Soixante années après la proclamation de l’indépendance, plusieurs acquis de l’époque ont été effacés, à commencer par l’indépendance militaire puisque jamais dans sa longue histoire le Mali n’avait vu autant de troupes étrangères sur son sol. Mais 2020 est aussi l’année où le peuple malien relève la tête face à la crise et, peu à peu, reprend conscience de sa force. Le mardi 11 août a connu le rassemblement populaire le plus massif de l’histoire récente du Mali, et le 18 août a vu la chute du président Ibrahim Boubakar Keïta, dit IBK.
La violence et l’insécurité règnent sur une bonne partie du pays. Les groupes djihadistes (Etat Islamique au Grand Sahara, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans qui se réclame d’Aqmi…), dont la structuration est très mouvante, commettent leurs forfaits sur de vastes zones. Comme le rappelle le chercheur Mathieu Pellerin, « plus que de djihadistes mus par un agenda religieux au Sahel, il convient de plus en plus de parler de groupes armés insurrectionnels aux agendas locaux, davantage d’ordre sociopolitique ou économique » (Le Monde Afrique, 29/12/19). D’autre part, des groupes d’autodéfense, nombreux (Dan Na Ambassagou, Alliance pour le Salut du Sahel…), tendent à se substituer aux troupes officielles, et certains de leurs membres se sont livrés à des massacres. Les FAMa, forces armées maliennes, cherchent sans y parvenir à tenir le territoire, mais elles ont aussi commis de graves exactions faisant de nombreuses victimes civiles. En juillet, à Bamako, c’est d’ailleurs une unité antiterroriste, la Forsat, qui a réprimé une importante manifestation de l’opposition appelant à la démission d’IBK, faisant selon les sources de 11 à 23 morts et plus de cent blessés parmi les manifestants (voir encadré).
De son côté, la force française Barkhane annonce que des terroristes ont été « neutralisés », souvent sans plus de précision sur l’identité et le nombre des victimes. Si l’on ajoute le banditisme au quotidien qui sévit en particulier à Bamako, c’est bien une atmosphère de violence généralisée qui règne dans le pays.
Sur de vastes zones les services publics ne fonctionnent plus, à commencer par l’école. Selon ONU Info, en 2019, 866 écoles étaient fermées au Mali. Le pourcentage d’administrateurs civils présents dans leur lieu d’affectation dans la région de Mopti s’établit à 22 %. La situation humanitaire est très critique. Le bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) estime à 266 000 le nombre des déplacés internes dans le pays (soit autant qu’au début de la crise au nord du pays en 2012), dans la mesure où les violences ont poussé les villageois à se réfugier en ville. Pour l’OCHA, le nombre de personnes ayant besoin d’assistance humanitaire est à ce jour de 6,8 millions de personnes (contre 4,3 en janvier). « Cela constitue une augmentation de plus de 58 pour cent soit l’équivalent d’un Malien sur trois ayant besoin d’aide humanitaire. (…) L’augmentation de la population vulnérable s’explique par la persistance des besoins humanitaires liés aux conflits auxquels se sont ajoutés ceux en lien avec la pandémie de COVID-19 dans un contexte marqué par la période de soudure ainsi que les conséquences des poches de sécheresse et des inondations saisonnières » (Rapport de situation, 28/08).
Sur le volet économique, il semble que les surfaces mises en culture ont baissé, en particulier pour le coton selon la Compagnie malienne pour le développement du textile (CMDT, 10/07). La courbe de la dette publique poursuit son ascension. Des mouvements de grèves à l’éducation nationale reviennent régulièrement.
A ce terrible diagnostic vient s’ajouter une profonde crise politique.
Le président de la République, Ibrahim Boubakar Keita (IBK) réélu en 2018, se trouvait fortement remis en cause, d’autant que la constitution, comme en France, concentre les pouvoirs dans les mains d’un seul. Il faut dire que l’opposition à son encontre n’a fait que croître depuis plusieurs années. En 2017, ses tentatives de révision de la Constitution, visant à répondre aux exigences de l’Accord d’Alger et de la communauté internationale, ont marqué le début des mobilisations populaires. La contestation de ses malversations et de celles de ses proches, était aussi portée par certaines mobilisations, de même que l’incapacité des dirigeants à juguler l’insécurité et l’hostilité populaire croissante contre la force Barkhane.
Parmi les derniers mauvais coups du président, la gestion frauduleuse des élections législatives de mars-avril 2020. La cour constitutionnelle - proche d’IBK - a modifié les résultats électoraux de 31 sièges pour les attribuer à des candidats de la mouvance présidentielle.
Quand la Forsat, une force spéciale antiterroriste, formée par les Européens et les Français, tire sur la foule…
Selon les textes de création de la Forsat en 2016, cette unité de sécurité « est chargée de lutter contre le terrorisme sous toutes ses formes. Aucune autre mission de sécurité ne peut lui être assignée ». Elle a été largement financée par les partenaires internationaux du Mali et formée dans le cadre des programmes de formation de l’UE (EUTM / EUcap Sahel).
Aussi cette force, armée de matériel de guerre et non de maintien de l’ordre, n’avait à priori rien à faire face à des manifestants. Cependant, selon Mediapart (15/07), « dès qu’il est apparu que les forces de l’ordre classiques étaient dépassées, on leur a demandé de se positionner dans certains lieux considérés comme stratégiques, précise le collaborateur d’un ministre de haut rang ».
Très rapidement, suite au scandale pointant que des forces antiterroristes avaient tiré sur la foule, le cabinet du Premier ministre malien a diligenté un rapport sur « les raisons de l’engagement de la Forsat », sans doute à lire comme une façon de tenter de se dégager de ses responsabilités en cherchant à faire retomber la faute sur des militaires. La question est aussi très embarrassante pour les « partenaires du Mali » qui ont soutenu la création de la force mais surtout l’ont formée : la France, l’Union européenne, les Etats-Unis mais aussi l’ONU (missions de formation du RAID, et européennes comme EUTM ou Eucap Sahel)… Si cela n’implique pas directement leur responsabilité, cela interroge encore un peu plus sur le rôle et l’impact de la coopération militaire.
A partir du mois de mai, la vague de protestations qui s’en est suivie (et qui a fait démissionner des membres de la Cour constitutionnelle, à la demande du président, mais pas les députés issus de la fraude...), a pris la forme de manifestations massives de diverses composantes de l’opposition à IBK. Ces manifestations ont pris de l’ampleur avec l’unification des oppositions, cimentées par une revendication principale, la démission d’IBK et de son régime. C’est le « M5-RFP » pour « Mouvement du 5 juin - Rassemblement des forces patriotiques », qui agrège des personnalités et groupes aux projets politiques divers, avec notamment Espoir Mali Kura, coordonné par Cheik Oumar Sissoko, le Front pour la Sauvegarde de la Démocratie (FSD) mais aussi la Coordination des Mouvements, Associations et Sympathisants de l’imam Mahmoud Dicko (CMAS), puissant conservateur religieux à la capacité de mobilisation forte, ainsi que des syndicats – comme le syndicat des enseignants – et des mouvements et associations, ou des hommes politiques plus ou moins issus du sérail (de Sy Kadidiatou Sow à Modibo Sidibe, ancien premier ministre).
Dans une note du 23 juillet, destinée aux présidents des Etats de la Cedeao, le M5-RFP « se donne pour mission de sauver le Mali d’une inéluctable disparition en tant qu’État, Nation, Démocratie et République laïque sous la gouvernance chaotique de M. Ibrahim Boubacar Keita dont il demande la démission et de celle de son régime ». Le mouvement en appelait à l’ouverture d’une période de « transition républicaine ».
Entre juin et août, le M5-RFP a mobilisé de façon très large la population, organisant semaine après semaine des rassemblements, et des appels à la désobéissance civile.
C’est l’une de ces manifestations qui a subit une forte répression, évoquée plus haut, de la Forsat, pour laquelle Amnesty international demande une enquête, et lors de laquelle en parallèle une partie des leaders du M5 ont été arrêtés.
Suite à la prise du pouvoir par un groupe d’officiers le 18 août 2020, conduisant à la démission d’IBK et à la dissolution de l’Assemblée nationale, des leaders du M5-RPF ont considéré que leur mouvement avait joué un rôle important dans la chute d’IBK. Ceci étant, dès lors que la démission d’IBK est obtenue, l’avenir de cette alliance se trouve posée.
Cette crise politique se situe dans un contexte tout à fait particulier où des puissances étrangères dictent leurs orientations aux autorités maliennes. Avec l’accord d’Alger [1]1, l’opération Barkhane, la Minusma (les casques bleus au Mali) et le « traité de coopération en matière de défense » signé avec la France en juillet 2014, le Mali se trouve pris dans un véritable carcan qui réduit très fortement ses capacités d’action et impose des choix étrangers, ce qui est souvent ressenti comme une véritable humiliation. L’accord d’Alger, signé le couteau sous la gorge en 2015 par l’État malien, prévoit une décentralisation poussée du pays, avec un très large transfert vers les régions de compétences, de ressources et de pouvoirs juridiques, administratifs et financiers, y compris les impôts, la coopération décentralisée et la police territoriale. Les régions du nord bénéficieraient de règles propres, sur une base communautaire : « L’appellation AZAWAD recouvre une réalité socio-culturelle, mémorielle et symbolique partagée par différentes populations du nord Mali ». « Les forces de défense et de sécurité à l’intérieur de l’Azawad seront composées à 80% de ressortissants de l’Azawad (...) Les zones de défense et de sécurité seront sous le commandement d’un ressortissant de l’Azawad », peut-on lire dans le texte de l’accord.
Pour les Maliens, farouchement attachés à l’unité nationale, cet accord, très impopulaire, est donc largement perçu comme une remise en cause de la souveraineté du pays et ouvre la porte à la création de l’Azawad indépendant. Nicolas Normand, ancien ambassadeur de France au Mali explique dans Le Monde (09/07) pourquoi les autorités maliennes ont traîné les pieds pour le mettre en œuvre : « L’accord d’Alger entre Bamako et les rebelles armés a créé plus de problèmes qu’il n’en a réglés. (…) Quant aux autorités maliennes, elles ont au moins quatre raisons de laisser traîner : l’impopularité d’un compromis qui accorde des avantages indus aux milices, le cessez-le-feu déjà obtenu vis-à-vis de l’armée nationale, l’objection de l’armée professionnelle à intégrer les ex-rebelles qu’elle considère comme des traîtres et enfin la reconnaissance d’une partition du pays. » Depuis 2015 les autorités maliennes subissent des pressions constantes pour l’application de cet accord. Qu’il s’agisse des autorités françaises, du secrétaire général de l’ONU, de la MINUSMA, de la CEDEAO, tous ne manquent aucune occasion pour exiger son application. Les députés maliens du parti Yelema soulignent que « l’Accord n’a pas fait l’objet d’un débat de la part des élus du peuple pour obtenir leur quitus et se doter ainsi d’une once de légitimité ». On voit comment la souveraineté du pays est mise à mal.
Sous l’angle militaire, les autorités françaises disposent des cartes maîtresses. L’opération Barkhane avec ses 5100 soldats, six bases au Mali, dispose d’équipements d’avions, d’hélicoptères, bien supérieurs à ceux de l’armée malienne. L’accord de défense signé en 2014 confirme l’accord signé en 2013, qui permet à l’armée française d’agir sur le territoire sans consulter les autorités maliennes. De manière indirecte, mais effective, les autorités françaises peuvent aussi exercer une influence par le biais d’officiers placés dans des cadres très divers. Tout récemment, par exemple, le général Pierre-Joseph Givre, est devenu numéro deux de la MINUSMA. La France participe aussi aux missions européennes de formation et de conseil EUTM Mali (forces armées) et EUCAP Sahel Mali (forces de sécurité intérieure). Elle met à disposition des coopérants militaires à l’École du maintien de la paix de Bamako et à l’École militaire de Koulikoro.
Viennent s’ajouter à cette panoplie militaire les outils classiques de l’influence française dans ses anciennes colonies, le franc CFA et l’AFD (Agence Française de Développement). Deux exemples illustrent l’ingérence et l’ampleur de la pression : Expertise France – en cours d’intégration à l’AFD – « recrute un Expert Fiscaliste (...) Mission : rédiger les textes législatifs et/ou réglementaire (sur la fiscalisation du secteur agricole et la fiscalisation du secteur informel) ». Or la rédaction des lois est une fonction régalienne majeure. Autre exemple à Mopti, un conseiller recruté par Expertise France remplit les fonctions de chef de cabinet du gouverneur et prépare la transition de certaines compétences vers les collectivités territoriales. L’objectif est de « généraliser ce dispositif à plusieurs régions maliennes. Un autre coopérant est placé auprès du directeur général des collectivités territoriales à Bamako ». Il s’agit donc, avant même que l’accord d’Alger soit appliqué, de marquer à la culotte les futurs fonctionnaires maliens. On se croirait au bon temps des administrateurs coloniaux !
La mobilisation populaire massive de 2020 montre que, malgré les souffrances et les humiliations, les Maliens peuvent relever la tête. Et si le mouvement M5-RFP ne s’oppose pas frontalement à la France, elle n’est pas oubliée pour autant. Leader très influent d’une composante du M5, l’Imam Dicko, évoqué ci-dessus, ne cache pas son agacement face à la politique française : « On n’est pas un ennemi de la France mais que les Français nous respectent », déclarait-il mi-août. Et Cheik Oumar Sissoko, membre du comité de stratégie et de gestion du M5, a publié courant juillet un texte intitulé « Lettre ouverte au peuple malien » [2]2, texte très vigoureux contre la politique prédatrice et dominatrice de la France au Mali. Il appelle notamment à un sursaut patriotique des Maliens, et à un renouveau panafricain au Sahel, à la remise en cause de l’Accord d’Alger et de l’ingérence française. Il dénonce la duplicité de la France (notamment une supposée collusion avec les groupes djihadistes) – quitte à poser quelques affirmations très discutables [3].
Si l’État français n’est pas le seul à saper la souveraineté du Mali, il y contribue fortement. Après la prise du pouvoir par les militaires, la dynamique néocoloniale de la France ne va pas s’interrompre pour autant. Difficile de croire le ministre Le Drian quand, le 18 août, il affirme « son plein attachement à la souveraineté et à la démocratie maliennes ».
Gérard Moreau et Juliette Poirson
[1] Voir Gérard Moreau, « Accord d’Alger : comment le Mali continue de perdre son sang et sa souveraineté », 13 mai 2015, en ligne sur survie.org ; et Juliette Poirson, « Pour avoir la paix, continuons sans fin la guerre », Billets d’Afrique n°286, mai 2019
[2] Texte disponible sur https://bamakomali.org/
[3] Notamment concernant l’analyse de la guerre en Libye et du démarrage des agissements des groupes armés au nord du Mali comme « complot » ou encore la lecture de l’ingérence et de la présence française au Mali par le prisme de captation des richesses du sous-sol.