Il y a un an, l’activiste camerounaise Michèle Abe, coordinatrice d’un réseau national d’organisations de jeunesse (la PIJEDECA), était venue en France à l’invitation de Survie pour une tournée de conférences dans une dizaines de grandes villes sur la situation politique dans son pays. Alors que le régime de Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, a lui aussi pris des mesures pour contenir la pandémie de COVID19, nous avons voulu faire le point avec elle sur la gestion de cette nouvelle crise et sur l’évolution politique au Cameroun.
Quelle est la situation sanitaire actuellement au Cameroun ?
On ne peut pas dire les choses avec exactitude. On pense que le virus est vraiment entré dans le pays vers le 17 mars avec deux avions dont certains passagers ont été testés positifs une fois rentrés sur le territoire. Jusqu’à aujourd’hui on n’a pas réussi à mettre la main sur tous les passagers qui étaient dans ce vol et le virus s’est sans doute propagé dans tout le pays. On a aujourd’hui 4 régions officiellement touchées (Sud-Ouest, Centre, le Littoral et l’Ouest).
Nous en sommes aujourd’hui officiellement à environ 700 cas, 40 guéris et 10 morts selon le ministre de la Santé. Les chiffres des personnes contaminées se sont envolés ces derniers jours et cela va sans doute continuer à augmenter car, grâce aux dons de tests rapides du milliardaire chinois Jack Ma, fondateur du géant du commerce en ligne Alibaba.com, le Cameroun a commencé des dépistages massifs notamment à Douala. Avant, on ne testait que les gens qui appelaient pour dire qu’ils étaient malades.
Mais malgré ça, ces chiffres sont à prendre avec prudence : comme c’est une maladie inconnue ici des personnes peuvent mourir du COVID sans le savoir, et sans savoir qu’elles ont été en contact avec des personnes infectées.
Quelles ont été les mesures prises par les autorités jusqu’à présent ?
Le gouvernement a recruté des milliers de volontaires à Douala. Ils font du porte à porte et testent les gens chez eux avec ce matériel chinois. En fonction des résultats, les gens qui présentent des symptômes sont censées être orientées vers les centres d’accueil qui sont créés en ce moment mais on a plusieurs témoignages de personnes qui appellent le 1510 [un numéro spécial COVID19 créé par le gouvernement, NDLR] parce qu’elles présentent des symptômes et qui restent plusieurs jours sans nouvelles.
Les taxis ne peuvent plus véhiculer que 3 clients au lieu de 5 habituellement, les banquettes de 3 dans les bus ne peuvent plus accueillir que deux personnes (mais les banquettes de deux restent à deux !). Comme cela a entrainé une augmentation du coût des transports, officieusement il se dit que le gouvernement a prévu de baisser les taxes sur le carburant, et donc son prix, donc la grève prévue par les taximen a finalement été annulée.
Les fonctionnaires sont appelés à rester chez eux et à faire du télétravail autant que possible même si tout le monde sait que notre administration est très peu informatisée. L’administration publique a presque complètement fermé, sauf pour les urgences, toutes les écoles ont fermé, les universités aussi. Le gouvernement organise des cours à la télévision et à la radio pour les classes d’examen, et pour l’université cela se fait via internet. C’est encourageant, mais nous savons que tout le monde n’a pas de télévision voire pas accès à l’électricité donc ces mesures restent discriminatoires.
Dans les commerces et les bars, il n’est plus possible de consommer sur place, donc il faut passer acheter pour consommer au domicile, et tous doivent fermer à 18h.
Et de plus en plus dans les rues, les Camerounais portent des masques en tissu.
Cette maladie est venue montrer les réelles limites de notre État qui jusqu’ici n’a annoncé aucune mesure pour soutenir l’économie ou d’aide compensatoire pour les petits commerces. Les Camerounais se posent des questions sur les voix discordantes du gouvernement et sur notre système de santé.
ll manque selon moi deux choses. D’une part, le confinement strict : le gouvernement pourrait difficilement le faire car les populations elles-mêmes ne veulent pas ou ne peuvent pas à cause de leur conditions de vie, mais c’est la responsabilité de ce régime d’avoir mis le Cameroun dans cet état. Les gens qui sortent aujourd’hui sont ceux qui n’ont pas le choix : la majorité des personnes vivent de ce qu’elles vont vendre à la journée. Dans les marchés il y a moins de clients, mais autant de vendeurs.
D’autre part, une stratégie de gestion de crise qui tienne compte du contexte : on mise ici aussi sur les mesures sanitaires, le port des masques chirurgicaux, et même les respirateurs, alors que ce sont des mesures qui ne peuvent être prises que dans un système comme le vôtre, en Europe. Ici on sait qu’on ne pourra pas réanimer les gens : au Cameroun il n’y a que 30 à 40 respirateurs, contre 7000 places en réanimation en France. Les autorités devraient encourager et accompagner la fabrication « maison » de masques en tissu et de médicaments traditionnels... Par exemple l’arbre dont l’essence sert à fabriquer la chloroquine est disponible au Cameroun : si ce traitement s’avère efficace, est-ce qu’on ne devrait pas réfléchir à comment utiliser cette essence-là, puisqu’on sait que les gens n’auront pas les moyens d’acheter le médicament ? La recherche devrait se pencher sur nos moyens endogènes, car si on atteint un pic, on ne pourra pas réanimer les gens, ce sera une hécatombe. Cela pose la question de l’utilité de notre ministère de la Recherche scientifique, qui depuis peu devient la risée du pays à cause de ses interventions controversées.
Et les conséquences économiques ?
Comme tout le monde est en train de penser à la survie, on ne le mesure pas encore mais ça va être dramatique. On n’a pas encore les chiffres et l’État n’a même pas encore proposé de mesures d’appui au secteur privé ni donné d’orientation concernant le secteur public, donc on ne sait vraiment pas vers où on va.
Est-ce que le régime de Paul Biya en appelle à l’unité nationale ?
Est-ce qu’il y a quelqu’un qui s’exprime pour le régime ? La différence entre la France et le Cameroun, c’est qu’en France il y a une communication gouvernementale. Ici, il y a plus de communication qu’avant la crise, mais ça se limite à celle du ministère de la Santé, qui informe quotidiennement sur le nombre de cas, le nombre de contaminés, les zones contaminées…
Il faut aussi dire qu’on est dans un contexte politique particulier : ça fait quelques semaines que sur Facebook court une énième rumeur du décès du président Paul Biya. Ça a été démenti officiellement, mais la rumeur persiste. Et du coup, c’est compliqué de critiquer la gestion de la crise du gouvernement, car ici on pense qu’on ne doit pas parler mal d’un mort. Et il y a aussi le fait que la plupart des gens pensent qu’il faut se concentrer sur la crise, que ce n’est pas le moment de critiquer.
Emmanuel Macron a annoncé une initiative pour l’Afrique le 26 mars après le G20 et il l’a redit après une réunion avec 10 présidents africains. En attendez-vous quelque chose ?
La sortie de Macron a été noyée ici par tout ce qui se dit par rapport au vaccin et à la vidéo des deux médecins français qui parlaient sur LCI de tester un vaccin en Afrique [cf. [Billets n°296, avril 2020]. Mais les gens se sont un peu demandés « pourquoi il se préoccupe de nous en ce moment alors que la situation est beaucoup plus grave chez lui ? ». C’est une constante du sentiment anti-français : quand la France dit quelque chose, il y a moins d’analyses objectives sur la question et plus d’émotions et de ressenti par rapport au manque de confiance que les Camerounais ont envers la France. En parallèle on voit bien le débat au sein de l’Union européenne, avec l’Italie qui se plaint de ne pas avoir eu le soutien des autres pays d’Europe, du coup on se demande pourquoi venir aider en Afrique alors qu’il y a d’autres pays qui ont besoin d’aide.
Personnellement j’ai du mal à voir les perspectives, parce qu’on n’a pas ici de chiffres réels sur la crise, donc je ne sais pas si on a vraiment besoin de cette aide, mais surtout la France n’a pas décliné concrètement ce que ça voudrait dire. L’OMS tire la sonnette d’alarme sur le fait que ce sera plus catastrophique en Afrique mais personne ne dit vraiment pourquoi ni comment ni ce qu’il faut, donc c’est un peu difficile à évaluer. Les prochaines semaines seront décisives par rapport à ça mais je fais aussi le parallèle par rapport aux annonces du milliardaire chinois Jack Ma : il a annoncé un autre don à un certain nombre de pays africains, avec des respirateurs et d’autres matériels, donc ça devient une sorte de guerre économique et politique où la France veut pouvoir dire « on ne vous a pas laissés tomber ».
Il y a un an, vous étiez venue en France pour alerter sur la situation politique au Cameroun, qu’en est-il aujourd’hui ?
Le Covid a provoqué une sorte de pause, même s’il y a eu un attentat il y a quelques jours dans l’Extrême Nord [où sévit Boko Haram, NDLR]. Mais ce qui est sûr, c’est qu’avant le Covid, la crise dans ces zones anglophones ne s’était pas du tout calmée, au contraire. Le Grand dialogue avait été annoncé en octobre comme une solution à la crise et dès le début la société civile a tiré l’alarme en disant que ce dialogue, tel qu’il était pensé, ne résoudrait pas la crise – et c’est ce qui s’est passé [cf. Billets n°290, octobre 2019, NDLR]. Certes, il a été voté en décembre le code des collectivités locales décentralisées et qui devait rentrer en application en janvier, mais on ne voit pas ce qu’il va changer. Il a continué à y avoir des attaques de convois, des assassinats, donc la crise au Sud-Ouest et au Nord-Ouest ne s’est pas du tout calmée, en un an les gens ont continué à mourir… Des élections qui avaient été annulées dans certaines localités du fait de la guerre ont été réorganisées ces derniers jours, de façon inaperçue à cause de la crise du COVID. Et des élus locaux de ces deux régions anglophones ont été tués dans des attaques il y a deux semaines, alors qu’ils allaient dans leur mairie pour leur installation officielle : les terroristes voulaient montrer qu’ils rejettent cette élection.
A l’Extrême Nord, les choses se sont même corsées davantage en un an : on croyait que Boko Haram se calmait, ce n’est pas du tout le cas, les attentats ont repris de plus belle et la situation recommence à être très tendue.
Enfin, il y a la crise politique générale avec le parti de l’opposant Maurice Kamto, le MRC, qui revendique la victoire à l’élection présidentielle d’octobre 2018. Le MRC n’a pas quitté l’actualité politique car même après la libération des leaders début octobre, les gens ont continué à être emprisonnés. Par exemple une responsable à l’Ouest, Rosange Njimeni, avait été emprisonnée parce qu’elle avait appelé au boycott des élections municipales et législatives du 9 février, elle vient d’être libérée. Mais il y en a encore beaucoup d’autres, comme le journaliste Paul Chouta qui est injustement emprisonné depuis 10 mois sous prétexte de diffamation alors que la peine maximale encourue pour ça est de 6 mois. On est loin de désengorger les prisons, alors qu’avec le coronavirus on se rend bien compte que le niveau de promiscuité et d’insalubrité de nos prisons va provoquer une hécatombe si ce virus s’y répand.
Les initiatives du MRC ont fait débat, comme la création d’un fonds de solidarité, très suivi par la diaspora, ce parti a aussi distribué des gels pour les mains estampillés MRC. Les critiques ont rappelé que c’est bien de distribuer des gels mais que ce n’était pas la peine de mettre les logos comme si on était en campagne électorale. Les fonds collectés par le MRC ont été finalement été reversés dans le fonds de solidarité nationale.
Mais le MRC continue à faire parler de lui presque tous les jours, ça semble être sa stratégie. Pendant longtemps on a reproché à une certaine opposition camerounaise de n’apparaître que pendant les élections. Là, le MRC fait l’effort d’occuper l’agenda national pour rester dans la tête des gens et arriver à changer quelque chose. Clairement ça a un impact sur la population, on continue d’en parler beaucoup. Il y a du négatif, car ça réactive toujours la question du tribalisme qui est très présente sur les réseaux sociaux [en ciblant les Bamilékés, du fait de la région d’origine de Maurice Kamto, NDLR] et on se demande à quel moment les autorités vont appliquer la loi contre le tribalisme votée en début d’année qui permet de condamner les personnes qui ont des propos ouvertement tribalistes. Mais il y a un impact positif car ça révèle une certaine jeunesse, qui s’implique beaucoup politiquement et qui retrouve espoir alors qu’on ne s’y attendait pas.
Donc on peut dire qu’il y a une accalmie liée au COVID mais on ne peut pas dire que la situation politique s’est calmée. Juste avant, les élections législatives et municipales de février ont été boycottées par le MRC, le parti de Paul Biya le RDPC a eu la majorité absolue comme d’habitude, mais le parti d’opposition historique, le SDF, qui était le principal parti d’opposition en lice dans ce scrutin, a eu des résultats totalement catastrophiques. Donc après le COVID, il pourrait se passer des choses au plan politique et dans la recomposition des forces d’opposition au régime.
Propos recueillis par Thomas Noirot