Survie

Le Drian adoube Biya et repêche Bolloré

rédigé le 2 novembre 2019 (mis en ligne le 3 avril 2020) - Thomas Noirot

La visite officielle du ministre français des Affaires étrangères est venue sceller le nouveau pacte entre Paris et Yaoundé, pour le plus grand bonheur de Bolloré… et pour le malheur des Camerounais.

Début octobre, le régime de Paul Biya, 86 ans dont 37 comme dictateur du Cameroun, organisait un simulacre de dialogue national au sujet de la guerre dans les deux régions anglophones du pays et libérait quelques centaines d’opposants politiques et de militants sécessionnistes. Il redevenait alors immédiatement fréquentable pour Emmanuel Macron, qui s’afficha volontiers avec lui dans un tête à tête diplomatique le 10 octobre à Lyon en marge d’une rencontre internationale (Cf. Billets n°290, octobre 2019).

Biya, ami de la France

Le timing était tellement parfait que 12 jours après cette rencontre entre Biya et Macron, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est précipité au Cameroun, les 23 et 24 octobre. Pour le gouvernement français, l’enjeu semblait de rappeler à Biya qu’il peut compter sur la légitimation du « pays des Droits de l’Homme » s’il ne s’écarte pas trop des intérêts tricolores. Le calendrier permettait en effet de l’empêcher de se rendre au forum économique Russie-Afrique, organisé exactement aux mêmes dates à Sotchi et qui consacrait la volonté de Moscou d’accroître son influence sur le continent africain. La France, pays jacobin par excellence, a prétendu appuyer le Cameroun pour la définition et la mise en œuvre du « statut spécial » que les conclusions du grand dialogue du début du mois ont promis aux deux régions anglophones sans plus de précisions. Comme si la décentralisation à la française avait quelque chose à voir avec la moindre expérience de « statuts spéciaux » - les Corses et les Basques doivent rire jaune.

Et la diplomatie tricolore a mis le paquet : au sortir du palais de Biya, Le Drian a annoncé sans complexe « une relance de la coopération entre le Cameroun et la France dans tous les domaines, y compris dans le domaine politique ». On imagine le tollé que provoquerait une telle déclaration avec une autre dictature. Mais pas quand c’est en Afrique. Le ministre français a aussi annoncé qu’il allait « inaugurer » un pont construit à Douala sur des financements du Contrat de Désendettement Développement (C2D), c’est-à-dire de l’annulation de dette habillée en aide au développement, savamment aiguillés vers Vinci par l’Agence française de développement (cf. Billets n°269, été 2017). Il a parlé trop vite, les autorités camerounaises ne prévoyant que ce qui est devenu une simple « visite » dans son agenda, mais il a ainsi célébré l’ingérence économique française dans le pays. Pourtant la France assume également de renforcer son soutien militaire, qui envoie dans un pays en guerre le signal politique le plus fort, comme en a témoigné « l’accostage inédit », le jour même de l’arrivée de Le Drian, d’un navire militaire français au nouveau port de Kribi (co-géré par Bolloré) « avec à son bord 180 membres de l’équipage et du matériel militaire pour l’exercice ”Grand Africa Nemo” » (dans les eaux du golfe de Guinée) prévu 4 jours plus tard (CRTV, 23/10). Les Camerounais, qui savaient déjà que le « Grand dialogue national » n’était qu’une farce, ont ainsi eu la confirmation que celle-ci avait été co-écrite à Yaoundé et à Paris.

Bolloré remonte en selle

Biya n’est pas ingrat d’un tel soutien : après avoir laissé depuis janvier Bolloré se faire écarter du renouvellement de la concession du port de Douala, il a donné le jour même de son entretien avec Le Drian l’instruction de geler le processus d’attribution au groupe TIL, concurrent de Bolloré. Le champion français des ports africains avait initié une démarche judiciaire pour contester son éviction, et entrepris – en vain jusqu’alors – de solliciter directement l’arbitrage de la présidence camerounaise (RFI, 2/10). Le courrier du Secrétaire général de la présidence, dont la fuite peut même avoir été organisée par le régime, a été commenté sur les réseaux sociaux camerounais comme la preuve de l’obéissance docile de Biya à la voix de son maître français… Mais cela peut surtout s’interpréter comme la réussite d’un chantage de Biya vis à vis de la France : menacer les parts des entreprises françaises, à commencer par Bolloré, pour obtenir la réaffirmation du soutien de Paris en dépit de la répression des opposants et de la guerre dans les régions anglophones (cf. Billets n°283, janvier 2019). Droits humains ou business, à Paris le choix est vite fait.

Contrariétés suisses

Quatre jours après, l’ambassadeur de Suisse à Yaoundé s’est précipité au palais de Paul Biya pour discuter de « plusieurs sujets d’intérêt commun : les relations bilatérales, la situation dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, le grand dialogue national et les questions économiques. Sur ce dernier point, le diplomate helvétique a relevé l’implication des entreprises suisses dans le développement du Cameroun et évoqué la concession du terminal à conteneurs du port autonome de Douala au profit d’une entreprise de droit suisse » (prc.cm, 28/10). Le groupe TIL, qui se voyait déjà récupérer le terminal au nez à la barbe de Bolloré, a en effet son siège en Suisse : de quoi pousser la diplomatie helvétique à faire preuve de zèle.

Mais Biya, qui selon l’Organized Crime and Corruption Reporting Project a déjà passé quatre ans et demi à l’hôtel Intercontinental de Genève (faisant payer aux Camerounais une facture totale qui s’élèverait à minimum 182 millions de dollars), peut être fâché avec ses anciens hôtes helvètes. Début juillet, il a été discrètement incité à quitter le pays après que six membres de son service d’ordre ont été condamnés à de la prison avec sursis (Le Point, 6/07). Le 26 juin à Genève, ils avaient agressé un journaliste de la Radio-télévision suisse venu couvrir une manifestation d’opposants camerounais devant le palace préféré de Biya, où il débutait un nouveau séjour de plusieurs semaines. Se comportant comme s’ils étaient au Cameroun, où leur patron est intouchable, ces six membres de sa sécurité (dont la secrétaire de l’ambassade du Cameroun en Allemagne) ont molesté le journaliste et emporté son téléphone, son porte-monnaie et son sac, entraînant une plainte et des protestations diplomatiques de la Suisse (Le Temps, 3/07). Privé des bords du Lac Léman et des faveurs de Poutine au forum de Sotchi, Biya peut se réconforter à Paris : il s’y rendra le 11 novembre pour la nouvelle édition du « forum pour la paix » de son ami Emmanuel Macron.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 291 - novembre 2019
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