Survie

Une guerre perdue : La France au Sahel (J.C. Lattès, 2020)

rédigé le 5 mars 2020 (mis en ligne le 22 juin 2020) - Raphaël Granvaud

Le dernier livre de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherche à l’IRD, revient sur les stratégies antiterroristes mises en œuvre au Sahel.

Commençons par quelques critiques, à la marge. On pourra par exemple discuter les appréciations positives portées sur certaines opérations extérieures (Artémis en RDC, Sangaris en Centrafrique), ou la sous-estimation des motivations économiques régionales dans le déclenchement de l’opération Serval au Mali. Le titre du livre pourra également paraître un peu trompeur : d’abord la part consacrée à l’analyse détaillée de l’opération Barkhane, ses activités sur le terrain, ses évolutions, n’est pas très développée. Ensuite, mais c’est pour le coup un atout de l’ouvrage, l’auteur ne limite pas son propos aux cinq pays concernés par l’intervention française et à la période couverte depuis 2013.

Mise en perspective historique et géographique

L’intervention française est replacée dans l’histoire plus longue de la répression des révoltes portées au nom du Coran, et surtout l’auteur compare les situations qui prévalent au Sahel avec celles d’autres pays africains : Shebabs en Somalie et Boko Haram au Nigéria principalement. S’appuyant sur de nombreuses études, mais aussi sur des anecdotes personnelles, ces comparaisons éclairent les facteurs favorisant l’éclosion et l’enracinement de mouvements djihadistes : «  Leur genèse est endogène », liée à des logiques locales. Les gens s’engagent dans un mouvement djihadiste pour protéger leur communauté contre la prévarication ou la violence des représentants de l’État ou d’autres groupes armés, pour remettre en cause des situations perçues comme injustes, par désir de vengeance ou par intérêt économique. La motivation n’est presque jamais d’abord religieuse, même si elle peut le devenir ensuite.

Des diagnostics erronés...

La confrontation de ces constats avec les discours officiels qui motivent ou justifient la politique de la France au Sahel constitue un des principaux intérêts du livre. Il faut saluer la liberté de ton de l’auteur, plutôt rare chez les chercheurs, lorsqu’il constate « une forme d’autisme de la part de la classe politique dirigeante », un « refus de prendre en compte la complexité du problème  ». Les autorités s’obstinent en effet à répéter une grille de lecture déconnectée de la réalité : d’une part « la crise du Sahel est quasi systématiquement appréhendé en termes de terrorisme et non d’insurrection (…) De plus, le djihadisme est largement perçu comme une menace globale et importée du monde arabe, ce qui permet (...) de nier les racines locales des affrontements et d’occulter leur dimension politique  », alors que « les problèmes de justice sont pourtant au cœur de la question du djihadisme  ». Et « le problème est imputé à une "radicalisation de l’islam"  » quand il s’agit ici aussi davantage d’une islamisation de la radicalité.

…aux conséquences-désastreuses.

Cet aveuglement procède pour une part de parti-pris idéologiques et de représentations encore empreintes de colonialisme, mais la rhétorique de la « guerre contre le terrorisme » présente aussi des avantages : « satisfaire les exigences de l’électorat, aller dans le sens de l’opinion publique et mobiliser la communauté internationale (…) Le défi djihadiste au Sahel doit absolument être global pour justifier des interventions militaires ». La grille de lecture « terroriste » permet aussi de « légitimer la mise en place de régimes d’exception qui violent l’État de droit », « de justifier l’usage de la force brute » et de « dédouan[er] les alliés africains de la France de leurs responsabilités ». La gangrène de la corruption, les exactions des forces de sécurité contre les civils sont en effet de puissants carburants qui permettent aux groupes djihadistes de prospérer, de même que la présence d’une armée étrangère.
Ces erreurs de diagnostics ne sont évidemment pas sans conséquence : elles sont au mieux inefficaces, comme les programmes de dé-radicalisation qui reposent sur une surdétermination des motivations religieuses ; au pire contre-productives. « Le Prisme du terrorisme conduit à commettre des erreurs stratégiques » : l’impunité accordée aux forces de répression épaulées par Barkhane, par exemple, facilite le recrutement par les mouvements djihadistes en leur permettant d’exploiter les ressentiments tout en se présentant comme des résistants face à des forces d’occupation, en même temps qu’elle ferme les possibilités de reprise d’un dialogue politique.

Le mirage de l’aide-au développement

La quatrième erreur de diagnostic sur laquelle revient l’auteur est très répandue (on a même pu en trouver des échos dans les colonnes de Billets d’Afrique…). C’est celle qui insiste mécaniquement « sur le rôle de la pauvreté et de la raréfaction des ressources pour expliquer les conflits en cours  ». Elle est souvent associée à un discours malthusien en matière de démographie. C’est en effet moins la pauvreté et les rivalités qui servent de détonateur, que la façon dont les États traitent – ou pas – ces problèmes : « un cocktail explosif d’injustice sociale et de mauvaise gouvernance, conjugué au sentiment de paupérisation, de déclassement et d’exclusion de certaines catégories de populations. » Il s’agit moins d’un problème de pauvreté que de celui « de l’accaparement des ressources par la classe dirigeante  ». La vision « développementaliste » débouche sur « une autre manière de dépolitiser le djihadisme en entretenant de grandes illusions sur les mérites de l’aide publique au développement pour acheter la paix sociale ». Il s’agit en particulier de l’approche dite « intégrée » ou « globale » défendue par les autorités françaises notamment dans le cadre de l’Alliance Sahel. Bureaucratique, déconnectée des réalités locales, opaque, déresponsabilisante, l’aide internationale peut par ailleurs se révéler « un enjeu de compétition qui peut au contraire exacerber et prolonger les hostilités ».
Parce qu’elle est contre-productive, vouée à l’échec, et qu’elle fait obstacle à des solutions qui s’attaquent réellement aux sources du problème, l’auteur plaide pour le retrait de l’opération Barkhane et la fin d’une réponse exclusivement sécuritaire et répressive.
Raphaël Granvaud

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 295 - mars 2020
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