Survie

Libye : des sommets d’hypocrisie

rédigé le 19 janvier 2020 (mis en ligne le 13 mars 2020) - Raphaël Granvaud

Plusieurs fois reporté en raison des divisions européennes (soutien de la France au maréchal Haftar ; rivalité de l’Italie qui considère la Libye comme sa zone d’influence), la conférence de Berlin sur la paix en Libye a finalement eu lieu le dimanche 19 janvier. Ce sommet, qui n’est pas le premier depuis 2017, et qui vient après un processus onusien torpillé par l’offensive du maréchal Haftar sur Tripoli en avril 2019, n’a débouché que sur de maigres résolutions : appel au maintien d’une trêve précaire, création d’une commission militaire mixte et engagement des acteurs extérieurs à mettre fin aux « interférences » et à ne plus violer un embargo qui n’a jamais été respecté depuis 2011, à commencer par certains membres du Conseil de sécurité de l’ONU. « Un petit pas en avant », selon la chancelière allemande Angela Merkel (AFP, 20/01). Le ministre français des Affaires étrangères s’est quant à lui surtout réjoui de ce que l’Union européenne avait « repris la main sur la crise libyenne » (Déclaration à la presse, 20/01). « Les choses nous échappent en Libye », s’était en effet inquiété le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell (LeMonde.fr, 24/01), en raison du rôle joué dans la crise libyenne par deux nouveaux acteurs de poids : la Russie et la Turquie.

L’opinion, ça se travaille…

En 2017, Haftar a commencé à recevoir des mercenaires du groupe Wagner, proche du Kremlin, qui seraient aujourd’hui plusieurs centaines, dont des tireurs d’élite, ainsi que du matériel militaire. Le renforcement de ce soutien pour l’offensive sur Tripoli, ainsi que le lâchage du gouvernement de Sarraj (GNA, officiellement « reconnu par la communauté internationale ») par les Européens et les Américains qui n’ont pas condamné la tentative de coup d’État de Haftar, a précipité le GNA dans les bras des Turcs. L’aide russe s’ajoutait en effet à l’appui militaire direct des Émirats arabes unis et de l’Égypte, ainsi qu’à un soutien plus discret de la France et de l’Arabie Saoudite, alors que le soutien du Qatar au gouvernement Sarraj s’essouflait. Acculé militairement et marginalisé diplomatiquement, ce dernier a finalement accepté de passer d’un soutien logistique officieux à un accord officiel de défense avec la Turquie en décembre 2019. Le 2 janvier, le Parlement turc a même autorisé Erdogan à envoyer des troupes en Libye, même si pour l’heure, son soutien militaire passe essentiellement par l’envoi de milices syriennes pro-turques recrutées par la compagnie Sedat, équivalent turc du groupe Wagner. Les autorités turques, qui espèrent retrouver une influence régionale ainsi que les intérêts économiques très importants qu’elles avaient développés en Libye avant la chute de Kadhafi, ont également obtenu un accord de délimitation maritime qui légitime leur prétention sur de vastes zones riches en hydrocarbures, également convoitées par la Grèce, Chypre et l’Égypte. Trois pays avec lesquels Le Drian s’est empressé d’aller signer un accord dénonçant le deal entre Ankara et Tripoli, accord que l’Italie a refusé de cautionner…

Les meilleurs ennemis

Poutine et Erdogan, partageant désormais des intérêts communs dans les secteurs énergétiques, n’ont toutefois pas l’intention de rejouer le scénario d’un affrontement indirect comme en Syrie. Bien que soutenant des camps opposés, ils entendent plutôt s’affirmer comme les nouveaux parrains incontournables pour la résolution du conflit. Ils ont ainsi appelé leurs poulains respectifs à un cessez-le-feu à partir du 12 janvier, et les ont conviés à négocier à Moscou, court-circuitant les diplomaties européenne et onusienne. Le succès n’a été que relatif, Haftar refusant malgré les pressions russes, de signer un cessez-le-feu (comme à Berlin ensuite) «  sur les conseils de ses parrains égyptiens et émiratis, mais aussi, selon une source diplomatique, de ses amis français hostiles à ce que le tandem turco-russe préempte la médiation » (LeMonde.fr, 24/01). L’initiative turco-russe a surtout eu pour effet de réanimer les manœuvres diplomatiques européennes et d’en masquer les divisions, davantage pour isoler les Turcs que les Russes du point de vue de la diplomatie française.

« Acteurs sans scrupule »

Mais les bonnes résolutions du sommet de Berlin se sont très vite révélées de nouvelles paroles en l’air. Alors que le Conseil de sécurité, paralysé depuis l’offensive de Haftar, n’a toujours pas réussi à traduire en résolution les conclusions du sommet de Berlin, il n’a pas fallu plus de quelques jours pour que Ghassan Salamé, l’émissaire des Nations Unies pour la Libye, dénonce les nombreuses violations de la trêve, ainsi que la « quantité considérable d’équipements modernes, de combattants et de conseillers  » qui ont continué d’être fournis aux belligérants « par des acteurs sans scrupule, à l’intérieur et à l’extérieur de la Libye » qui « continuent par derrière à alimenter une solution militaire en accentuant le spectre effrayant d’un conflit de grande ampleur et d’une nouvelle misère pour le peuple libyen  » (LeMonde.fr, 31/01). Une situation qui fait dire à certains observateurs que «  le GNA et Haftar sont réduits presque à des acteurs secondaires » face à « un conflit par procuration entre des puissances extérieures qui s’affrontent pour leurs intérêts stratégiques économiques et géopolitiques » (Djalil Lounnas, Le Soir d’Algérie, 21/01) et qu’il n’y aura pas de solution tant que « les différents acteurs libyens, en particulier Haftar et ses soutiens étrangers, profitent d’une situation d’impunité » (Mediapart, 20/01). Certaines violations de l’embargo ont pourtant bien été dénoncées, en particulier par un président Macron particulièrement virulent, mais uniquement pour ce qui concerne le soutien militaire turc au GNA. Sur les nombreux soutiens du maréchal Haftar, en revanche, silence radio ! Et pour cause… C’était même déjà le cas dans le rapport des experts de l’ONU remis le 9 décembre dernier au Conseil de sécurité. Pendant ce temps, les diplomaties africaines, des pays du nord voisins de la Libye, plus récemment de l’Algérie, des pays sahéliens, de l’Union africaine, tentent vainement de faire entendre leur voix à travers différentes initiatives, et continuent de réclamer d’être associées plus étroitement à l’ONU et aux initiatives européennes. Mais bizarrement, les chantres de « la résolution des problèmes africains par les Africains eux-mêmes  », sont depuis longtemps aux abonnés absents concernant la Libye…
Raphaël Granvaud

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 294 - février 2020
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