Il y a 25 ans, à l’ouest du Rwanda, sur les collines de Bisesero, pendant le génocide, quelques dizaines de milliers de femmes et d’hommes ont décidé de se regrouper. Depuis les hauteurs, ils déjouent les attaques des militaires, gendarmes, milices interahamwe, ils leur tiennent tête avec des lances, des couteaux, souvent de simples pierres. Le 27 juin au matin, une patrouille française de l’opération Turquoise, accompagnée de journalistes, découvre certains d’entre eux, au détour d’un chemin. « Nous n’avons pas les moyens d’agir, nous reviendrons dans trois jours » dit un soldat . « Dans ce cas mieux vaut nous tuer sur place », leur rétorque un des rescapés. Pendant trois jours, l’armée française ne fera rien pour sauver les rescapés avant qu’elle ne soit contrainte à intervenir par la pression de journalistes et de militaires du rang. Une armée française qui voit pourtant ses effectifs sur place renforcés à chaque heure, des hommes sur-entrainés, fortement dotés en matériels, mais principalement venus pour en découdre avec le FPR, plutôt qu’exercer réellement une mission humanitaire, ce qui était pourtant leur mandat. Cette scène, cette méfiance vis-à-vis des Français, mais aussi l’espoir qu’ils ont pu ressentir en les voyant arriver ce sont Eric et Bernard, rescapés de Bisesero qui l’ont raconté le 22 juin dernier à Paris à l’occasion d’un colloque organisé par Survie, qui a réuni pour la première fois rescapés, témoins, avocats et même certains militaires.
C’était il y a 25 ans et pourtant c’était hier. Les preuves, témoignages, notes, archives, du moins celles que l’on a accepté de déclassifier, s’entassent, se croisent, se complètent, dressent une chronologie minutée, cohérente, édifiante de l’inaction des responsables politiques et militaires français. Depuis 2005, ce dossier fait l’objet d’une instruction judiciaire pour complicité de génocide, et les, parties civiles rwandaises et françaises (dont Survie), savent maintenant qu’elle ne débouchera vraisemblablement sur rien. Malgré les milliers d’heures, les dizaines de milliers de cotes et de pièces, les dizaines de courriers, interpellations, demandes d’actes, refus d’actes, appels, rejets, recours, etc. Refus d’instruire, raison d’État, auto-censure, déni de justice, les mots ne manquent pas pour qualifier l’inqualifiable démission de la Justice dans ce dossier à ce jour.
Dans notre pays, nous le savions déjà, le pouvoir exécutif décide seul où et quand envoyer des troupes, surtout lorsqu’il s’agit de l’Afrique. Le Parlement ne contrôle pas les interventions militaires. Le secret-défense pèse comme un couvercle sur tous les dossiers sensibles. Nous le savions aussi. Mais dans notre pays, la justice ne juge pas, ou en tout cas, ne veut pas condamner des militaires, les accuser de complicité de génocide, et encore moins remonter à ceux qui leur ont donné des ordres. Et cela nous ne pouvions l’imaginer. C’était il y a 25 ans et nous espérons qu’il ne nous en faudra pas encore autant pour reconstituer totalement, ces trois petits jours, ces 72 petites heures, durant lesquelles « on » a décidé de ne pas faire, ou « on » n’a pas décidé de faire, ou « on » a décidé de laisser faire. Le 26 juin des militants et des rescapés rwandais ont versé quelques grammes de terre de Bisesero dans la Seine, pour contribuer symboliquement à ce que le petit périmètre du cœur de Paris reliant l’Elysée, le Quai d’Orsay, le Ministère de la Défense, où le sort des victimes s’est décidé, et les collines de Bisesero soient désormais liés à jamais par cette histoire commune qui s’est écrite il y a 25 ans durant ces « trois jours de trop ». N’oublions pas les Tutsis de Bisesero, n’oublions pas de résister inlassablement contre le déni de justice et l’impunité.