Survie

Bernard : "Mieux vaut mourir en courant dans la colline qu’être tués dans l’église"

Bernard Kayumba (à gauche) et Eric Nzabihimana (à droite) lors du colloque organisé à Paris par Survie le 22/06/2019. Photo Emmanuel Cattier
rédigé le 27 juin 2019 (mis en ligne le 13 octobre 2019) - Bernard Kayumba

À l’occasion des 25 ans de la tragédie de Bisesero, Survie a reçu Éric Nzabihimana et Bernard Kayumba. Tous deux ont survécu à Bisesero et sont aujourd’hui plaignants dans l’affaire intentée contre la chaîne de commandement politique et militaire pour complicité de génocide. Leur venue était l’occasion de faire connaître leurs récits.

Bernard Kayumba, 24 ans en 1994

Je suis aussi rescapé de Bisesero, j’ai presque la même histoire du génocide qu’Éric, mais je n’étais pas natif de Bisesero. Je venais d’un autre secteur proche et j’étais étudiant en philosophie au grand séminaire. Quand le génocide commença le 7 avril 1994, j’étais en vacances à la maison depuis 2 jours.

Dans mon village, le génocide n’a pas immédiatement commencé. On suivait de près la situation et on a rapidement vu que ça évoluait négativement. Le 9 avril, des maisons de Tutsi ont été brûlées dans le village. Le soir du 10 avril, ils ont attaqué notre maison et on est partis immédiatement se cacher dans la bananeraie, moi, mon père et mes sœurs, ma tante et mon cousin. Le matin du 11, on est restés là, mais j’ai pris mes 2 sœurs, et je suis allé les cacher chez un voisin hutu. Je croyais qu’il allait les protéger, mais plus tard, elles ont été violées et tuées. Le 12, à midi, un groupe de tueurs est venu me chercher.

A ce moment-là, ils voulaient surtout éliminer les intellectuels, les gens qui étaient un peu considérés, bien positionnés dans la société. Ils sont passés juste à côté de moi, mais par chance ils ont changé de direction et j’ai survécu. Mais ils ont attrapé mon père et l’ont tué. Une dame est venue me dire d’attendre la nuit pour bouger et que des Tutsi étaient réfugiés dans la paroisse de Mubuga. J’ai quitté ma cachette à minuit et j’ai mis six heures à atteindre la paroisse, pour éviter les embuscades, alors que c’était très proche. En arrivant, j’ai vu que les tueurs contrôlaient les abords de l’église. Par chance, j’ai pu entrer sans me faire prendre. J’ai pensé que le prêtre Hitayezu Marcel, vicaire de la paroisse à l’epoque, allait bien m’accueillir car c’était ma paroisse et j’étais au grand séminaire. Mais il m’a dit : « Attention ne me touche pas, je ne veux pas de toi. » L’église était pleine de gens, les réfugiés étaient sans eau ni nourriture depuis 3 ou 4 jours, car le prêtre avait coupé l’eau et les vivres et il négociait avec les tueurs pour nous livrer.

Le 15 avril, très tôt vers 5h-5h30, ils ont attaqué l’église. On s’était préparé à résister, pour les empêcher de rentrer à l’intérieur, car eux voulaient nous faire sortir de l’église pour nous tuer avec des machettes et des haches, mais on préférait être fusillés ou bien être tués par les grenades. Les combats ont duré de 5h30 à 11h, ils ont lancé des grenades, des gazs lacrymogènes, ils ont fusillé dedans, mais on a résisté. Alors ils ont arrêté et ont dit : « On va garder l’église, et comme vous avez encore un peu de force, on va vous garder dedans, et dans 2 ou 3 jours, on reviendra vous exterminer sans résistance ». On est resté là en attendant la mort, et puis le soir, il y a quelqu’un que je connaissais de l’école primaire, Philipe Rwesandekwe, qui m’a dit : « Je connais une route qui va au Burundi à travers la forêt de Nyungwe, on peut y aller mais en petit groupe » Finalement, on est partis à 9.

On a quitté l’église la nuit, vers 21h45. Grâce à la nuit, les tueurs ne nous ont pas vus. Mais sur le chemin, on est tombé dans une embuscade : 4 ont été tués et on a continué à 5. On est arrivé à Bisesero très tôt le 16 avril au matin. Comme il commençait à faire jour, on a décidé de se cacher afin de continuer la route vers la forêt de Nyungwé, la nuit. Juste quand on venait d’arriver dans notre cachette, il y a un homme qui est venu de Bisesero avec deux petits enfants. Sa femme avait été tuée la veille. Il nous a dit que la forêt de Nyungwé était très surveillée, mais qu’ici, à Bisesero les gens résistaient ensemble sur les collines. On s’est caché toute la journée et le soir il est revenu nous chercher.

On a rejoint les autres et on a commencé à combattre, à mener une résistance. La stratégie était de surveiller les collines pour voir d’où venaient les tueurs, et s’il y avait une attaque d’envoyer un groupe pour aller la combattre. Les attaques venaient, on combattait, on essayait de s’approcher d’eux. Et puis, on avait l’ordre de se mêler avec l’ennemi, justement pour semer la confusion entre les tueurs, afin que ceux qui tenaient les fusils ne puissent pas tirer sur nous, par peur de s’entretuer. Et ça nous arrangeait pour pouvoir nous défendre et chercher à attraper celui qui avait le fusil. Les Tutsi de Bisesero avaient l’habitude de résister depuis 1959, ils avaient développé cet esprit de résistance pour protéger les plus faibles, les enfants, les vieux, et aussi le bétail.

On a vécu dans cette situation pendant un mois. Et puis il y a eu une pause dans les attaques. On croyait que c’était fini, mais ils préparaient une grande attaque. Le gouvernement intérimaire rwandais disait qu’à Bisesero ce n’était pas des Tutsi réfugiés mais des membres du FPR. Ils ont inventé ces histoires pour mobiliser l’armée, les gendarmes, la population pour aller nous tuer à Bisesero.

Pendant l’attaque du 13 mai, on a essayé de se défendre comme avant, mais ils ont encerclé la colline de Muyira et l’ont bombardée. Il y a eu beaucoup beaucoup de morts pendant ces deux jours. On n’avait plus de force. Ça a brisé totalement notre résistance de manière qu’après, on nous chassait dans les brousses, dans les trous, en utilisant les chiens, avec tous les moyens possibles, de façon qu’il ne restait que peu de gens à Bisesero, alors qu’au départ, on était un grand nombre entre 50 000 et 60 000 Tutsi.

Le 27 juin, les militaires français sont venus à Bisesero

On avait gardé un poste de radio, les piles ont duré pendant tout le génocide, et le soir, on se rassemblait pour écouter les informations et on a entendu que la France allait intervenir au Rwanda. On a su quand ils sont arrivés à Goma, puis à Kibuye, puis à Gishyita à 5 km de Bisesero. On voyait des mouvements, mais on ne savait pas ce qu’ils allaient faire. Certains ont pensé que nous allions être sauvés par ces militaires, mais personnellement, ça ne m’intéressait pas, je n’avais aucune confiance en ces militaires.

La première chose qui me poussait à perdre cette confiance, c’est que ça faisait 3 mois que le génocide s’exécutait au Rwanda. On tuait les Tutsi depuis 3 mois. La première question que je me suis posée, c’était : « Si les militaires français avaient le souci de nous sauver, de toute façon, ils n’allaient pas attendre 3 mois. » Au bout de 3 mois, le génocide était fait. Les Français ont soutenu un régime criminel et quand ils ont vu que c’était la débâcle, ils sont intervenus pour sauver les autorités du régime, avec le prétexte de sauver les Tutsi.

Le 27 juin quand ils sont venus, on les a rencontrés, on a mené des discussions et ils ont vu que nous étions des morts-vivants. Et à nos alentours, ils voyaient des milices bien armées qui étaient autour de nous et ils ont décidé de nous abandonner devant ces tueurs. Donc là, on les a suppliés, moi-même j’ai demandé à ces militaires, au lieu de nous laisser, qu’ils nous tuent eux-mêmes, qu’ils nous jettent des grenades dessus parce qu’on leur disait : « Si vous nous quittez, vous voyez aux alentours, ils vont nous exterminer tout de suite. » Et ils ont dit : « On n’est pas assez préparés, on va partir et revenir dans 3 jours. » Trois jours alors qu’ils étaient basés à 5 km de Bisesero, à Gishyita, et à 30-35 km à Kibuye avec leurs hommes. Donc on se demandait s’ils avaient vraiment le souci de nous sauver. Ils n’ont pas demandé d’intervention. Ils disaient : « On va vous surveiller avec les hélicos, comme ça, il n’y aura plus d’attaques ». Mais ce qu’on a expérimenté c’est le contraire. Pendant ces 3 jours, beaucoup de gens ont été tués.

Le 30 juin, quand ils sont revenus, par chance, j’étais encore vivant. On a formé un camp de rescapés tutsi à Bisesero avec eux, ils ont commencé à distribuer des vivres et quelques habits. Ils voulaient montrer au monde entier qu’ils avaient sauvé des Tutsi. Mais ils continuaient à nous dire qu’on avait des relations avec le FPR, donc ils ne voulaient pas nous évacuer ailleurs. Ils ont dit qu’on n’était plus leur priorité, que c’était les Hutu qui fuyaient vers le Congo. Au milieu du mois de juillet, les Français nous ont demandé de convoquer tous les rescapés et de leur demander s’ils voulaient rester avec eux ou partir dans la zone du FPR. Tout le monde voulait partir. Ils étaient très fâchés, alors ils ont arrêté toute distribution de vivres et ils ont commencé à préparer les évacuations. Ils nous ont entassés dans des camions pour partir, on est allés dans la zone contrôlée par le FPR et peu à peu on a commencé à reprendre une vie.

A Bisesero, il y a une autre chose qui me poussait à ne pas avoir confiance en ces militaires, c’est que personnellement j’avais expérimenté, bien avant, des mauvais moments avec des militaires français. Ce que je vais vous dire, ça prouve aussi l’implication des militaires français, je dirais dans le génocide, ou bien dans la formation des FAR pour tuer les gens.

Je vais vous donner des exemples. Un qui m’a fortement choqué : en 1992, le 4 juin, j’étais en première année au grand séminaire dans les hautes montagnes qui surplombent Kigali, à Rutongo. Le 5 juin, si je me souviens bien, des éléments du FPR ont capturé la ville de Byumba et quand on est à Rutongo, on voit à vol d’oiseau où se trouvait cette préfecture de Byumba. Et quand le FPR a pris cette ville, les militaires français déguisés sont montés en camion et ils ont installé leurs armes lourdes - c’était juste à coté du grand séminaire - pour bombarder Byumba où était le FPR, pour les déloger. Donc personnellement, je les ai vus là-bas avec leurs armes. Ils se camouflaient pour faire croire au public que c’étaient des noirs, je les ai vus personnellement.

En plus de cela, ce qui m’a choqué fortement, après l’attaque du FPR du 8 février 1993, alors que je quittais le grand séminaire de Kabgayi au centre centre du pays. Je venais à Kigali pour rendre visite à un ami. Quand je suis arrivé à la porte de Kigali, tout près du pont de Nyabarongo, il y avait une barrière et sur cette barrière, il y avait des gendarmes rwandais et des militaires français. Ils ont arrêté le taxi, ont regardé dedans et puis ils ont appelé 3 personnes dont je faisais partie, pour les obliger à sortir. Arrivés dehors, ils ont demandé au chauffeur de continuer. Nous sommes restés là, et ils ont vérifié nos pièces d’identité. Sur la mienne, il a regardé directement là où est mentionnée l’ethnie, sous la photo, et il m’a demandé : « Hutu ou Tutsi ? ». J’ai refusé de répondre. Il m’a dit : « Toi, tu es tutsi parce que tu es élancé et tu as un long nez, tu es tutsi, va te mettre là-bas. » On nous a mis sur le bord de la route et j’ai rencontré encore 3 personnes, des Tutsi qu’on avait mis là-bas aussi. Leur stratégie, c’était de faire sortir les Tutsi des taxis, de les entasser au bord de la route et puis le camion militaire de l’armée rwandaise passait pour les prendre afin d’aller les tuer. Et par chance, avant que ce camion ne passe, il y a eu un véhicule du CICR (Comité international de la Croix-Rouge). Arrivés à cette barrière, ils nous ont vus et se sont garés à côté. Ils ont demandé aux militaires français et aux gendarmes rwandais pourquoi nous étions là. Quand ils ont répondu que c’était parce que nous n’avions pas nos pièces, la Croix-Rouge est venue vérifier avec nous et a vu qu’on avait tout. Les militaires ont été obligés de nous laisser partir.

Je suis rentré au grand séminaire, parce que je voyais que si je continuais à Kigali, le retour pourrait être dangereux. Donc à ce moment-là, j’étais très choqué de voir les militaires français sur une barrière qui commencent à m’observer et à regarder ma carte d’identité, pour chercher où était marquée l’ethnie, et me dire que je suis tutsi pour telle ou telle raison. Et ça, c’était en 93.

Quand ils sont venus à Bisesero, j’avais déjà perdu complètement confiance en eux. Je les voyais compliquer la situation au Rwanda plutôt que de contribuer à une solution pour le bien de tout le monde.

Les instances habilitées ont convenu que la date de commémoration à Bisesero serait le 27 juin de chaque année. Le choix de cette date était motivé : il fallait que le 27 juin soit l’occasion de se souvenir de nos proches exterminés à Bisesero et aussi l’occasion de rappeler chaque année que l’armée française nous a abandonnés, de souligner la complicité française à chaque commémoration. Les rescapés et la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG) ont approuvé cette date. L’objectif était de faire entrer le dossier français dans la commémoration.

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