Survie

Election en côte d’ivoire « On décèle l’hypocrisie plus que l’aveuglement »

rédigé le 5 novembre 2020 (mis en ligne le 9 janvier 2021) - Thomas Noirot

Un scrutin présidentiel sous tension a eu lieu le 30 octobre en Côte d’Ivoire, dix ans après l’épilogue électoral d’une crise de 8 ans dans laquelle la France avait joué un rôle central, qui s’était soldée par l’installation au pouvoir d’Alassane Ouattara. Entretien avec David Mauger, co-auteur de Un pompier pyromane - L’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara (Agone/Survie, 2018).

Billets : En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara vient d’être officiellement élu pour la troisième fois, mais cette élection est contestée. Pourquoi ?

David Mauger : Effectivement, la Cour constitutionnelle vient de valider très rapidement, après la publication des résultats de la Commission électorale indépendante, avec des chiffres de l’ordre de 94% en faveur de Ouattara. Si on est arrivé à de tels chiffres, c’est parce que cette élection était en amont très contestée, depuis le mois de juillet. La Constitution ivoirienne votée en 2016, comme la précédente, empêchait, normalement, Alassane Ouattara de se présenter à cette élection, parce qu’elle stipule qu’un président ne peut être réélu qu’une seule fois. Alassane Ouattara est président depuis 2011, il a été réélu en 2015, donc là, il s’agit bien d’un troisième mandat.

Lui dit que le changement de constitution marque une remise à zéro des compteurs.

C’est fortement contesté, d’autant plus qu’en 2016, dans les explications qui ont été données aux Ivoiriens concernant les différents articles de la nouvelle Constitution, on assurait qu’ Alassane Ouattara ne pourrait pas se présenter une troisième fois. Le discours entre 2016 et 2020 a complètement changé au niveau du pouvoir ivoirien. La manière dont Alassane Ouattara présente lui-même sa candidature, parlant de « sacrifice pour le pays », assurant que lui-même « ne souhaitait pas se présenter », paraît en décalage avec la réalité des actes qu’il pose. On a plutôt l’impression d’une dérive dictatoriale que d’un véritable sens politique de la part d’Alassane Ouattara .

Ouattara est au pouvoir depuis 2011, mais avant cela quel est son parcours ?

À l’origine, Alassane Ouattara est un économiste qui a travaillé à la BCEAO, la Banque ouest-africaine qui gère le Franc CFA. Il a travaillé aussi au FMI, où il a été le directeur Afrique, et il est entré dans la politique ivoirienne car en 1990 Houphouët-Boigny [président depuis l’indépendance, NDLR] en a fait son Premier ministre. Et pendant les trois dernières années du règne d’Houphouët-Boigny, c’est Alassane Ouattara qui appliquait les plans d’ajustements structurels imposés par les institutions financières internationales à la Côte d’Ivoire. Ainsi, il a privatisé des pans entiers de l’économie ivoirienne, bien souvent au bénéfice de grands groupes français. C’est quelqu’un qui était très proche du gouvernement Balladur, qui était en place à l’époque en France. Ensuite, entre 1993 et 1999, la Côte d’Ivoire a été en proie à une crise politique qui a dégénéré en coup d’État en 1999 et surtout, à partir de 2002, en une rébellion armée où l’un des principaux enjeux était autour de la légitimité d’Alassane Ouattara et qui finalement s’est soldée par son arrivée au pouvoir grâce à l’action conjuguée de cette rébellion et de la France. Donc on peut dire que la France a une responsabilité toute particulière dans l’évolution des événements en Côte d’Ivoire.

La France n’a jamais été un arbitre impartial ni désintéressé en Côte d’Ivoire. Ce livre, publié en 2018 dans la collection des Dossiers noirs, participe à documenter le rôle des pouvoirs politiques successifs et de l’armée française dans la crise qui, depuis deux décennies, déchire ce pays jadis vitrine du pré carré françafricain.


Justement, comment s’est passée cette élection ?

Il y avait 44 candidats qui ont déposé leur dossier au Conseil constitutionnel. Sur ces 44 candidats, 40 ont été écartés, et finalement il n’y a eu que 4 candidats, à savoir Alassane Ouattara, le président sortant ; Henri Konan Bédié, qui est un ancien président qui a exercé entre 1993 et 1999 ; Pascal Affi N’Guessan, qui est le leader d’une des branches du Front Populaire Ivoirien, dont le principal leader Laurent Gbagbo Ce dernier n’a pas pu se présenter, même après avoir été acquitté des charges très lourdes qui pesaient contre lui devant la Cour Pénale Internationale. Il n’a pas pu rentrer en Côte d’Ivoire et sa candidature a été refusée. Et enfin, il y a un dissident du parti de Bédié, Kouadio Konan Bertin qui s’est aussi présenté et c’est le seul qui a accepté de jouer le jeu de cette élection inconstitutionnelle. Il a récolté de l’ordre de 2% des suffrages.
Donc l’opposition dans son immense majorité avait appelé les Ivoiriens à se mobiliser, dénonçant le troisième mandat inconstitutionnel d’Alassane Ouattara et demandant aux Ivoiriens de descendre dans la rue et de faire en sorte que le scrutin ne puisse pas se tenir. Il y a eu beaucoup d’actions dans ce sens depuis le mois d’août, en fait même avant l’appel de l’opposition, notamment de la part de la société civile. L’une des leaders de cette société civile, Pulchérie Gbalet est emprisonnée depuis la mi-août.
De la part du gouvernement, il y a eu une interdiction de manifester qui perdure encore aujourd’hui. Et au mois de septembre, ce sont les partis qui ont pris le relais de ces contestations-là. Le bilan officiel, sans doute sous-estimé, est de 85 morts, plus de 500 blessés et 200 arrestations, dont certains leaders de l’opposition. Le jour même des élections, on sait qu’il y a eu 20 morts. Donc la Côte d’Ivoire est dans une situation terrible. On peut ajouter, si on va un peu plus dans le détail, qu’une bonne partie de ces morts sont recensés dans le fief d’Henri Konan Bédié, l’ancien président, mais l’ouest de la Côte d’Ivoire est visiblement aussi très touché, même si on a moins d’informations, puisque le HCR nous dit que 8000 Ivoiriens ont franchi la frontière pour se réfugier essentiellement au Libéria. Donc on retrouve des signaux indicateurs de ce qu’il s’était passé au moment des élections de 2010 et s’en étaient suivis trois mois de crise post-électorale. Je pense qu’aucun Ivoirien ne veut revivre des épisodes comme ça.
On peut se poser une question : dans quelle mesure Alassane Ouattara est-il capable d’assurer la stabilité du pays ? Puisque l’argument très souvent avancé par la France est de dire : « Ce qui nous importe, c’est la stabilité du pays, ainsi que la démocratie ». Si on juge à l’aune de ces deux critères ce qu’il se passe en Côte d’Ivoire, on se souvient qu’en 1999, Alassane Ouattara alors opposant et dont la candidature était contestée à la présidentielle, avait dit : « Je rendrai ce pays ingouvernable ». C’est quelque chose qui lui a été régulièrement reproché, mais je me demande si aujourd’hui, s’il se maintient au pouvoir, la Côte d’Ivoire n’est pas plus ingouvernable que jamais.
Par ailleurs, c’est au nom de la démocratie que la France était intervenue militairement, avec ses blindés et ses hélicoptères, pour que l’élection contestée de 2010 se solde par l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara. Le bilan au bout de 10 ans est assez catastrophique de ce point de vue là. C’est là que la France a vraiment une responsabilité toute particulière et lorsqu’on entend les déclarations du ministre des Affaires étrangères, Le Drian, on décèle l’hypocrisie plus que l’aveuglement, sur ce qu’il se passe en Côte d’Ivoire. Ça rappelle plutôt les mots de l’éditorialiste Christophe Barbier qui, en 2011, expliquait qu’après le moment douloureux et coûteux de l’intervention militaire, viendrait le moment où la France obtiendrait des retours sur investissements. Donc depuis 10 ans, la France engrange les dividendes de son action militaire en Côte d’Ivoire et visiblement, elle ne compte pas bouger de cette ligne là, quoiqu’il en coûte pour la démocratie ivoirienne.

Sur les réseaux sociaux, Emmanuel Macron, en mars 2020, avait salué la décision d’Alassane Ouattara de ne pas se présenter à sa succession, mais ce dernier a changé d’avis en juillet après la mort de son dauphin politique. Depuis, quelles ont été les prises de position en France en amont du scrutin ?

On doit peut-être rappeler qu’il y a un an, Macron s’était déplacé en Côte d’Ivoire avec à la clé notamment, pour les groupes Bouygues, Alstom, SNCF le contrat du métro d’Abidjan d’1,36 milliard d’euros.
Parallèlement, il y avait eu aussi une déclaration conjointe de Ouattara et Macron pour faire évoluer le système du FCFA. Donc il semblait y avoir une lune de miel entre le jeune président français et Alassane Ouattara, basée sur ces fameux dividendes au niveau économique, mais aussi au niveau politique puisqu’on sait que la position française est quand même mise à mal par la dégradation de sa légitimité et de sa situation en Afrique de l’Ouest sur le plan militaire et dans la zone franc sur le plan monétaire. Et Alassane Ouattara prend systématiquement position en faveur du gouvernement français.
Emmanuel Macron était donc plutôt heureux de pouvoir dire qu’Alassane Ouattara était raisonnable et allait passer la main à quelqu’un de plus jeune de son propre parti. Ça allait dans le sens de l’Histoire puisque la France est intervenue justement soi-disant pour faire valoir la démocratie en Côte d’Ivoire en 2011. Ce récit a été brisé après le décès du dauphin qu’Alassane Ouattara avait choisi et depuis lors, l’Élysée restait silencieux. Alassane Ouattara avait arraché, début septembre, un déjeuner à l’Élysée, dont assez curieusement, aucun média français n’avait les images, c’est seulement sur les médias ivoiriens que les images ont été diffusées. L’histoire vient de se répéter car c’est avec 4 jours de retard que l’AFP a confirmé les félicitations de Macron à Ouattara pour sa « réélection », une information qui circulait déjà à Abidjan. Donc visiblement, Macron a un ami en la personne d’ Alassane Ouattara, mais il n’assume plus cette amitié devant les Français.

Et du côté du Quai d’Orsay et de Jean-Yves Le Drian ?

Il se retrouve au front lorsqu’il est face aux questions du député Jean-Paul Lecoq, qui inlassablement remet sur le tapis la question de l’attitude de la France à l’égard de la Côte d’Ivoire. La position officielle de la France, on ne l’entend que par la voix du Quai d’Orsay, ce qui est relativement logique, mais d’habitude, on est habitué à avoir au niveau de l’Élysée un signal plus assumé. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui, ce qui me fait parler d’hypocrisie.
En termes de perspectives, Alassane Ouattara semble à ce stade réussir son coup de force malgré la mobilisation, avec une répression féroce. Y a-t-il un risque que l’armée française intervienne ?

La mobilisation est importante, mais plus dans l’intérieur du pays qu’à Abidjan. Il faut voir que dans l’esprit des Ivoiriens on a le souvenir de ce qu’il s’est passé en 2004. On est à une date anniversaire de cet épisode très douloureux au cours duquel l’armée française a tiré sur des manifestants ivoiriens qui demandaient son départ. Et ça s’est soldé officiellement par une soixantaine de morts ivoiriens et la mémoire de ce massacre explique en partie la crainte de certains Ivoiriens de descendre dans la rue.
De son coté, l’armée française est toujours présente à côté de l’aéroport avec environ un millier d’hommes. Pour les mêmes raisons, l’armée française aurait toutes les difficultés à se déployer en Côte d’Ivoire si les événements dégénéraient véritablement. Elle a un rôle de protection des expatriés français, notamment, et elle a aussi un rôle d’assurance-vie pour un pouvoir qui est très favorable aux intérêts tricolores. Mais depuis 2004, elle n’a plus les coudées franches, parce qu’on sait que dans la jeunesse ivoirienne est gravé ce souvenir d’une armée d’essence coloniale, qui tire sur les Ivoiriens.
Pour autant le pouvoir d’ Alassane Ouattara est très contesté ; et reste en suspens la question du retour de Laurent Gbabo. Alors que la procédure d’appel que souhaite mener la procureure de la Cour Pénale Internationale à son encontre s’est complètement enlisée, peut-être pour des raisons politiques qui vont se débloquer après cette élection, Laurent Gbagbo devrait pouvoir rentrer dans son pays, ce qui n’était pas le cas jusque-là, puisque le gouvernement ivoirien refusait de lui donner un passeport. On a vu au moment de son acquittement beaucoup d’Ivoiriens fêter la nouvelle. Gbagbo a encore une capacité de mobilisation très importante. Pour autant, ses déclarations jusque-là ont consisté à soutenir le mouvement de l’opposition contre le déroulement de l’élection, mais en privilégiant la piste d’un dialogue entre le pouvoir et l’opposition. Il détient sans doute l’une des cartes pouvant faire évoluer la situation en Côte d’Ivoire.
L’opposition demande que les personnes arrêtées soient libérées. Il faut aussi que la frange de la société civile qui a le courage de faire entendre sa voix soit libérée, écoutée et soutenue.
Propos recueillis par Thomas Noirot

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 302 - novembre 2020
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