Survie

« la France n’a pas rompu avec ses réflexes françafricains »

rédigé le 25 février 2019 (mis en ligne le 2 mars 2020) - Thomas Noirot

Théophile et Gaëlle sont membres d’un groupe de militant.e.s constitué en juillet 2018, en cours de structuration, dont l’objectif à terme clairement affiché est la reconstruction d’un mouvement révolutionnaire camerounais nouveau dans un contexte caractérisé par l’extrême faiblesse non seulement des forces issues du nationalisme-révolutionnaire (incarné par l’UPC du leader indépendantiste Um Nyobé en son temps) mais aussi des forces progressistes. Le régime camerounais semble au bord de l’effondrement, entre la guerre depuis octobre 2017 dans les deux régions anglophones et la contestation, inédite depuis les années 1990, de la présidentielle d’octobre. Entretien.

Billets : Ce qui se passe au Cameroun est très peu commenté dans les médias français. Pouvez-vous dresser un rapide tableau de la situation, entre la "crise anglophone" et l’arrestation fin janvier de deux cents militant.e.s du parti d’opposition MRC ?

Le lien entre « la crise anglophone » et l’arrestation des militants du MRC c’est la dictature. Un vieil homme de 86 ans, arrivé au pouvoir en 1982 sans l’avoir demandé – par la seule volonté de son prédécesseur et mentor, Ahmadou Ahidjo – s’y maintient au travers d’élections truquées, de victoires électorales volées et d’une répression implacable. En 2018-2019, il ne veut toujours pas partir après 36 ans de pouvoir absolu.

Il existe cependant une grande différence dans la nature des conflits entre le pouvoir et les citoyens camerounais d’une part, et le conflit entre le même pouvoir et les régions anglophones du North-West et du South-West d’autre part. Britanniques et français, victorieux de l’Allemagne à l’issue de la première guerre mondiale, se partagèrent le Kamerun allemand comme butin de guerre. La France administra sa part, le Cameroun Oriental, selon son cher centralisme jacobin, tandis que la Grande Bretagne, dans son Cameroon, laissa une certaine autonomie aux autochtones pour les affaires locales et coutumières. Le Cameroun Oriental (français) devint indépendant en premier, le 1er janvier 1960, en choisissant cette option pour laquelle il luttait les armes à la main depuis 1956 contre le rattachement à la communauté française que proposait De Gaulle. Par contre, il ne fût offert à la colonie anglaise que le choix entre se rattacher au Nigeria ou se rattacher au Cameroun Oriental. Pour préserver leur originalité acquise au cours de la colonisation anglaise, les anglophones exigèrent et obtinrent en lieu et place d’une république unitaire que voulait le francophone Ahidjo influencé par la France, une république fédérale avec un état francophone et un état anglophone, qui fût proclamée le 1er octobre 1961. Mais voilà qu’en 1972 Ahidjo remplace la fédération par la République unie du Cameroun, au travers d’un référendum que les anglophones ne pouvaient que perdre (ils sont environ 1/5e de la population).

Pire encore, en 1984, Paul Biya enlève toute illusion autonomiste aux anglophones en proclamant unilatéralement la République du Cameroun, dans laquelle les anglophones sont traités avec arrogance et mépris dans un système qui ne respecte en particulier pas leur système de droit (Common law) et leur système d’éducation. Pas étonnant donc que fin 2016 les avocats d’abord, les enseignants et étudiants ensuite, descendent dans la rue pour revendiquer leurs droits. Au lieu de discuter avec les responsables de ce mouvement, pour la plupart des modérés, le gouvernement choisit la répression barbare de la jeunesse mobilisée et l’emprisonnement des leaders, poussant à la radicalisation, jetant ces militants alors pacifistes dans les bras des séparatistes radicaux. Aujourd’hui, tout le monde a constaté cette évidence qu’on ne peut régler un problème politique par la guerre. L’opinion nationale et internationale demande un cessez-le-feu bilatéral et un dialogue national inclusif. Mais la situation est bloquée par deux extrémismes : d’un côté M. Biya s’enferme dans l’option militaire, incendiant les villages, massacrant les populations civiles, si bien qu’on dénombre près de 40 000 réfugiés au Nigeria et plus de 400 000 déplacés internes. De l’autre côté, les séparatistes non plus ne font pas dans la dentelle, avec les villes mortes, l’interdiction de l’école, la théâtralisation des exécutions des soldats et des fonctionnaires, vouant une haine sans borne à « la République du Cameroun ».

La répression de la marche pacifique organisée par le MRC (Mouvement pour la Renaissance du Cameroun) le 26 janvier dernier, l’arrestation des dirigeants de ce parti et de son président, le professeur Maurice Kamto, est un réflexe françafricain « normal ». A quelques exceptions près, les élections sont toujours grossièrement truquées et « gagnées » par les sortants aussitôt reconnus par la France, quel que soit le locataire de l’Elysée. Au Cameroun, l’émergence de M. Kamto a changé la donne. Il soutient qu’il a gagné l’élection présidentielle du 7 octobre 2018 sur la base de procès- verbaux qu’il détient, ses avocats ridiculisent le pouvoir devant le monde entier en exhibant en mondovision les preuves des tricheries électorales au cours de ce scrutin et, par-dessus tout, il a réussi à mobiliser la jeunesse et même les adultes, jusque-là « apolitiques », contre le pouvoir, et ceci non seulement au cours de la campagne électorale mais encore aujourd’hui avec le programme national de résistance.

Comment vivez-vous le quasi silence des médias français sur le Cameroun ?

Les Camerounais sont bien les derniers à s’étonner de ce silence. Les médias français n’ont jamais été très diserts sur la situation du pays, même au plus fort de la guerre d’extermination à huis clos des militants nationalistes entre 1955 et 1971. Ce silence ne fait que confirmer le soutien du gouvernement français au régime Biya, notamment dans son choix de la répression sauvage de tout mouvement contestataire. Il prouve à suffisance que la France n’a pas rompu avec ses réflexes françafricains. D’où un constat clair : tout le monde développe un très fort sentiment anti-français.

Au sujet des régions anglophones, la diplomatie française, en réponse à des journalistes, a par exemple appelé "l’ensemble des acteurs à la retenue et au rejet de la violence", parfois aussi au "dialogue", tout en rappelant son attachement à la "stabilité". Concernant les arrestations puis l’inculpation des cadres de l’opposition, elle a assuré par deux fois être "attentive". Comment sont perçues ces déclarations et, plus généralement, l’attitude de la France ?

Déclarations du bout des lèvres, prises de positions ambigües sinon suspectes, mollesse des réactions contre les exactions de ses dictatures africaines amies, voilà les vraies images de la France telles que vues par les Camerounais. Cette attitude de la France est perçue comme un soutien à une dictature pour ses stricts intérêts à elle. Elle n’a pas intérêt à ce que les Camerounais s’asseyent autour d’une table pour parler de leur pays. Elle sait que le jour où cela se fera, ce sera l’occasion pour le peuple de prendre véritablement le pays en main. Ce sera alors le rejet définitif de l’État néocolonial imposé par elle dans le sang.

Nous ne sommes pas sûrs qu’un distinguo se fasse, de la part de l’opinion publique camerounaise, entre la classe politique française, majoritairement pro-nègrière, et le peuple français dans son ensemble.

Que pensez-vous de cette préoccupation sans cesse répétée pour la "stabilité" ? Emmanuel Macron avait par exemple utilisé ce mot 4 fois dans 1 minute 30 d’interview, début juillet...

Derrière la « stabilité » réclamée, voulue ou exigée de Paris, il y a réclamation, volonté ou exigence du statu quo actuel, des plus satisfaisants pour la France, surtout avec l’avancée de la Chine, ou de la Russie à quelques encablures de Yaoundé (en Centrafrique). La « stabilité » est donc l’arbre qui cache les intérêts français que garantit le pouvoir en place. La « stabilité » dans la bouche de M. Macron signifie ceci : aucune modification de la forme de l’Etat de sorte que la France garde toujours la main sur l’ex-Cameroun anglais - riche de pétrole et de minerais - dans le giron de la France !

Régulièrement, des Français qui disent "connaître le Cameroun" rétorquent qu’en face de Biya, qu’il y a aucune alternative crédible - qu’en somme, ce serait un moindre mal. Que répondez-vous à cette objection ?

Les étrangers, fussent-ils français, n’ont pas à dicter aux Camerounais qui doit les gouverner. L’opposition camerounaise est comme elle est, mais c’est notre opposition. Ces propos rendent néanmoins compte du jeu trouble de ces soi-disant connaisseurs du Cameroun. Kamto, par exemple, a su et a pu démontrer sa capacité à être une alternative crédible à Biya. C’est justement pourquoi le régime veut l’écraser, avec l’approbation de ces mêmes Français qui remuent juste les lèvres face à une situation au potentiel si chaotique pour le Cameroun, alors qu’il y a des Camerounais valables, compétents, aux 4 coins cardinaux du pays. Nous nous moquons donc ouvertement de pareilles inepties et disons que le Président Biya ne ressuscitera pas des morts, même si les néo-colonialistes français de l’heure voient en lui le seul Camerounais capable de gérer le pays. On peut faire ici le parallèle avec un Houphouët-Boigny irremplaçable, que ces mêmes sources françaises nous ont abreuvé à suffisance un temps avec des bêtises du même genre lorsqu’elles le qualifiaient de « sage de l’Afrique ». Il faut arrêter ça !

Comment la situation est-elle susceptible d’évoluer ? Et quelle attitude attendez-vous des autorités françaises, et éventuellement des citoyens français ?

Personne ne peut prévoir l’issue de la situation chaotique actuelle. Sauf si M. Biya se ressaisit, ce qui est difficilement imaginable. Combien de personnes cet homme va-t-il encore tuer ? Avec quelles ressources (humaines, militaires, policières, financières) pourrait-il faire face à la guerre sur tous les fronts : guerre à Boko Haram sur le front Nord, guerre aux enlèvements avec demande de rançon dans l’Adamaoua, guerre sur le front Est aux bandes armées venant de Centrafrique, guerre sur le front Ouest aux séparatistes anglophones, et last but not least, guerre populaire intérieure notamment au Centre, dans le Littoral et l’Ouest, et dans la diaspora camerounaise hyperactive ? La paix dans la seule région peu peuplée du Sud prétendument acquise au tyran va-t-elle durer ? L’avenir est très sombre.

Ce qui est certain, c’est qu’avec une politique hyper répressive accentuée par l’aveuglement d’un régime acculé de toutes parts et rattrapé par 36 ans de faillites cumulées, le pays va inexorablement vers le chaos et une guerre généralisée à deux facettes : l’une à connotation clanique et pouvoiriste qui serait instrumentalisée par des têtes brûlées de tous bords du régime pour s’emparer du pouvoir après la mort du dictateur, qui peut survenir à tout moment ; l’autre profondément politique et patriotique qui marquerait le passage à la lutte armée d’une frange de l’opposition actuelle complètement exaspérée de l’absence totale de perspective de se faire entendre un tant soit peu par les gouvernants bornés actuels. Deuxième certitude : la France va chercher à sauvegarder ses intérêts au détriment des Camerounais. Si elle sent que ses intérêts sont en danger, elle va tirer les ficelles pour imposer un homme lige qui protégera ses intérêts. Comme en Côte d’ivoire.

Il n’y a rien de bon à attendre de l’Etat français qui use de la « répression monétaire » – voir le franc CFA – , de la répression militaire –voir l’éviction de Gbagbo de la présidence de la Côte d’Ivoire –, de la répression maffieuse avec ses réseaux, du lynchage médiatique des indésirables, etc. pour soumettre l’Afrique. Mais le peuple de France, divers et surprenant, peut faire beaucoup. Voilà pourquoi il doit être informé du mauvais rôle que le gouvernement de la France joue en son nom dans les territoires de ses anciennes colonies.

Mais si la France condamnait fermement la répression contre les anglophones et contre le MRC, cela pourrait tendre les relations entre la France et le Cameroun, et peut-être empêcher de fonctionner des ONG françaises actives sur des dizaines de projets : que répondez-vous à ceux qui disent que cela pourrait nuire au développement du Cameroun ?  

La France ne peut pas condamner le régime de Yaoundé parce que c’est un régime à sa solde. Elle ne pourrait le faire que si elle trouve un " bon" substitut à Biya pour donner une nouvelle vie au régime néocolonial. Mais ça, les Camerounais ne sont pas prêts de l’accepter.

Pour le deuxième volet de la question, comment peut-on mettre sur la même balance quelques emplois dans les ONG avec la vie des soldats, des membres du clergé, des malades morts dans leur lit d’hospitalisation où ils allaient chercher la vie ? Quel est l’impact de ces ONG pour qu’elles préoccupent tant ? Ces ONG dans leur ensemble sont de véritables gouffres à devises qui profitent plus à leurs cadres expatriés qu’aux populations. C’est donc très maladroit de voir la situation du Cameroun sous l’angle d’un prétendu développement qu’on ne voit pas, qu’on n’a jamais vu.

Si la France prend du recul en réaction à la répression, vous ne craignez pas qu’elle soit remplacée par des partenaires moins regardants ?

Penser que le Cameroun devrait craindre un éventuel retrait de la France pour ceci ou cela traduit un paternalisme inadmissible. Que perd le Cameroun ? La France c’est 80 millions de consommateurs. Le Nigeria et la RDC font 300 millions. Le Cameroun devrait faire un choix plus porteur qu’un choix fondé sur un sentimentalisme primitif en lien avec un passé colonial douloureux, et éviter qu’on vienne lui dire d’avoir peur de vendre 200 millions de régimes de plantains au Nigeria plutôt que d’aller vendre 80 millions de têtes d’ananas en France.

Propos recueillis le 23 février 2019 par Thomas Noirot

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 284 - février 2019
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