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« Crimes sans châtiment »

rédigé le 30 avril 2020 (mis en ligne le 5 octobre 2020) - Raphaël Granvaud

Après le refus de la Cour de Justice de la République (CJR) d’ouvrir un procès, Jean Balan, l’avocat des familles des militaires français décédés, publie son témoignage sur l’affaire Bouaké.

Pour les lecteurs de Billets d’Afrique, cette publication ne constitue pas un scoop (cf. Billets n°240, 11/2014). Mais le récit de 15 ans de procédure judiciaire, vue de l’intérieur, reste néanmoins très instructif. Le livre conforte la thèse selon laquelle le bombardement du camp militaire français de Bouaké, en 2004 en Côte d’Ivoire, est bien un coup tordu françafricain qui devait servir de prétexte au renversement du président Gbagbo et qui a viré au fiasco : les victimes françaises n’étaient pas prévues et le coup d’État a échoué à cause de la mobilisation de la population ivoirienne, qui en paiera le prix du sang.

Une affaire étouffée

L’ouvrage confirme le rôle essentiel joué par l’auteur, avocat des parties civiles, pour relancer la procédure ou assurer la transition entre les juges d’instruction qui doivent s’approprier un dossier complexe de plusieurs milliers de page. Il faut saluer la ténacité remarquable de ces magistrats face aux obstacles systématiques, voire aux tentatives de déstabilisation, émanant des hiérarchies politiques et judiciaires. En 2007, c’est la lutte pour la succession de Chirac entre Villepin et Sarkozy qui va amener ce dernier à relancer l’enquête. Mais à l’inverse, la dissolution du tribunal aux armées de Paris (TAP), en janvier 2012, aurait eu pour objectif de provoquer l’enlisement du dossier, selon l’auteur. Le coup de grâce viendra finalement de la CJR qui a, à deux reprises, a joué son rôle de protection des ministres : une première fois en estimant que les mensonges sous serment de Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense au moment des faits, ne constituaient pas « une altération volontaire de la réalité  » ; la deuxième fois en considérant que le refus de faire arrêter les mercenaires responsables du bombardement, mis à la disposition de la France par le Togo, constituait une simple « inaction » et non un plan concerté «  à un haut niveau de l’État », contrairement à l’avis de la dernière juge d’instruction, et même du vice-procureur du TGI de Paris. Si le procès des pilotes, jugés par contumace, doit encore se tenir, il y a peu de chance que la question des commanditaires soit à nouveau posée…

Paroles contre paroles

L’ouvrage reproduit de longs extraits des auditions : on y constate l’évolution des différentes versions de Michèle Alliot-Marie, ainsi que l’amnésie soudaine de Dominique de Villepin, architecte des accords de Marcoussis, qui semble à peine capable de replacer la Côte d’Ivoire sur une carte après avoir quitté le ministère des Affaires étrangères… Apparaissent aussi les contradictions entre les déclarations de certains officiers, dès lors qu’ils ne semblent plus répondre selon une version préparée à l’avance : ainsi de la question de savoir si les mercenaires appréhendés une première fois ont été interrogés ou non ; ou encore au sujet des raisons du trajet de la colonne de blindés du colonel Destremau, d’abord guidée « par erreur » par un officier du COS jusque devant la résidence présidentielle ivoirienne. Pourquoi est-elle repassée par la base militaire de Port-Bouët avant de se rendre à l’hôtel Ivoire si telle était sa véritable - et prétendument urgente – destination ? Il ne fait pas de doute pour l’avocat que les officiers présents sur le terrain n’étaient pas dans le secret du bombardement et qu’ils ont été manipulés. Certains, comme les généraux Poncet ou Malaussène, l’ont d’ailleurs dit explicitement. Jean Balan révèle également que des documents classés « secret défense » lui ont été remis anonymement et qu’ils provenaient certainement de «  hauts gradés ». On regrette à ce propos que certains d’entre eux, dont l’auteur nous dit qu’ils démontrent « qu’il était impossible, matériellement, pour les pilotes de quitter la Côte d’Ivoire (…) sans la complicité des autorités françaises », ne puissent pas être cités plus explicitement. On s’étonne aussi de l’indulgence manifestée à l’égard du président Chirac. La thèse selon laquelle lui aussi aurait pu être manipulé par ses ministres semble privilégiée par l’auteur, sur la base des déclarations de Bonnecorse (le « monsieur Afrique » de Chirac) et de considérations psychologiques hasardeuses : « Ce genre de manipulation criminelle n’était ni dans le caractère de notre défunt président, ni dans son style, ni dans sa mentalité  ». Faute de justice, chacun jugera…
Raphaël Granvaud

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