de 1976 précise que « Les personnels militaires français servent dans les forces armées tchadiennes avec leur grade. Ils revêtent l’uniforme tchadien ou la tenue civile suivant les instructions de l’autorité militaire tchadienne. (…) Ils ne peuvent en aucun cas participer directement à l’exé­cution d’opérations de guerre, ni de maintien ou de rétablisse­ment de l’ordre ou de la légalité. » (art.4). Cet accord, toujours en vigueur, ne couvre donc pas le stationnement de Barkhane au Tchad.

Un protocole additionnel relatif au stationnement des troupes françaises de l’opération Épervier, de type « Status of Forces Agreement » (SOFA), avait été signé en avril 1990 (quelques mois avant l’installation au pouvoir d’Idriss Déby) et modifié en 1998, pour une durée « indéterminée » (Cahiers de Retex, mars 2008). Son contenu n’est pas public, mais il aurait logiquement dû prendre fin avec l’opération Épervier en juillet 2014, ou être amendé pour couvrir Barkhane : là-dessus, silence radio du gouvernement. Et il est en revanche très probable que la France ait signé avec le Tchad un accord spécifique semblable au « traité de coopération en matière de défense » qu’elle a signé avec le Mali le 16 juillet 2014, juste avant le déclenchement officiel de l’opération Barkhane. En septembre 2017, la base de données en ligne du ministère des Affaires étrangères (MAE) indiquait l’existence (sans permettre d’y accéder) d’un « Accord provisoire » entre la France et le Tchad « relatif à la coopération pour la sécurité au Sahel », signé le 19 juillet 2014, pour une durée d’un an renouvelable par tacite reconduction. Mais on ignore le contenu de cet accord qui n’est pas accessible dans la base de données du MAE, sans d’ailleurs qu’on sache s’il est toujours en vigueur. Un journaliste du quotidien Le Monde, qui cherchait à le vérifier, nous a confié le mur auquel il faisait face : « le MAE nous renvoie dans les cordes ».

Godillots de-l’interventionnisme militaire

Dans leur immense majorité, les parlementaires ne semblent pas s’émouvoir que contrairement à l’accord avec le Mali, aucun accord avec le Tchad (de même qu’avec le Niger, le Burkina Faso et la Mauritanie) et relatif au stationnement des forces de Barkhane n’a été soumis au Parlement pour approbation. Certes, la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat a demandé à auditionner le 20 février la ministre des Armées, Florence Parly, au sujet de ces frappes. Mais l’audition était à huis clos, interdite à la presse : il faut se contenter du compte-rendu publié plusieurs jours plus tard, après relecture et nettoyage éventuel. On y constate d’ailleurs toute la bienveillance du président de la Commission, le sénateur LR Christian Cambon, vis-à-vis du gouvernement, « [donnant] acte du respect formel de l’article 35 de la Constitution par le Gouvernement, même si la lettre du Premier ministre ne détaille pas les objectifs poursuivis contrairement aux dispositions constitutionnelles », puisque la ministre est venue ce jour-là les exposer. Mais les membres de la Commission se sont plus inquiétés que l’armée tchadienne ne soit pas en mesure de mener elle-même une telle opération, que scandalisés du soutien français au régime, unanimement perçu comme un « partenaire » important : de la « stabilité » de cette dictature au Tchad dépendrait celle du Sahel, en somme. La ministre n’a toutefois pas oublié les « valeurs » morales : « Notre intervention était juste, car notre soutien va de pair avec notre souhait de voir les autorités locales mener les réformes politiques et économiques nécessaires au renforcement des institutions du pays, à l’ouverture de l’espace politique et au retour sur le chemin de la croissance et du développement. » De tels vœux ne sont finalement pas plus pieux que de voir, au moins à court terme, les parlementaires jouer enfin leur rôle de contrôle de l’interventionnisme militaire français.

Tweet du président du Sénat, fier de poser avec un dictateur ami de la France, près d’un an avant les frappes de l’armée française.
#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 284 - février 2019
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