Survie

Trois jours de trop à Bisesero

rédigé le 27 juin 2019 (mis en ligne le 27 mars 2020) - Billets d’Afrique et d’ailleurs...

Du 7 avril à la mi-juillet 1994, le génocide des Tutsis fait rage au Rwanda. Sur les collines de Bisesero, des dizaines de milliers de Tutsis se sont rassemblés dès le début des massacres et résistent ensemble aux tueurs. Le 13 mai, une attaque massive est menée sur les collines et la grande majorité d’entre eux est exterminée. Un mois et demi plus tard, le 27 juin, les deux mille survivants, toujours traqués quotidiennement par les tueurs, sont abandonnés par l’armée française.

Le 22 juin 1994, les autorités françaises déclenchent l’opération Turquoise au Rwanda. Présentée comme une opération humanitaire visant à arrêter les massacres, elle poursuit des objectifs militaires dans la continuité du soutien passé au gouvernement génocidaire. Les militaires de Turquoise, basés les premiers jours au Zaïre, effectuent des patrouilles de reconnaissance et de renseignement dans le sud-ouest du Rwanda.

C’est dans ce contexte que, le 27 juin 1994, une patrouille française du Commando Parachutiste de l’Air (CPA 10), basé à Kibuye, et rattaché au Commandement des Opérations Spéciales (COS) se rend sur les hauteurs de Bisesero. Le lieutenant-colonel Duval, qui la commande est alors interpellé par un groupe de survivants tutsis qui le supplient de les secourir. Duval leur dit de retourner se cacher jusqu’à ce que les Français reviennent d’ici deux ou trois jours. La hiérarchie militaire française est avertie le jour même, notamment par Duval qui insiste sur le risque d’extermination couru par ces Tutsis. Mais aucun ordre de leur porter secours n’est donné, ni par le supérieur de Duval, le colonel Rosier, chef des forces spéciales de Turquoise, ni par le général Lafourcade, commandant de l’opération. Pendant les trois jours qui suivent, les massacres s’intensifient, conséquence du fait que les rescapés tutsis ont pris le risque de sortir à découvert pour interpeller les militaires français. C’est le « travail » du génocide qui se poursuit, alors même que le premier détachement français ne se trouve qu’à quelques kilomètres à Gishyita, suffisamment proche pour pouvoir observer les massacres : il est composé de commandos de marine, d’une dizaine d’hommes du 13e régiment de dragons parachutistes et de 4 gendarmes, aux ordres du capitaine de frégate Marin Gillier. Trois jours après avoir croisé pour la première fois des militaires français, les rescapés de Bisesero sont finalement secourus le 30 juin par certains militaires du détachement Gillier. Ce sauvetage résulte de l’intervention de journalistes et de l’initiative prise personnellement par ces militaires, et non d’instructions venues de leur commandement. Ce jour-là, le 30 juin, ils sont 800 survivants, dont une centaine de blessés graves, alors qu’ils étaient environ 2000 le 27 juin. L’inaction de l’armée française pendant ces 3 jours aura donc coûté la vie à des centaines d’entre eux.

Complicité de génocide ?

En février 2005, six rescapés tutsi déposent plainte contre X devant le tribunal aux armées de Paris (TAP), parmi eux Éric Nzabihimana et Bernard Kayumba. La Ligue des droits de l’homme (LDH), la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) puis Survie se sont engagées dans ce dossier judiciaire comme parties civiles, en appui aux plaignants rwandais, rejointes ensuite par la LICRA et Ibuka-France.

La procédure judiciaire a connu des obstacles dès ses débuts : en mai 2006 le Parquet du tribunal aux armées de Paris (TAP) a estimé que certaines plaintes n’étaient pas recevables. La juge d’instruction du TAP Brigitte Raynaud, est passée outre, et la totalité des plaintes a finalement été acceptée par la Cour d’appel. Depuis janvier 2012, le dossier est instruit par le Pôle « crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre » du tribunal de Paris (le TAP ayant été supprimé).

L’instruction a permis d’établir que les plus hautes autorités militaires françaises ont eu connaissance, dès le 27 juin 1994, de la poursuite du génocide sur les collines de Bisesero et qu’aucune mesure n’a été prise pour intervenir et y mettre un terme, qu’aucun ordre de porter secours aux Tutsis n’a été donné et qu’il a fallu l’initiative personnelle de militaires de terrain, avertis par des journalistes, pour enfin aboutir à leur sauvetage le 30 juin 1994.

Du 27 au 30 juin 1994, l’absence de réaction de leurs supérieurs a conduit les détachements du lieutenant-colonel Duval, commandant le groupe basé à Kibuye, et du capitaine de frégate Gillier pour le groupe stationné à Gishyita, à ne pas se rendre dans les collines de Bisesero pour mettre fin aux massacres en cours. Pire : il semble bien que Marin Gillier et ses hommes aient laissé partir vers Bisesero, où le génocide se poursuivait, des miliciens qui circulaient autour de leur position, et ce alors que les militaires français faisaient figure d’autorités pour les tueurs et que leur seule présence aurait permis de mettre fin aux massacres. Certains militaires de haut rang et/ou sur le terrain, ou certains responsables politiques, auraient-ils décidé, en connaissance de cause, de fermer les yeux sur le crime de génocide en cours à Bisesero ? Rappelons que l’objet de la mission de la force Turquoise était pourtant de « mettre fin aux massacres partout où cela est possible éventuellement en utilisant la force ». Il s’agit donc pour la justice de déterminer si ces actes relèvent de la complicité de génocide.

Déni de justice

Malgré ces faits accablants, les trois juges d’instruction en charge du dossier ont en juillet 2018, informé les parties civiles (rescapés et associations) de leur intention de clore l’enquête. En réponse, celles-ci ont redéposé des demandes d’actes non exécutés par les magistrats, en y ajoutant de nouvelles demandes d’actes, car elles estimaient que les faits établis par les éléments du dossier nécessitaient la mise en examen de plusieurs militaires français. En effet, en treize années d’instruction, plusieurs points cruciaux n’ont jamais été établis.

Tout d’abord, il n’a pas encore été possible de déterminer qui a décidé de ne pas intervenir à Bisesero. Des documents militaires essentiels (ordres, compte rendus quotidiens) n’ont pas été versés à la procédure. Aucun des membres de l’état-major des armées ou des autorités politiques décisionnaires de l’époque n’a été interrogé. Pourtant il y a fort à parier que le ministre de la Défense de l’époque François Léotard, le chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques lanxade, et son adjoint le général Germanos, les conseillers du président de la République le général Quesnot et Bruno Delaye, le secrétaire-général de l’Elysée Hubert Védrine, ainsi que le chef du commandement du COS à Paris, le général Le Page et son homologue sur le terrain, le colonel Rosier, auraient beaucoup à dire, mais leurs auditions, demandées, n’ont pas eu lieu ou ont été expressément refusées par les juges d’instruction.

Par ailleurs, non seulement les responsables n’ont pas donné l’ordre d’intervenir, mais certains d’entre eux ont diffusé de fausses informations auprès de la presse. Entre le 27 et le 29 juin, le colonel Rosier, qui commande l’ensemble du détachement du COS de Turquoise, parle aux journalistes d’« hommes du FPR » présents à Bisesero. Les 28 et 29 juin, le capitaine Marin Gillier, pourtant basé à Gishyita d’où les massacres sont visibles, parle publiquement d’affrontements et de combats. Or tous deux étaient censés savoir depuis le 27 juin que les personnes tuées à Bisesero étaient des civils tutsis en cours d’extermination.

Enfin, des témoins rwandais, dont d’anciens tueurs, accusent les militaires français d’avoir laissé les tueurs se rendant à Bisesero passer librement leurs points de contrôle à Gishyita entre le 28 et le 30 juin 1994. Malgré les demandes des parties civiles, ces témoignages n’ont à ce jour pas été recoupés par les juges.

Au regard de la somme des faits déjà établis et de la masse d’informations qui pourrait encore être obtenue si seulement l’ensemble des auditions étaient menées et l’intégralité des documents « secret-défense » versés au dossier, la clôture de l’enquête à ce stade s’apparente à un déni de justice. La justice française semble préférer protéger quelques militaires plutôt que de contribuer à juger un génocide, et il revient donc aux rescapés, aux associations et aux citoyens de poursuivre leur mobilisation pour que, à défaut de justice, la date du 27 juin reste dans la mémoire collective comme celle à laquelle l’armée française s’est rendue, une fois de plus, complice d’un crime contre l’humanité.

27 juillet 2018 : Les juges d’instruction informent les parties civiles de leur intention de clore l’enquête.

26 octobre 2018 : En réponse, les parties civiles déposent des observations et demandes d’actes auprès des juges.

22 novembre 2018 : Les juges d’instruction rejettent ces nouvelles demandes d’actes.

26 novembre 2018 : Les parties civiles font appel de ce refus auprès de la Chambre de l’Instruction.

Hiver 2019 : Le président de la Chambre de l’instruction rejette cet appel sans même convoquer d’audience collégiale de la Chambre de l’instruction.

Hiver 2019 : Les avocats des parties civiles déposent une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) à propos de cette disposition qui permet au président de la Chambre de l’instruction d’user de son « filtre » pour empêcher que l’appel soit étudié collégialement par la Chambre de l’instruction.

21 mars 2019 : La QPC est défendue devant les magistrats instructeurs de la Cour d’Appel de Paris

Avril 2019 : Le président de la Chambre d’instruction juge la QPC irrecevable, il s’agit du même juge qui avait fait usage de son filtre pour rejeter les appels des parties civiles précédemment, ce filtre justement contesté par la QPC.

23 avril 2019 : Les avocats des parties civiles déposent un recours pour excès de pouvoir de ce juge devant la Cour de Cassation

17 juin 2019 : Les parties civiles déposent une nouvelle demande auprès des juges pour qu’ils sollicitent à nouveau la levée du secret défense sur les documents qui avaient été jusque là refusés ou partiellement communiqués par le ministère de la défense, et qui pourraient pourtant être communiqués aux historiens suite à la décision d’Emmanuel Macron de créer une commission de chercheurs sur le rôle de la France au Rwanda.

27 juin 2019 : Les juges d’instruction rejettent cette nouvelle demande.

Les prochaines étapes : Le réquisitoire du Parquet, probablement pour demander le non-lieu, à la suite duquel les parties civiles auront un mois pour réagir, puis l’ordonnance (de non lieu selon toute vraisemblance) des juges d’instruction, contre laquelle un appel est possible ; et en parallèle l’examen du recours pour excès de pouvoir devant la Cour de Cassation.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 287 - juin 2019
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