La 25ème commémoration aurait pu être celle de la reconnaissance par Emmanuel Macron non seulement du génocide lui-même – ce qu’il a fait par un communiqué de presse et surtout en recevant des rescapés à l’Élysée le 5 avril – mais aussi de la complicité des responsables civils et militaires français de l’époque. Il n’en a rien été.
Les deux années écoulées depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République ont pourtant été riches en événements. Sur le plan judiciaire, 2018 a vu la première condamnation définitive d’un génocidaire résidant en France, Pascal Simbikangwa, après le rejet de son pourvoi en cassation. Cette décision entérine la reconnaissance par la justice que tous les critères du droit français caractérisant l’extermination des Tutsis comme un génocide sont bien réunis, en particulier l’existence d’un plan concerté. En 2018, la condamnation en appel de deux autres génocidaires, Octavien Ngenzi et Tito Barahira, a confirmé que la justice française peut accomplir sa tâche d’établissement de la vérité et de châtiment des coupables. Cependant, force est de constater que ce travail se fait extrêmement lentement : 25 ans après les faits, il reste 27 plaintes en cours d’instruction. Ce chiffre pose deux questions : pourquoi la justice française refuse-t-elle obstinément toute extradition des présumés génocidaires vers le Rwanda qui les réclame ? Et comment se fait-il qu’autant d’auteurs présumés du génocide se trouvent en France depuis aussi longtemps ? Le soutien de l’État français aux génocidaires de 1994 est sûrement une première explication qui permet de comprendre comment des personnes accusées de crimes aussi graves se retrouvent sur notre sol sans être inquiétées, ni jugés, ni extradés. Cela contraste avec le fait que les autorités françaises ont refusé l’année dernière la nationalité française à un rescapé tutsi du génocide pour « manque de loyalisme envers la France et ses institutions » du fait de son implication dans l’association de rescapés Ibuka.
Toujours sur le plan judiciaire, d’autres signaux rappellent que la raison d’État l’emporte toujours sur la recherche de la vérité. Ainsi l’instruction ouverte suite à la plainte déposée en 2005 par des Rwandais survivants du génocide abandonnés par l’armée française à Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994 est-elle en cours de clôture, alors même que les juges en charge du dossier ont rejeté la plupart des demandes des parties civiles, et plus particulièrement l’audition des responsables militaires de l’époque, dont l’amiral Lanxade. Les demandes d’auditions formulées reposent pourtant sur un ensemble d’éléments au dossier qui dressent un faisceau d’indices graves et concordants de complicité. Cette affaire, qui met potentiellement en cause des officiers français des forces spéciales et leurs supérieurs, ne sera vraisemblablement ni instruite jusqu’au bout, ni jugée.
Le dossier Bisesero est emblématique du refus de l’État français de reconnaître et de faire condamner le cas échéant ses agents responsables d’actions qui sont constitutives de complicité de génocide et de crime contre l’humanité. L’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde sous Vichy, Maurice Papon, n’a été condamné qu’en 1994 pour complicité de crimes contre l’humanité pour des actes commis entre 1942 et 1944, plus de 50 ans après les faits ! Et il ne fut jamais condamné pour le massacre d’Algériens à Paris, le 17 octobre 1961. Les ministres, conseillers, responsables militaires en poste en 1994 vont-ils bénéficier de la même impunité pour les décisions qu’ils ont prises ?
Autre signal particulièrement négatif : le renoncement de la justice française à faire la lumière sur l’attentat du 6 avril 1994 qui donna le signal de départ du génocide des Tutsis. Alors que l’expertise balistique ordonnée par le juge Trevidic en 2012 indiquait que les tirs de missiles ayant abattu l’avion du président Habyarimana provenaient d’un camp militaire aux mains des officiers extrémistes hutus et abritant des coopérants français, les juges Herbaut et Poux, aujourd’hui en charge du dossier, se sont refusés à pousser leurs investigations de ce côté. Ils se sont contentés de rendre le 24 décembre dernier un non lieu pour charges insuffisantes au bénéfice des proches de Paul Kagame mis en cause sans fondement solide jusque là, mettant un terme à la seule enquête qui aurait normalement dû faire toute la lumière sur cet attentat.
Même s’il a annoncé le renforcement des moyens du pôle « crimes contre l’humanité » du tribunal de Paris, Emmanuel Macron, qui a fait de la rupture avec « l’ancien monde » son slogan, paraît s’accommoder d’une justice qui condamne au compte gouttes des responsables rwandais pour génocide et crime contre l’humanité « et en même temps » qui enterre les affaires mettant en cause des responsables français. Il n’est pas sûr que cette position soit tenable longtemps car les médias se sont emparés de la question de la complicité de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, et plusieurs livres et enquêtes ont permis aux Français-es de découvrir des faits nouveaux et de comprendre l’implication de notre pays au Rwanda. En réponse, les discours négationnistes redoublent de vigueur, rendant les victimes responsables de leur sort et dédouanant les responsables français.
En réponse à cette pression publique croissante, Emmanuel Macron a annoncé la création d’une commission d’historiens, présidée par Vincent Duclert, chargée d’étudier l’ensemble des archives concernant le Rwanda. Un signe d’ouverture du débat, puisque ces neuf historiens auront, est-il annoncé, un accès complet aux documents classifiés. Mais ce n’est pas un progrès vers la transparence, puisque ces documents resteront inaccessibles aux chercheurs et journalistes, qui ne pourront pas mener leurs propres travaux. Et l’incertitude reste de mise quant à l’établissement de « la vérité », que l’État entend ainsi énoncer solennellement : les membres de cette commission ne sont pas spécialistes du sujet et auront à traiter en deux ans des dizaines de milliers de documents dont ils ignorent encore tout… et qui, pour certains, n’ont pas été divulgués aux juges d’instruction dans les dossiers mettant en cause des militaires français. Une différence de traitement inadmissible entre la justice et historiens adoubés par l’Elysée.
Ces annonces ont permis à Emmanuel Macron de repousser encore le moment où l’État français reconnaîtra l’implication de ses responsables de l’époque, ouvrant la voie à un débat de fond sur le fonctionnement de nos institutions.