Alors que l’ingérence militaire turque a changé la donne en Libye, provoquant la déroute du maréchal Haftar soutenu par la France, cette dernière tente de reprendre la main.
Le 31 mars, l’Union européenne a décidé l’opération Irini en Méditerranée pour remplacer l’opération Sophia, abandonnant les très faibles capacités de sauvetage de migrants qui existaient encore pour se consacrer essentiellement à la surveillance de l’embargo sur les armes en Libye, dont la priorité avait été rappelée à l’occasion du sommet de Berlin (cf. Billets d’Afrique n°294, février 2020). En réalité, ce contrôle ne vise que les armes et les hommes acheminés par voie maritime, c’est-à-dire le matériel militaire de pointe et les mercenaires syriens que la Turquie fournit au Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez Sarraj. L’embargo peut continuer à être contourné par voie aérienne ou terrestre, notamment par les Émirats arabes unis et l’Égypte, au profit du maréchal Haftar.
Dès le lendemain, la France a annoncé vouloir « contribuer activement à cette nouvelle opération » (point de presse du Ministère des Affaires étrangères, 01/04). Drapée dans une prétendue « impartialité » et prétendant vouloir éviter une « syrianisation » de la Libye, la diplomatie française, qui reste silencieuse sur les violations de l’embargo profitant à Haftar, a amplifié ses critiques à l’encontre de la Turquie et le ton monte entre les deux pays, qui s’étaient déjà opposés sur le dossier syrien. Emmanuel Macron a ainsi dénoncé une « politique de plus en plus agressive et affirmée » (AFP, 14 juin) puis une « responsabilité historique et criminelle » de la Turquie qui « prétend être membre de l’OTAN » (AFP, 29 juin). Évidemment, la diplomatie turque a beau jeu de répliquer que son soutien militaire est officiel, entériné par un accord avec le gouvernement reconnu par l’ONU, tandis que la France soutient secrètement le « putschiste et forban Haftar » (LeMonde.fr, 25/06). Rappelons en effet qu’il y a tout juste un an, était révélée par le New York Times la présence de missiles Javelin français (officiellement hors d’usage…) au sein du QG de campagne du maréchal Haftar en pleine offensive contre Tripoli (cf. Billets d’Afrique n°288, juillet 2019).
Parallèlement, les autorités françaises ont accusé des navires de guerre turcs d’avoir menacé de tir la frégate française Courbet, engagée dans l’opération de surveillance maritime de l’Otan « Sea Guardian », pour la dissuader d’inspecter un bateau suspect qu’ils escortaient vers la Libye le 10 juin dernier. La France a dénoncé « un acte extrêmement agressif » (AFP, 17 juin) mettant l’OTAN en demeure de réagir à l’occasion de la réunion des ministres de la Défense des pays membres le 17 juin, et multipliant les initiatives diplomatiques pour afficher des appuis face à la Turquie. Mais les soutiens restent plutôt rares et la démarche suscite apparemment plus d’embarras que d’enthousiasme auprès des partenaires habituels de la France. Seuls huit pays membres de l’Otan se sont associés à la demande française d’une enquête sur l’incident et le rapport du secrétaire général de l’organisation est resté très prudent « en dépit des éléments de preuve que Paris affirme avoir fournis », selon Le Monde (01/07). Outre la gêne occasionnée par « l’ambiguïté » de l’action française dans le conflit libyen, comme disent pudiquement les médias français, les autres pays membres de l’OTAN, à commencer par les États-Unis, n’ont en effet aucune intention de pousser la Turquie vers la sortie, ce qui reviendrait à la jeter dans les bras de puissances rivales. Faute d’avoir obtenu gain de cause, la France a annoncé le 1er juillet son retrait provisoire de l’opération « Sea Guardian ».
Les pays européens sont par ailleurs tétanisés par le chantage aux migrants brandi par Erdogan, qui menace de laisser partir les millions de réfugiés qu’il retient sur son sol en vertu d’un accord inique conclu avec l’UE en 2016. Tout au plus un timide rapprochement franco-italien s’est traduit par un communiqué commun (incluant également l’Allemagne) le 25 juin, rappelant simplement les vertueux principes énoncés à la conférence de Berlin. Les Italiens s’inquiètent en effet de voir leurs intérêts économiques détrônés par les entreprises turques, la Turquie ayant bien l’intention de faire payer au prix fort son soutien militaire, qu’il s’agisse des hydrocarbures ou d’autres marchés (comme la gestion du port de Misrata, également convoité par Bolloré). Ni la réception à Paris du président tunisien Saïed le 22 juin ; ni les entretiens téléphoniques de Macron avec le président algérien Tebboune n’ont permis de faire sortir ces pays d’un prudent équilibre diplomatique. Quant aux Américains, qui avaient laissé faire, voire encouragé l’offensive d’Haftar, ils semblent se rapprocher du GNA, s’inquiétant désormais davantage de la présence russe que ce dernier a entraîné dans son sillage. Si la Russie n’a pas empêché Haftar de battre en retraite, elle semble en revanche vouloir sanctuariser ses positions dans l’Est libyen et Africom, le commandement américain pour l’Afrique, a dénoncé le 29 mai l’arrivée d’une vingtaine d’avions de guerre russe à proximité de Syrte (LeMonde.fr, 27/06).
Sans surprise, les soutiens les plus déterminés à la position française sont les sponsors du maréchal Haftar. Le dictateur égyptien Al-Sissi a ainsi annoncé le 20 juin, « que tout franchissement par le GAN proturc de la "ligne rouge" reliant Syrte à la base de Djoufra (...) déclencherait une "intervention directe" du Caire en Libye. » Toujours selon LeMonde.fr, (25/06) « il s’agit surtout pour Le Caire, soutenu par Paris, d’adresser un avertissement à Ankara, pour que les Turcs n’aillent pas trop loin dans la reconquête : la ville de Syrte et la base de Djoufra ne doivent pas être reprises, estime-t-on à l’Elysée comme à la présidence égyptienne. » Quant aux Émirats arabes unis, leur ministre des Affaires étrangères, Anwar Gargash, s’est fendu d’une tribune dans LePoint.fr (30/06) pour rendre hommage au « leader stratégique de l’Europe » qu’est notre Président « en ce qui concerne la Turquie et la sécurité en mer Méditerranée » et saluer le travail mené en commun…
Que se profile une nouvelle confrontation autour de Syrte ou le gel des zones d’influence actuelle, aucun de ces scénarios ne ramène la Libye sur la voie d’une conférence nationale à laquelle l’offensive du maréchal Haftar avait mis un terme l’année dernière.
Raphaël Granvaud