À l’issue du sommet de Pau, le président Macron a annoncé « un tournant très profond » dans l’engagement militaire de la France au Sahel. Pourtant, loin de changer de logique, il s’agit de renforcer une politique dont l’échec est patent.
Initialement convoquée pour obtenir une clarification dans l’attitude des chefs d’État africains quant à la présence de l’opération Barkhane dans leur pays, la réunion du G5 qui s’est finalement déroulée à Pau le 14 janvier dernier, aura au moins permis au président français d’obtenir satisfaction sur ce point. Les présidents africains ont obtempéré et exprimé dans leur déclaration commune « leur souhait de la poursuite de l’engagement militaire de la France au Sahel » ([Sommet de Pau - Déclaration des chefs d’Etat 13/01). Il est en revanche stupide de la part de l’Élysée de prendre pour « un gage d’optimisme les prises de paroles publiques assez fortes, ces dernières semaines, des présidents du Mali, du Niger mais aussi du Burkina Faso [contre] le narratif antifrançais » (LeMonde.fr, 13/01). Comment penser que l’affichage de la docilité de ces chefs d’État aura le moindre effet positif sur le rejet de la présence militaire française ?
Dans leur déclaration, ces derniers endossent également les évolutions souhaitées par la France : la mise en place d’ « un nouveau cadre politique, stratégique et opérationnel » qui « prendra la forme et le nom d’une "Coalition pour le Sahel" », dans laquelle la France espère attirer davantage de pays européens et africains. Il s’agit officiellement de renforcer l’action, de mieux la coordonner et d’en partager les coûts dans quatre domaines : le « combat contre le terrorisme », le « renforcement des capacités militaires des États de la région », l’« appui au retour de L’État et des administrations sur le territoire » et enfin « en matière d’aide au développement ».
Au plan militaire, Macron espère transformer Barkhane en « coalition militaire internationale » d’ici un an (Vœux aux armées, 16/01). Faute d’avoir pu obtenir jusqu’à présent autre chose qu’un simple soutien logistique de quelques pays Européens (à l’exception d’une participation des Estoniens sur le terrain), la ministre française des Armées s’emploie désormais à convaincre ses homologues de participer à un groupement de forces spéciales européennes baptisé Takouba, pour accompagner les troupes africaines en opération. « Paris espère 500 militaires » pour une force « pleinement opérationnelle à partir de l’automne », mais le chef d’état-major des armées, le général Lecointre, se montre moins optimiste : « Là où j’attends l’Europe, je la trouve un peu longue à se mettre en branle. Cela fait maintenant sept mois que j’ai écrit une lettre demandant à l’UE qu’elle fasse un travail plus complet d’accompagnement des armées, et pas seulement leur entraînement. On perd beaucoup de temps. » (LeMonde.fr, 22/01)
Par ailleurs, les Américains, dont dépendent les forces françaises pour les moyens aériens de renseignement (Interception Surveillance et Reconnaissance - ISR) comme pour le transport logistique et le ravitaillement en vol, ont annoncé vouloir réduire leur présence en Afrique pour se concentrer sur d’autres zones de compétition stratégique avec les Chinois et les Russes. Panique à bord chez les autorités politiques et militaires françaises ! Malgré un voyage de Parly aux États-Unis le 27 janvier dernier, Washington s’est contentée pour l’instant d’appeler les pays européens à prendre le relai au Sahel. Dans ce contexte, la France a annoncé le renforcement de l’opération Barkhane, d’abord de 220 soldats, puis finalement de 600, pour porter l’effectif total à 5100 hommes d’ici à la fin février. Cette augmentation va de pair avec une volonté de concentrer les opérations antiterroristes dans la zone des trois frontières, contre l’organisation État islamique dans le grand Sahara (EIGS), responsable des attaques les plus meurtrières de ces derniers mois. Il s’agit de rendre « permanente l’action sur le terrain, H24 et 7 jours sur 7 », selon les termes du général Lecointre (LeMonde.fr, 22/01). « Le repositionnement avait été validé par l’Élysée avant le sommet du G5 Sahel de Pau, qui l’a officialisé, le 13 janvier » nous apprend toujours Le Monde, confirmant que le chantage exercé par Macron sur les chefs d’État africains, laissant planer la menace d’un possible retrait militaire, relevait d’un simple bluff.
Le sommet de Pau a également été l’occasion d’annoncer la création d’un « commandement conjoint » pour accueillir « progressivement l’ensemble des pays volontaires et partenaires ». Mais pour l’instant, il ne concerne que Barkhane et les forces africaines du G5 Sahel. Version optimiste : il s’agirait d’une meilleure prise en compte des récriminations des officiers africains qui se plaignent de n’être pas suffisamment associés et informés de l’activité des troupes françaises et de ne pas bénéficier suffisamment d’un partage du renseignement. Mais au vu de la longue histoire des relations de subordination entre l’armée française et les armées du « pré carré », on peut craindre une véritable mise sous tutelle et le retour d’une « coopération de substitution » post-indépendance, lorsque les coopérants français assuraient officiellement la réalité du commandement sur les troupes africaines. Car il ne fait guère de doute que dans le cadre d’un « commandement conjoint », ce sont les officiers de l’ancienne puissance coloniale qui exerceront l’ascendant. « La décision de placer les troupes du G5 Sahel sous un commandement conjoint avec la France interroge également le partage des responsabilités en cas de bavures et de débordements sur les civils », s’inquiète pour sa part dans Le Point (21/01) le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, auteur de Une guerre perdue - La France au Sahel (éd. JC Lattès, 2020). Pour l’heure, le porte-parole français de l’état-major des armées se veut rassurant concernant cette nouvelle structure qui devrait être basée à Niamey : « Il n’y a pas de fusion dans les différentes chaînes de commandement : on reste bien sur une opération Barkhane, on reste bien sur la force conjointe du G5 Sahel. » (Rfi.fr, 07/02)
Toutes ces annonces ne changent en rien la logique de fond de la « guerre contre le terrorisme » de la France en Afrique. Comme le remarque Ibrahim Maïga, de l’Institut d’études de sécurité (ISS) à Bamako : « on aurait pu s’attendre à une forme d’appropriation de la lutte contre le terrorisme par les chefs d’État sahéliens, mais on voit que c’est la France qui continue de donner le tempo. C’est aussi ça qui nourrit le ressentiment vis-à-vis de l’engagement de la France au Sahel et la contestation contre les chefs d’Etat sahéliens » (LeMonde.fr, 14/01). « Les annonces faites à Pau en janvier 2020 n’incitent guère les gouvernements de la région à se réformer. Sous prétexte de stabiliser le Sahel dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, la présence militaire de la France va au contraire continuer d’assurer la survie de régimes corrompus et, pour certains, très autoritaires », constate aussi Pérouse de Montclos. Les mesures adoptées renforcent encore la dimension purement militaire de la réponse apportée au djihadisme, selon des modalités qui la rendent déjà contre-productive (ingérence étrangère, exactions contre les civils…) au regard des objectifs affichés. En dépit de tous les discours officiels sur la priorité à accorder aux mesures politiques et sociales, les besoins réels des populations continuent d’être ignorés. En témoigne par exemple « la détérioration humanitaire la plus rapide de la planète » au Sahel, avec plus de 4 millions de personnes souffrant de malnutrition et une progression de 50 % prévue dans les quelques mois qui viennent. « L’approche sécuritaire est délétère. Elle a pour effet d’accroître l’insécurité alimentaire », dénonce par exemple Jean-François Riffaud, le directeur général d’Action contre la faim (LaCroix.fr, 31/01). On ne voit donc pas bien pourquoi la menace djihadiste ne continuerait pas de prospérer...
Enfin on ne voit pas très bien non plus comment vont s’articuler une nouvelle donne de la stratégie politique malienne et le renforcement de la présence et de l’ingérence militaires françaises (et peut-être demain internationale), dont les responsables sont arc-boutés sur une analyse globalisante du terrorisme international, aveugle aux logiques d’abord locales de l’implantation des insurrections djihadistes. Les autorités maliennes ont en effet reconnu officiellement que des tentatives de négociation avec des chefs djihadistes de la coalition du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) sont menées depuis au moins 4 mois sous la responsabilité de l’ancien président de transition Dioncounda Traoré : notamment avec Iad ag Ghali, fondateur d’Ansar Dine et chef du GSIM, et Amadou Koufa, fondateur de la Katiba Macina au centre du Mali. Cette stratégie, préconisée depuis longtemps par certains observateurs et une partie importante de la classe politique malienne, pour tenter de diviser les groupes djihadistes et endiguer la propagation de la violence, s’est toujours heurtée à l’hostilité, pour ne pas dire au veto des autorités françaises. Elle était encore publiquement qualifiée de « catastrophique » par le général Lecointre, il y a quelques semaines à peine (France Inter, 27/11). Rémi Carayol, l’un des journalistes les plus attentifs à l’évolution de la situation au Sahel, va même jusqu’à se demander si la décision récente de l’armée française d’intervenir aussi au centre du Mali ne visait pas, entre autre, à contrecarrer la stratégie de négociation initiée alors par les autorités maliennes (Mediapart, 13/01). Quoi qu’il en soit, alors que la crise djihadiste est d’abord le symptôme d’une crise des États sahéliens, il est certain que ces derniers ne regagneront pas en légitimité sans s’émanciper de l’assujettissement politico-militaire d’une puissance étrangère.
Raphaël Granvaud