Survie

Tropiques toxiques, le scandale

rédigé le 5 mars 2021 (mis en ligne le 1er juin 2021) - Marie Bazin

Dans cette bande-dessinée dense et extrêmement bien documentée, l’autrice Jessica Oublié nous emmène sur les traces du chlordécone, un pesticide massivement utilisé dans la culture de la banane de 1972 à 1993, et démontre point par point en quoi cette pollution relève, aux Antilles, d’un scandale d’État. Alors que la toxicité de cette molécule était connue et documentée dès les années 1970, elle a malgré tout été épandue pendant 22 ans, entraînant une pollution des sols pour des centaines d’années et une contamination de 65% des cours d’eau. Conséquence : toute l’alimentation produite sur ces sols est possiblement toxique (selon les zones et le type d’aliments, à des degrés variables), que ce soient les poissons, le bétail, les légumes, et à ce jour 9 personnes sur 10 ont des traces de chlordécone dans le sang. L’existence de cette pollution ne fait aujourd’hui plus aucun doute, pourtant, l’Etat refuse de lui reconnaître un lien de causalité avec la santé des Antillais.es et prend ce prétexte pour retarder une réelle prise en charge du problème, comme si la pollution n’était problématique que si elle était visiblement et directement mortelle. Hélas, comme l’explique la bande-dessinée, avant que le scandale sanitaire advienne enfin, et avec lui des mesures d’indemnisation pour les victimes et le jugement des personnes responsables, il faut « être patients et apprendre à compter les morts ».

Une enquête de terrain

Le livre restera sans aucun doute un document de référence sur le sujet, puisqu’il en aborde tous les tenants et aboutissants : l’histoire de l’agriculture de la banane aux Antilles, indissociable de l’histoire coloniale, l’histoire de cette molécule « chlordécone » utilisée d’abord aux États-Unis, son impact sur la faune, la flore, l’eau, les pollutions engendrées (détaillées très précisément et scientifiquement) et leurs conséquences sur la santé, et l’enchaînement de décisions politiques qui a entraîné cette situation dramatique. Il est basé sur plus d’une centaine d’entretiens, qui en font à la fois une enquête scientifique et une enquête de terrain. Un grand nombre d’habitant.e.s de Martinique et de Guadeloupe y témoignent, confronté.e.s à la pollution : de par leur travail dans l’agriculture, la pêche, de par leur alimentation notamment via les potagers vivriers, de par leurs problèmes de santé.

Scandale « empêché »

Un des intérêts majeurs de l’ouvrage est de replacer le scandale du chlordécone dans un double-spectre : à la fois celui de l’histoire coloniale et néocoloniale des Antilles et celui des pollutions environnementales engendrées par l’agriculture chimique, contre lesquelles il est si difficile de lutter tant l’industrie chimique est puissante et les collusions avec l’État nombreuses.
La bande-dessinée consacre également un chapitre très intéressant à la notion de « scandale ». Quels facteurs doivent être réunis pour qu’un scandale éclate ? Comment le scandale du chlordécone a-t-il été « empêché », c’est-à-dire étouffé avec toutes les conséquences que cela entraîne en termes médiatiques, politiques, juridiques ? Jessica Oublié nous démontre également que le scandale n’est souvent pas le fait lui-même (ici l’utilisation du chlordécone) mais sa dissimulation et les manipulations qui l’accompagnent.

Une lutte grandissante

Enfin le livre est conçu pour nourrir les luttes et l’espoir, que ce soit aux Antilles ou ailleurs. D’une part parce qu’il se termine sur les perspectives de dépollution des sols et des eaux (des programmes de recherche scientifique sont en cours et ont besoin de soutien), et d’autre part parce qu’il donne une large place à la parole des nombreuses personnes engagées dans le combat contre le chlordécone (scientifiques, collectifs de lutte). Le 27 février 2021, plusieurs milliers de personnes ont marché contre l’impunité en Martinique, en Guadeloupe et à Paris, dans un mouvement d’une ampleur inédite. Marie Bazin

Tropiques toxiques, le scandale du chlordécone, Jessica Oublié, Nicola Gobbi, Kathrine Avraam, Vinciane Lebrun, éd. Steinkis, octobre 2020, 22 euros.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 305 - mars 2021
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