L’ancien secrétaire général de l’Elysée Hubert Védrine occupe le terrain médiatique, entre promotion d’ouvrages confusionnistes et dénégations outragées.
Il semble ne plus le quitter. Partout où il passe, Hubert Védrine fait la promotion du Que sais-je ? rédigé par Filip Reyntjens. Comme un fétiche, il exhibe le livre sur les plateaux télé et radio, peut-être dans l’espoir de se protéger de l’accusation de la complicité française avec ceux qui ont exterminé les Tutsis au Rwanda en 1994. C’est d’abord sur un plateau de TV5 Monde le 12 février dernier qu’il glorifie cet « immense expert » que serait celui qui participa à l’élaboration de la Constitution rwandaise sous Habyarimana. Bis repetita le 27 mars sur France 24, ou encore le 10 avril dans le 7/9 de France Inter, en réponse à Nicolas Demorand lui demandant s’il conteste le travail des historiens : « quels historiens ? Pas ‘’les’’ historiens, certains, certains. Par exemple j’ai ici le livre de Filip Reyntjens »… Sauf que Reyntjens n’est pas historien, mais juriste. Un détail ? Pas vraiment quand on sait que son Que sais-je ? a été accusé de « faire basculer l’histoire » dans une tribune signée par une vingtaine de chercheurs (Le Monde, 25/09/17 – Voir également « Quand Filip Reyntjens pervertit l’histoire », Billets n° 270, septembre 2017) Si Hubert Védrine cherche un travail sérieux d’historien sur le sujet, on ne saurait que trop lui conseiller celui de Florent Piton. Dans son livre Le génocide des Tutsi du Rwanda, cet universitaire, spécialisé sur les mobilisations sociales et politiques au Rwanda des années 1950 jusqu’à 1994, décrit la construction idéologique de l’anti-tutsisme dans un but politique. D’un format légèrement plus grand que le Que sais-je ?, espérons que cet ouvrage ne sera pas trop lourd ou encombrant pour l’ancien secrétaire général de l’Élysée… Mais il faut bien reconnaître qu’après sa lecture, il lui sera beaucoup plus délicat de contester certains faits historiques, comme sur le plateau de TV5 Monde. Lorsque le journaliste signale que « depuis des décennies il y avait au Rwanda cette idée de mener une épuration ethnique, en tous cas de mener un génocide contre les Tutsis », Védrine le coupe, indigné : « Qu’est-ce que vous racontez ? Le déclenchement c’est l’attaque en 90 ! (...) La façon dont cette question est racontée, en France uniquement – de plus en plus il y a un microphénomène français – depuis 15 à 25 ans, pour moi, c’est le plus grand scandale politico-médiatique depuis… 30, 40 ans ». Et de conseiller, de TV5 Monde à France 24 en passant par France Inter ou les colonnes du Figaro (1er/04), d’écouter toutes celles et ceux qui réécrivent l’Histoire en accusant le Front patriotique Rwandais (FPR) et son chef Paul Kagame, aujourd’hui président du Rwanda, d’être les véritables responsables du génocide des Tutsis.
Il a du talent, Védrine. Il sait choisir ses formules, ses punch-lines. Sa principale trouvaille consiste à répéter en boucle que « la France a tordu le bras » au régime rwandais d’Habyarimana en « imposant » les accords d’Arusha. En réalité, la diplomatie française n’a rien imposé du tout à Arusha, ce que même le colonel Robardey, conseiller technique français pour la gendarmerie rwandaise de 1990 à 1993, et dont les positions sont pourtant si proches des siennes, admet sur son blog : « le représentant français, M. Beliard, n°2 de l’Ambassade de France à Dar es Salam […] restait fidèle au rôle de facilitateur qui était celui de la France, penchant davantage vers l’observateur » (14/02/2019).
Védrine sait aussi s’indigner et évoquer un éventuel dépôt de plainte pour diffamation contre la médecin Annie Faure, présente au Rwanda en 1994, qui disait à son sujet deux jours plus tôt sur France Inter que « c’est lui qui a accepté ou fermé les yeux sur la livraison d’armes et la protection des génocidaires rwandais ». Il avait déjà menacé publiquement de poursuivre la revue XXI après la publication en juin 2017 d’un article le mettant en cause. Le journaliste Patrick de Saint-Exupéry, l’y accusait d’avoir confirmé de « s’en tenir aux directives fixées » sur une note confidentielle transmise à l’Elysée pendant l’opération Turquoise, qui évoquait l’émoi de militaires français face aux consignes données de réarmer les génocidaires en déroute réfugiés au Zaïre. La plainte n’est jamais parvenue à XXI, on verra si la menace envers Annie Faure connaîtra un sort différent.
Mais Védrine fait parfois des bides. Lorsqu’à l’occasion d’un reportage diffusé sur Arte, en avril, le journaliste lui rapporte que selon Walfroy Dauchy, logisticien pour la Croix-Rouge à Goma en août 1994, des militaires français étaient au courant de livraisons d’armes à destination de ceux qui venaient de commettre le génocide, l’ancien secrétaire de l’Élysée réfute, content de lui : « c’est un peu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Ou plutôt l’homme qui a vu l’homme qui a PAS vu l’ours ». Malheureusement pour lui, le journaliste semble s’intéresser davantage aux massacres des Tutsis qu’aux plantigrades.
Vingt cinq ans après, Védrine ne démord pas de la lecture ethniste qui prévalait à l’Elysée entre 1990 et 1994. L’exposition sur le génocide des Tutsis, installée à l’Hôtel de Ville de Paris par le mémorial de la Shoah, reproduit sa tribune parue dans Le Point en novembre 1996 : « Il y a au Rwanda et au Burundi 85 % de Hutus et 15 % de Tutsis. Toute élection donne donc arithmétiquement le pouvoir aux Hutus. » Il y proposait une « solution radicale » (la solution finale ayant déjà été consommée) : « un pays pour les Tutsis et un autre pour les Hutus ». N’ayant pas son « audace géopolitique », le Rwanda a finalement choisi une autre voie : la suppression de cette mention prétendument ethnique, aussi sinistre qu’absurde. Mais dans ses interventions médiatiques de ces dernières semaines, Védrine continue de faire un amalgame entre Tutsis (un groupe social) et FPR (un parti politique), une rhétorique qui servit pourtant de matrice au génocide, lorsque le Tutsi était l’ennemi.
Revenir sur cette lecture aujourd’hui pourrait ouvrir la voie à la reconnaissance des fautes politiques de l’époque. Or en 2004, dans le documentaire Tuez les tous !, interrogé à l’occasion des 10 ans du génocide sur la possibilité que la France présente un jour des excuses au peuple rwandais, il en avait déjà balayé l’idée : « c’est une espèce de mode un peu religieuse, la manie de la contrition, je sais pas, y a eu tellement d’horreurs depuis la nuit des temps qu’on pourrait y passer des journées entières à expier ce qu’on a fait tous les uns par rapport aux autres, sur tous les plans ». C’est le côté clown triste d’Hubert Védrine : un mélange de froideur et de ridicule, toujours sous les feux de la rampe, 25 ans après l’extermination d’un million de personnes par nos alliés de l’époque.