Survie

Légitimer le négationnisme pour disculper l’État français

(mis en ligne le 7 avril 2020) - Raphaël Doridant, Ruben Morin

Détourner l’attention du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsis et le dédouaner de ses responsabilités : tel était le but inavoué des organisateurs d’un colloque qui s’est tenu au Palais du Luxembourg, le 9 mars 2020. Organisé dans une grande discrétion, puis maintenu malgré les protestations qu’il a suscitées une fois l’initiative connue, ce colloque a permis à des auteurs négationnistes tels que Charles Onana et Judi Rever de pervertir l’histoire du génocide et de diluer l’extermination des Tutsis dans une tragédie qui frapperait l’ensemble de l’Afrique des Grands Lacs. Une tragédie dont le président rwandais Paul Kagame serait le responsable.

Parrainé par le sénateur Gérard Longuet, en présence de l’ancien ministre de la défense Alain Richard et de l’ancien secrétaire général de l’Élysée (en 1994) puis ministre des affaires étrangères Hubert Védrine, cette rencontre avait pour thème « L’Afrique des Grands Lacs : 60 ans de tragique instabilité ».

Discrétion et quête de légitimité

Ce n’est que le 26 février qu’un article de Jeune Afrique révélait la tenue de ce colloque et signalait qu’y étaient invitées « plusieurs personnalités dont les écrits sur le génocide des Tutsis au Rwanda sont régulièrement au cœur de vives polémiques entre spécialistes et dont les positions sont souvent taxées de révisionnisme, voire de négationnisme ». Mais impossible de trouver le programme, ou de comprendre l’identité des organisateurs, étrange mélange de nostalgiques de la mitterrandie et d’anciens proches de l’extrême-droite, que seule la sauvegarde de « l’honneur de la France » - et de ses opérations militaires – est capable de réaliser…

C’est peu de dire que le dévoilement de la tenue de ce colloque sous les lambris dorés du Palais du Luxembourg a suscité une forte indignation. La Communauté Rwandaise de France et Ibuka-France se mobilisaient rapidement par le biais d’une pétition et d’une tribune. Survie écrivait au président du Sénat ainsi qu’à tous ses membres. La chambre haute du Parlement allait-elle offrir au grand jour aux organisateurs et à leurs invités négationnistes ce qu’ils espéraient : une légitimité ? Parmi les intervenants, on comptait en effet l’écrivain franco-camerounais Charles Onana, visé par une plainte déposée par la Communauté Rwandaise de France et la LICRA, pour ses propos tenus sur LCI, le 26 octobre dernier, selon lesquels « entre 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide contre les Tutsis ni contre quiconque ».

Mario Stasi, président de la LICRA, posait clairement l’enjeu dans une lettre au président du Sénat, Gérard Larcher : « chacun doit donc s’interroger sur la raison pour laquelle ils tiennent absolument à se réunir au Sénat, si ce n’est pour obtenir l’imprimatur de la Haute Assemblée ». C’est encore dans cette quête de légitimité que le nom prestigieux du docteur Denis Mukwege a circulé. Ce médecin, Prix Nobel de la Paix pour les soins qu’il prodigue aux femmes violées dans l’est de la République Démocratique du Congo (RDC), a-t-il vraiment apporté son soutien par écrit à ce colloque ? C’est ce qu’affirme le général Lafourcade, ancien commandant de l’opération Turquoise. Au contraire, selon l’assistant du Dr Mukwege, contacté par La Croix (08/03/20), celui-ci n’a pas donné suite à l’invitation qui lui a été adressée. Il ne parraine pas le colloque et n’y participe pas car « derrière, il y a des militaires français qui veulent répondre aux accusations portées par le Rwanda contre le rôle de l’armée française avant et pendant le génocide », explique son assistant. Mais son nom a été prononcé et les organisateurs se sont autorisés à diffuser la vidéo de son discours de réception du Prix Nobel.

Face à la montée des indignations, le « colloque de la honte », comme l’avait qualifié Mario Stasi, prenait l’eau et l’on apprenait le 8 mars le retrait du parrainage de l’Académie des Sciences d’Outre-mer. Plus embarrassant, l’aval donné à cette rencontre par un Gérard Larcher pourtant dûment averti provoquait la réaction officielle de son homologue, le président du Sénat rwandais, qui lui faisait part dans une lettre de son « profond souci quant à cette liberté d’expression reconnue aux négationnistes du Génocide perpétré contre les Tutsis ». On frôlait l’incident diplomatique, dans des relations franco-rwandaises toujours délicates. Était-ce aussi l’un des objectifs des organisateurs de cet événement, moins d’un mois avant les commémorations du début du génocide, alors que le président de la République a décidé l’année dernière d’instituer une journée officielle le 7 avril, à partir de 2020 ? Certains responsables politiques et militaires, qui ne lui pardonnent pas le rapprochement français avec Kigali, ont pu caresser l’idée de mettre Emmanuel Macron dans l’embarras.

Tous les éléments semblaient réunis pour une annulation. Sauf la volonté politique, au plus haut niveau de l’État, de s’opposer, dans les faits et pas uniquement en paroles, au négationnisme du génocide des Tutsis. Le colloque a donc pu se tenir. Après leur avoir dans un premier temps adressé un refus, les organisateurs ont fini par accepter la présence de journalistes, mais pas celles d’universitaires comme l’historienne Hélène Dumas, sous prétexte qu’il n’y avait « plus aucune place disponible », ce qu’infirme la vidéo du colloque.

Attribuer au FPR la responsabilité du génocide des Tutsis

Premier intervenant, le chercheur belge Olivier Lanotte a voulu « poser des balises » autour du sujet. Abordant la thèse du « double génocide », selon laquelle il y aurait eu, parallèlement au génocide des Tutsis, un génocide des Hutus perpétré par le FPR, il l’a dénoncée avec fermeté comme étant « avant tout une construction négationniste élaborée par les cadres du régime [génocidaire] réfugiés en Tanzanie et au Zaïre ». Il a aussi rappelé avec force que « le génocide des Tutsis est un crime d’État. Il fut le résultat d’une campagne d’extermination systématique pensée, orchestrée et mise en œuvre par les forces du Hutu Power, à savoir le gouvernement intérimaire rwandais, ses idéologues, une partie non négligeable de ses forces armées, ses milices, sa propagande, ses médias et tous ceux qui se sont joints à eux pour alimenter la machine génocidaire. Autrement dit, la responsabilité du génocide des Tutsis incombe exclusivement aux cadres civils et militaires du Hutu Power, en aucun cas au FPR ». Il a conclu sa mise en garde par des mots sans équivoque : « Vouloir affirmer le contraire, vouloir s’affranchir de ces balises les plus élémentaires, qu’on soit chercheur, journaliste, responsable politique, ancien coopérant ou simple témoin, c’est se mettre hors jeu sur le plan de l’analyse historique ».

Peine perdue. Lors de la table ronde de l’après-midi, après avoir préalablement rendu hommage à Pierre Péan, décédé à l’été 2019, Judi Rever a balayé les avertissements de l’universitaire belge : « Je n’ai jamais nié le génocide contre les Tutsis et je ne nierai jamais le génocide contre cette ethnie. Au contraire je considère qu’il faut enquêter davantage pour découvrir comment les Tutsis de l’intérieur ont été sacrifiés en 1994. Au contraire, c’est le FPR qui veut empêcher toute enquête sur leur rôle [sic] dans l’extermination des Tutsis ». Et selon la journaliste canadienne, ce rôle est déterminant puisqu’elle va jusqu’à prétendre que le FPR a alimenté le génocide en infiltrant des commandos au sein des milices interahamwe pour les inciter à exterminer les Tutsis...

Reconnaître le génocide perpétré contre les Tutsis ne pose donc aucun problème... si l’on précise immédiatement que le FPR de Paul Kagame en aurait été le responsable, qu’il aurait déclenché l’extermination en assassinant le président Habyarimana, et ce faisant, qu’il aurait « sacrifié » les Tutsis de l’intérieur dans sa quête d’un pouvoir qu’il n’aurait jamais obtenu par les urnes. A ces « nuances » près, c’est-à-dire en pervertissant radicalement son histoire, Judi Rever ou Hubert Védrine reconnaissent volontiers le génocide des Tutsis. Dans son intervention, l’ancien secrétaire général de l’Élysée ne voyait pas d’objection à le mentionner, à condition d’ajouter que c’est l’attaque du Rwanda par le FPR en octobre 1990 « qui finit par entraîner une évolution génocidaire d’une partie du système en face ». Le fait que les dirigeants français aient, à partir de février 1993, fermé les yeux, au nom de la lutte contre le FPR, sur les agissements de cette « partie du système en face » - les extrémistes qui formeront le Hutu Power – ne sera pas mentionné. Un peu plus tard dans la journée, l’ancien ambassadeur du Rwanda Jean-Marie Vianney Ndagijimana ira même plus loin en niant l’existence de cette « partie du système en face » : selon lui, en effet, « la notion [de Hutu Power] n’a pas de contenu ».

Sans surprise, une fois attribuée au FPR la responsabilité du génocide des Tutsis, il restait à faire du président rwandais Paul Kagame le coupable de la déstabilisation durable de la région des Grands Lacs. Judi Rever s’est chargée de détailler les crimes commis par le FPR lors des deux guerres du Congo (1996-2003). Charles Onana a notamment rappelé comment Carla Del Ponte n’avait pas été reconduite à son poste de procureure du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) parce qu’elle avait voulu enquêter sur les massacres commis par le FPR. Cette focalisation sur les crimes du FPR ne rend pas justice au « rapport Mapping », publié en 2010 par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, qui fait état de tueries perpétrées au Zaïre-Congo par plusieurs armées et milices, pas seulement par les troupes rwandaises.

Gommer les responsabilités françaises

Dans son rapport intitulé Le génocide qu’on aurait pu stopper, paru en 2000, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) avait déjà consacré tout un chapitre à la question des crimes du FPR. Mais concernant la déstabilisation de la région, les sept « éminentes personnalités » autrices du texte avaient identifié un coupable qui n’était pas Paul Kagame. Analysant les buts de l’opération Turquoise, elles avaient conclu : « Lorsqu’il devint évident que la progression du FPR ne pourrait être arrêtée, la France passa à l’étape logique suivante et facilita la fuite de la plus grande partie des dirigeants extrémistes hutus vers le Zaïre. L’Afrique continue de payer encore aujourd’hui. Les génocidaires ont pu poursuivre le combat. La fuite réussie vers le Zaïre d’un grand nombre d’extrémistes hutus, à laquelle la France a contribué, a sans aucun doute été l’événement le plus marquant après le génocide dans toute la région des Grands Lacs et a lancé une chaîne d’événements qui ont fini par engloutir toute la région dans le conflit ». Un conflit dont l’origine est le projet de reconquête du Rwanda par des génocidaires massés au Zaïre, toujours soutenus par la France, et prêts à passer à l’action à l’été 1996.

Mais l’élargissement de la problématique aux Grands Lacs auquel ont procédé les organisateurs du colloque ne relève pas de la même perspective. Il vise au contraire à diluer le génocide des Tutsis dans une focale plus large, et ce faisant, à le minorer. Lorsque de surcroît on lie ce génocide à la situation en RDC de manière incomplète et biaisée, en en faisant porter la responsabilité uniquement au FPR, on ne poursuit en fait qu’un but : édulcorer les responsabilités françaises.

Même Olivier Lanotte, irréprochable concernant le génocide des Tutsis et ses auteurs, s’est montré beaucoup plus prudent quand il a abordé le rôle de la France. Il a d’abord estimé, concernant la période précédant le génocide, que « dès lors que les autorités françaises omettaient de réagir avec l’à propos et la fermeté requise face aux massacres test des escadrons de la mort, dès lors que la coopération militaire française était maintenue malgré la connaissance de l’implication de leurs élèves ou de certains de leurs élèves dans ces tueries, il était prévisible que les extrémistes rwandais refuseraient d’appliquer Arusha [les accords de paix négociés avec le FPR] et poursuivraient leur course vers le précipice ». Cependant, il a tiré un surprenant bilan, somme toute, positif de l’opération Turquoise, concédant seulement des « zones d’ombre » sur lesquelles il n’a pas « d’avis tranché » : « la question du désarmement des milices ou des forces armées, les accusations de complicité de génocide, accusations un peu dantesques sur le dossier Bisesero, le fait de ne pas avoir mis hors d’état de nuire Radio Télévision Mille Collines, […] des livraisons d’armes réalisées à Goma, en marge de Turquoise ». Trois fois rien...

Encore Olivier Lanotte a-t-il trouvé des « zones d’ombre ». Charles Onana, lui, n’a rien trouvé, après dix ans de recherches sur l’opération Turquoise. « Parti d’une hypothèse scientifique simple », celle de « la véracité de toutes les accusations contre Turquoise », l’écrivain n’a pas trouvé d’éléments précis concernant les livraisons d’armes, l’exfiltration des génocidaires ou la volonté d’empêcher le FPR de prendre le pouvoir. Rien, on vous dit. On comprend mieux pourquoi Hubert Védrine a introduit la table ronde pendant laquelle Onana s’est exprimé.

Car c’est bien la question des complicités françaises dans le génocide des Tutsis qui a été en filigrane de la journée. S’abriter derrière des « chercheurs » du calibre de Judi Rever ou Charles Onana pour couvrir d’un écran de fumée négationniste la politique menée par Mitterrand, Balladur, Juppé au Rwanda, tel était l’objectif réel de ce colloque. Sa tenue a, selon la presse, embarrassé le Quai d’Orsay et l’Élysée (La Croix, 08/03/20). Un embarras qui persistera tant que la lumière ne sera pas faite complètement sur le rôle joué par l’État français. À cet égard, Olivier Lanotte a placé ses espoirs dans la commission présidée par l’historien Vincent Duclert. Espérons qu’il ne sera pas déçu.

« Je ne suis pas négationniste »

« Je remercie le président du Sénat et tous les organisateurs qui ont subi des pressions terribles pour que le vilain garçon que je suis ne puisse pas s’exprimer dans cette enceinte. » C’est par ces mots que l’écrivain Charles Onana a démarré son exposé. Des pressions qui ont apparemment eu leur effet car, de manière étonnante, lors de son intervention, Charles Onana n’a pas évoqué « le dogme ou l’idéologie du « génocide des Tutsis » » ou encore « l’évangile « du génocide » » comme il le fait pourtant dans son récent ouvrage Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise. L’auditoire n’aura pas entendu non plus les guillemets dont, dans ce livre, il entoure presque systématiquement le mot génocide ou l’expression génocide des Tutsis. Il n’aura pas non plus appris que « la thèse conspirationniste d’un régime hutu ayant planifié un « génocide » au Rwanda constitue l’une des plus grandes escroqueries du XXe siècle ». Rappelons qu’Onana, devenu un « négationniste de référence » (Billets n°285, mars-avril 2019) conteste ici les conclusions de la justice française, qui a démontré (comme la loi française l’exige) l’existence d’un « plan concerté » en condamnant plusieurs Rwandais pour crime de génocide. Cette inhabituelle retenue dans les propos est-elle due, comme le rapporte La Croix (08/03/20), au fait que « des garanties auraient été demandées aux organisateurs de ce colloque pour qu’aucun propos négationniste ne soit tenu dans son enceinte  » ?

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