Après Le ventre des femmes, F. Vergès propose dans Un féminisme décolonial, aux éditions La Fabrique, un texte court, comme un manifeste qui affirme la place du féminisme dans la lutte anti-coloniale et la place du colonial dans le féminisme, et ouvre ainsi le champ d’un espace de lutte.
Le livre de Françoise Vergès propose des pistes novatrices pour Survie car nous pouvons constater que cet angle d’analyse fait défaut dans nos travaux, et que si les conséquences du néo-colonialisme sont dénoncées, celles spécifiques sur les femmes sont absentes.
Janvier 2018, des femmes racisées, en grève contre la société ONET, sous-traitante de la SNCF, obtiennent gain de cause. Le focus fait sur cette victoire, dès les premières pages du livre est significatif. Le travail du nettoyage, labeur invisible, mal payé, mal considéré, effectué majoritairement par des femmes racisées, concentre les caractéristiques du « capitalisme racial et de l’hétéropatriarcat » (p10). Ainsi, Vergès met en lumière ce qui est invisibilisé et décentre le regard des blanc.hes.
Le colonialisme désigne un processus, la colonisation une période, et la colonialité décide « d’ une manière d’être humain, assigne à une hiérarchie de l’humain ». Le terme décolonial, trop souvent mal interprété, sans s’inscrire dans une temporalité, déconstruit le rôle de la « matrice de la race » (du titre du livre d’Elsa Dorlin). En revenant sur l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, F. Vergès montre comment des rapports humains se sont construits en désignant des êtres valables et d’autres négligeables. La construction du blanc, comme classe sociale, se fait sur l’exclusion des non-blancs. En effet, le racisme comme « exercice du pouvoir » bénéficie à ceux qui profitent du privilège blanc, et qui ne s’en rendent pas compte tant le blanc est la norme. De même, l’effacement de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, comme si cette histoire n’était pas celle de la France, occulte la construction de la colonialité et empêche de voir comme celle-ci est constituante du capitalisme.
Loin de questions de repentance, Vergès invite à prendre à bras le corps cette histoire, que la France peine à prendre en compte alors qu’elle est au fondement de la société actuelle. Les tensions et clivages que peut provoquer le terme « décolonial » témoignent de l’ancrage du racisme, et de l’urgence de ces questions.
En se penchant sur l’histoire, Vergès pose les jalons d’une généalogie du féminisme, et montre comment le féminisme civilisationnel se construit sur l’émancipation des femmes blanches par l’oppression d’autres femmes et pose ainsi la colonialité du genre. Pour cela, elle revient sur des éléments historiques de l’esclavage et de la colonisation. Ainsi, elle montre la difficulté et la réticence des femmes blanches à prendre conscience de leur position dans la société, de leurs privilèges, alors qu’un discours féministe peut être tenu. En interpellant les féministes universalistes, on peut voir un parallèle avec l’interpellation des peuples occidentaux ; l’ignorance du sort des femmes racisées et des femmes du sud permet au féminisme « universel » de se dégager de cette responsabilité. Cela renvoie à l’ignorance du passé et du présent colonialiste de la France, qui permet alors le même dédouanement. Or on doit rappeler que si les femmes en occident accèdent plus qu’auparavant aux postes à responsabilité, les femmes qui effectuent actuellement les travaux du « care » et de l’entretien en général sont en majorité racisées.
De plus, on retrouve également la même invisibilisation des luttes des femmes du sud, des territoires outre-mer, des quartiers populaires. Comme si ces luttes féminines avaient commencé et étaient exclusivement blanches, occidentales. Cette invisibilisation rappelle celle des révoltes pendant la colonisation, des luttes d’indépendance, des luttes actuelles contre la présence occidentale. D’autre part, les rapports de domination néocoloniaux n’incluent pas seulement le pillage de matières premières ou la présence de l’armée, mais imposent également une norme de ce que doivent être les rapports de genre, et un agenda pour l’évolution de ceux-ci. Cela sans prendre en compte la chronologie des pays du sud, leur déstructuration par la colonisation et les guerres, ou bien encore l’histoire des populations de l’immigration post-coloniale.
Au-delà de ce colonialisme culturel, cela permet des discours comme celui de Macron à Ouagadougou, qui affirme que l’absence de développement en Afrique est due au taux de natalité, omettant volontairement les rapports de force impérialistes anciens et présents. En France, les débats violents sur les femmes voilées et les attaques de l’Islam en général, ne prennent jamais en compte l’histoire coloniale. L’Islam devenant alors l’incarnation du patriarcat, les femmes du nord se devant de sauver les femmes oppressées musulmanes. F. Vergès alerte sur la capacité du capitalisme à s’approprier les notions et appelle aux pratiques du marronnage, notamment par une réappropriation de l’histoire et des savoirs. Le « décolonial » redonne au féminisme toute son ampleur.
L’idée forte de ce texte est la notion de multidimensionnalité qui propose d’aller au-delà de l’intersectionnalité entre les dominations pour penser ensemble les différentes oppressions, dans leurs articulations. Il s’agit là de dépasser une certaine tendance à la hiérarchisation des luttes ou à la mise de côté de la race au profit de la classe. Cela souligne aussi un écueil du féminisme qui se contente des questions d’égalité de genre. Vergès cite Angela Davis : « le féminisme va bien au-delà de l’égalité de genre, et il dépasse largement la question du genre » (p12). Un féminisme décolonial s’inscrit clairement dans la lignée des textes féministes noirs américains, comme ceux de bell hooks. La force de ce texte est de porter ces idées dans le contexte français, en soulignant à quel point la France est un produit de son histoire d’esclavage et de colonisation. F. Vergès place au centre du féminisme décolonial la nécessité du combat contre les violences policières et contre la militarisation accélérée de la société. Des sujets déjà abordés par Survie, qui pourraient être nourris par cette approche.
Comme l’annonce la première partie, Vergès œuvre à définir les bases d’un camp, d’un espace de lutte, invisibilisé, celui du féminisme décolonial dont l’objectif est « la destruction du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme », et invite, en s’inscrivant dans les luttes anti coloniales, au marronage, à l’ouverture de possibilités de changement radical.