Survie

Décoloniser l’Écologie 
pour mieux habiter le monde

rédigé le 5 mars 2021 (mis en ligne le 1er juin 2021) - Clémentine Méténier

Dans son ouvrage Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen sorti en octobre 2019 aux Éditions du Seuil, Malcom Ferdinand interroge la pensée environnementale et son lien, déconnecté, avec la colonisation et l’esclavage. Dans une approche philosophique et politique, l’ingénieur de formation questionne les manières d’habiter le monde à l’aune des rapports de domination raciale toujours à l’œuvre dans les outre-mer.
Entretien initialement paru dans le N°4 de la revue Boukan, en juillet 2020.


Vous êtes martiniquais, ingénieur à Londres, philosophe à Paris, chercheur dans les Caraïbes et en Afrique notamment... quel est le cheminement entre ces spécificités qui vous caractérise ?
J’ai grandi en Martinique jusqu’à mes 18 ans, avant d’entamer une première formation d’ingénieur en environnement. Ensuite il y a eu cette expérience dans l’humanitaire au Darfour (Soudan), où j’étais responsable d’un programme d’accès à l’eau et à l’assainissement pour des populations déplacées. Et puis j’ai continué cette sorte de quête que je mène, qui n’est pas uniquement académique, mais aussi personnelle. La Martinique a une histoire très riche, mais c’est une petite île en taille. Très jeune on sait qu’il y a un ailleurs qu’on ne maîtrise pas très bien, et on sait aussi qu’on se trouve dans les marges de l’imaginaire politique de la République française qu’on a très tôt envie d’aller voir. C’est peut-être propre aux Antilles, et certainement aussi à la Guyane, mais on grandit avec le sentiment d’un ailleurs, dont on ne connaît pas grand-chose. Ce n’est pas un hasard si pour ma première mission humanitaire je suis allé en Afrique ; le continent occupe une place extrêmement importante pour la Caraïbe, les Amériques et pour la diaspora noire. Et c’est ce livre qui m’a permis de me rendre compte qu’on ne connaît pas grand-chose de cette Afrique. Mais j’ai remarqué que le rapport humanitaire n’était pas celui qui permettait un échange fertile et intéressant, car borné par des contrats avec des bailleurs donc j’ai préféré faire autre chose. C’est à la suite de cette mission que je me suis tourné vers les humanités environnementales et la philosophie politique ; ce qui fait qu’aujourd’hui je suis avec cette double casquette « technique et sciences humaines et sociales ».

Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur le lien entre dégradations de l’environnement et rapports de dominations pour conceptualiser “une écologie décoloniale ” ?
J’ai voulu comprendre pourquoi ce lien a été caché ou masqué depuis très longtemps. Ces deux aspects m’ont toujours beaucoup intéressé ; je me suis tourné vers l’ingénierie de l’environnement, car je pensais que la seule façon de travailler ces sujets était à travers une approche techniciste. Et en même temps, enfant, j’ai été confronté à la question des répartitions et à celle, posée par mon entourage familial et social dans lequel j’évoluais : « pourquoi l’Afrique est dans un tel état ? » Et j’ai vite vu les limites de cette approche techniciste de l’environnement ! Par exemple au Darfour, on me disait vouloir s’assurer que les Darfouris puissent avoir accès à l’eau... mais aucune réflexion n’était menée sur le conflit, les crimes de guerre et le génocide en cours. C’est cette espèce de mur que je décris comme une double fracture. Avec ce livre j’ai aussi voulu contribuer au débat et venir un peu discuter, voire disputer ces grands philosophes qui prétendent discourir sur la terre et le monde en se disant que l’histoire coloniale et l’histoire esclavagiste ne sont que quelques événements anecdotiques à l’histoire du monde.

Vous filez la métaphore du navire négrier et de l’Arche de Noé ; pourquoi l’histoire coloniale a-t-elle été autant délaissée dans la conception occidentale de la crise écologique ?
Je pense que les théoriciens, penseurs, mais aussi ceux qui ont créé les mouvements écologistes avaient des vues coloniales et racistes comme Pierre Poivre ; ce botaniste et administrateur colonial célébré comme l’un des pionniers de la pensée écologique. Ce faisant, l’on passe sous silence le fait qu’il était colonialiste et propriétaire d’esclaves, c’est-à-dire que sa pratique environnementaliste s’inscrivait dans la mise en place d’une écologie coloniale négrière. Je pense qu’il y a un véritable angle mort qui s’est constitué et à travers lequel beaucoup de Blancs se sont construit leurs propres généalogies. Ils ont choisi leurs ascendants, Rousseau ou une certaine lecture d’Henri Thoreau, pour coller à leur image. La première chose que les militants écologistes que je rencontre me disent c’est : « ah oui, c’est pas très divers » en gros, il n’y a pas de Noirs et d’Arabes dans ce domaine. Et le problème va plus loin : qu’est-ce qui fait que dans la construction de l’objet écologique on a exclu une partie de ceux qui peuplent la terre ? Et de ceux qui peuplent la France y compris ?
Beaucoup de penseurs de l’écologie mettent en avant cette métaphore du monde face à la crise écologique telle une Arche de Noé qui devrait sauver, cette fois tout le monde. On occulte que, d’une part, tout le monde n’est pas sauvé. Il y a celles et ceux qui sont toujours abandonnés à quai. On occulte d’autre part que, dans le bateau, nous ne sommes pas dans les mêmes conditions. La persistance des injustices, des inégalités et discriminations au sein même des politiques écologistes est quelque chose que l’imaginaire du navire négrier rappelle avec force, imaginaire fondamental pour les Antilles et la Guyane.

Vous avez donc voulu « penser l’écologie depuis le monde caribéen » car c’est là que peut s’ouvrir et se nourrir cet angle mort ?
Tout à fait. J’ai choisi le titre « Une écologie décoloniale » qui n’a pas la prétention de l’universalité, car je pense qu’on peut penser cette « écologie décoloniale » depuis plusieurs lieux. Par exemple Arturo Escobar a écrit Sentir-penser avec la terre depuis l’Amérique du Sud en s’intéressant aux populations afro-colombiennes. En Afrique aussi il y a des personnes qui s’intéressent à ça. L’ « écologie décoloniale » se pense aussi depuis la France, Paris, Sarcelles, Saint-Denis... L’autre chose c’est qu’effectivement la Caraïbe, dans l’histoire de la modernité, a une place singulière qui n’est pas la même que l’Europe, l’Afrique et les Amériques, car elle été un point de jonction. C’est là que Colomb pose le pied le 12 octobre 1492 : ça marque le début de la globalisation dans le premier sens du terme, c’est-à-dire le moment où la terre se clôture de manière manifeste. Ça incarne aussi ce point de rencontre entre les Européens, les Amérindiens, les « Native americans » et les peuples africains. Pour moi, il faut partir de ce point de rencontre là pour penser l’écologie qui au fond, représente le double rapport à la Terre et au monde.

On n’a pas l’habitude, dans l’hexagone en tout cas, de voir les mouvements « écolo » et les militants décoloniaux ensemble, c’est bien d’ailleurs ce que vous pointez dans votre ouvrage. Comment se fabrique cette relation dans les territoires d’outre-mer ?
Un certain nombre d’associations font le lien directement ; c’est-à-dire que le fait qu’on soit, à Porto Rico notamment, dans ce qu’ils appellent une « situation coloniale », affecte les manières dont on va pouvoir se rapporter à l’environnement et à le protéger. Et du coup la critique écologiste n’a jamais été séparée d’une certaine revendication d’égalité, de liberté et de justice. Mais bien sûr, dans ces espaces-là, il y a aussi une vision très techniciste de l’environnement. Mais vous savez, j’ai commencé ma thèse en pensant que l’écologie n’avait rien à voir avec le politique et l’anticolonialisme. Quand, en grandissant, j’ai pu réfléchir aux résistances à l’esclavage et à l’abolition de l’esclavage, à aucun moment l’idée que ces événements politiques puissent avoir un lien avec la terre, l’environnement, l’écologie, m’importait. Mais en faisant ce lien, je questionne l’esclavage à la lumière d’autres réflexions.

Vous consacrer un large chapitre à ce que vous appelez « l’habiter colonial », cette manière propre aux colons européens d’habiter la terre pour « assouvir les désirs d’une poignée d’hommes » ; vous dites que cette conception reste à l’œuvre en Guadeloupe, Martinique et Porto Rico, c’est-à-dire ?
Ce que j’indique c’est que le milieu du 19e siècle a vu le déploiement de cette manière « d’habiter » surtout au sein de l’empire français, avec la mise en culture d’un ensemble de plantations de coton, de cacao, de bananes. Et cette posture-là persiste. Ce qui est frappant, en revenant dans les Caraïbes, c’est qu’elle nous est présentée comme allant de soi, que le capitalisme est ancré dans le tissu du vivant, qu’on ne peut rien y faire. Encore pire, on présente comme une hérésie le fait de dire les choses autrement. Je pense que tout ça se discute, surtout quand on voit les dégâts que cela cause en termes social, économique, sanitaire et aussi écologique.

Le scandale du chlordécone, pesticide utilisé dans la filière bananes aux Antilles est le plus emblématique. Vous avez été auditionné par la Commission d’enquête parlementaire sur ce scandale sanitaire, qui a remis fin novembre un rapport pour l’État français Antilles. Où on est-on ?
Le chlordécone (CDL) est une molécule utilisée comme pesticide dans plus de 25 pays notamment contre le charançon du bananier utilisé de 1972 à 1993 dans les plantations antillaises entraînant une contamination des terres agricoles et des écosystèmes de la Martinique et la Guadeloupe. Il y a eu trois Commissions d’enquête parlementaire sur l’affaire du CDL (2004, 2009, 2019) et je suis toujours choqué d’entendre ce discours techniciste qui ne parle que de la molécule qui serait cancérigène, sans penser à toutes les conséquences sociales, économiques, politiques et juridiques de ce pesticide dans le quotidien des populations. Cette manière d’habiter la terre continue à être violente et méprisante pour les ouvriers et ouvrières et la société. Le choix d’avoir la monoculture de la banane comme principal moteur de l’économie agricole n’est pas un choix démocratique. Ça a été imposé, soutenu par l’État et encore aujourd’hui ça n’avantage qu’une petite poignée de personnes ! Le débat doit être ouvert.

La justice environnementale peut-elle être un moyen de penser cette « écologie décoloniale », pour réparer et respecter la dignité des habitants des outre-mer ?
Oui je pense que c’est important de pouvoir rendre des comptes. Les terres sont contaminées depuis 48 ans par le CDL et il n’y a pas eu une seule condamnation juridique. Rien. Les habitats demandent des réparations et une décontamination des sols. Et je pense que la crise écologique permet de remarquer que l’existence sur terre ne repose pas uniquement sur les humains, mais aussi sur les écosystèmes, qui nous font vivre ! La justice environnementale est ancrée déjà dans l’expérience des minorités racisées aux États-Unis ; elle est née d’une opposition au racisme environnemental lié à une exigence d’égalité, d’antiracisme, et ça, ça doit être pris en compte dans nos sociétés !

Comment votre ouvrage a-t-il été reçu aux Antilles ?
Plutôt bien, en tout cas ceux qui l’ont apprécié se sont fait remarquer. J’ai fait quelques présentations dans des librairies et colloques et je n’avais jamais vu un public aussi divers dans les échanges sur l’écologie. Le livre a reçu le prix 2019 de la fondation de l’Écologie politique, c’est aussi une forme de reconnaissance qui ne vient pas des Caraïbes ni de la Martinique, mais d’un autre milieu de personnes qui n’a pas l’habitude de voir un Noir parler d’écologie. Je finis mon livre en prônant une politique de la rencontre, ça commence donc par là !
Propos recueillis par Clémentine Méténier

Boukan


Boukan, le courrier ultramarin, est une revue trimestrielle papier, consacrée aux "territoires d’Outre-mer". Créée en 2019 et basée à Cayenne en Guyane, elle traite de sujets d’actualité et offre un regard sur des dossiers de fond (société, culture, environnement). L’approche n’y est pas nécessairement anti-coloniale, mais en donnant une visibilité à ces territoires et en montrant les enjeux auxquels ils sont confrontés, la revue a le mérite de les faire exister et de les sortir de la place dans laquelle la métropole les cantonne habituellement (vacances au soleil, expatriation exotique ou intérêts stratégiques). Disponible en kiosques.

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 305 - mars 2021
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