Survie

Barkhane : flagrant
 délit de mensonges

rédigé le 6 avril 2021 (mis en ligne le 3 juillet 2021) - Raphaël Granvaud

Le rapport de l’ONU confirme la mort de civils lors du bombardement à Bouti au Mali début janvier. Il balaie les arguties des autorités politiques et militaires françaises et met en cause le processus de « ciblage » de Barkhane.

La Division des droits de l’homme et de la protection (DDHP) de la Mission des Nations Unies au Mali (Minusma) vient de rendre public son rapport après six semaines d’enquête. Les conclusions ne laissent aucun doute : contrairement aux mensonges répétés des autorités françaises, c’est bien un mariage qui a été bombardé au centre du Mali, et parmi la centaine de personnes présentes, on ne dénombre que 5 membres de la Katiba Serma (groupe djihadiste lié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), vraisemblablement présents pour surveiller le déroulement de la cérémonie. Trois d’entre eux sont morts, ainsi que 19 civils.

Méthodologie vs. démagogie

Les enquêteurs de l’ONU ont entendu 115 personnes en « entretiens présentiels individuels » et « au moins 200 lors des réunions groupées », ainsi que « plus d’une centaine d’entretiens téléphoniques  ». Ils ont également « analysé au moins 150 publications (…) et des sources ouvertes ainsi que des photographies et vidéos concernant la frappe de Bounti ». Les informations recueillies « ont été examinées, vérifiées et confrontées avec d’autres sources selon des règles rigoureuses  », assurent les rapporteurs, conscients des «  risques de manipulations de certaines sources au regard du contexte ». L’enquête a également bénéficié de l’apport de deux experts de la police scientifique des Nations Unies, et « au vu de l’analyse de la scène (...) la MINUSMA n’a pas conclu à la présence de carcasses de motos brûlées, ni d’armes qui auraient été détruites, ni à des douilles ou des munitions », contredisant là encore la version française. Le rapport déplore l’absence de collaboration des Français qui n’ont transmis « aucune information sur les éléments et renseignements probants  » dont la force Barkhane prétend disposer. Enfin il « recommande aux autorités maliennes et françaises de diligenter une enquête indépendante, crédible et transparente  » et « d’octroyer le cas échéant une réparation appropriée aux victimes et aux membres de leurs familles  ». On peut toujours rêver !
Sans surprise, le ministère français des Armées a maintenu sa version initiale (cf. Billets d’Afrique n°304, février 2021), à quelques nuances près. Il ne se risque plus à aborder la question du mariage ou à mentionner les analyses de la police scientifique, mais il « maintient avec constance et réaffirme avec force » que « les forces armées françaises ont effectué une frappe aérienne ciblant un groupe armé terroriste identifié comme tel ». Et surtout, lui qui demande depuis le début à être cru sur parole, s’évertue désormais à discréditer les méthodes d’enquête de la Minusma. Incroyable cynisme, les militaires français dénoncent par exemple la protection de l’anonymat des témoins, exposés à de possibles représailles de toutes les parties, djihadistes ou forces de sécurité maliennes. Pour l’état-major français, tous les témoignages sont suspects car « locaux » et « non vérifiables » , alors que la « méthode de renseignement » de l’armée française est « robuste » et « encadrée par les exigences du droit international humanitaire ». Défense de rire.

Qui est manipulé ?

En visite au Mali, Florence Parly a à nouveau mis les accusations de bavure sur le compte d’« une guerre dans le domaine informationnel ». « En coulisses », les militaires français assurent tout simplement que la division des droits de l’homme « s’est laissée manipuler » par les djihadistes (Le Figaro 06/04). Au chapitre des manipulations, on ne peut qu’applaudir au contrôle vigilant exercé par les parlementaires français. Aucune démarche n’a en effet été entreprise pour demander la déclassification des images de la frappe, contrairement à ce que Christian Cambon, le président de la commission de la Défense du Sénat, avait laissé entendre aux journalistes qui le titillaient (Libération, 09/02). Plus ridicule encore, Françoise Dumas, présidente de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, s’est rapidement fendue d’un communiqué (08/04)reprenant les éléments de langage sur la « guerre informationnelle », dénonçant les « conclusions non-étayées du rapport de la Minusma  » (parions qu’elle ne l’a même pas lu !) et assurant que « les explications fournies [par le général Lecointre auditionné en petit comité] ne laissent aucun doute sur la fiabilité  » de la version officielle.

Bavure ou crime ?

L’absence de procédure judiciaire en France contrevient au droit international, comme l’a confirmé récemment une décision de la Cour européenne des droits humains (CEDH), rappelle le rapport de la Minusma : un État « opérant sur le territoire d’un autre État  » se doit d’«  enquêter sur toute potentielle violation » commise par ses forces armées. En outre, « cette frappe soulève des préoccupations importantes quant au respect des principes de la conduite des hostilités » car «  le droit international humanitaire exige l’identification formelle de la cible comme objectif militaire ». Deux problèmes se posent ici concernant la «  légalité de la frappe ». D’une part, «  les exigences requises pour se conformer au principe de précaution  » pour s’assurer que des vies civiles n’étaient pas menacées « n’ont pas été respectées ». D’autre part la définition des cibles pose problème au regard du droit international humanitaire (DIH) applicable « en situation de conflit non-international  ». Selon l’interprétation dominante adoptée par la Minusma, ne peuvent être considérées comme « combattants » et visées par des frappes que les personnes au moment où elles « participent directement aux hostilités  », où celles qui « assument une fonction de combat continue au sein du groupe  ». Autrement dit, « la simple allégeance ou le soutien sporadique d’un individu ne suffit pas ». «  La MINUSMA, comme la majorité de la doctrine et de la jurisprudence pertinente, est contre l’identification de cibles par anticipation sur la base d’un faisceau d’indices qui n’inclut pas la participation observée d’un individu aux hostilités  », résume la chercheuse Rebecca Mignot-Mahdavi (huffingtonpost.fr, 06/04). La France, comme les États-Unis, adoptent au contraire une méthode de « guerre par anticipation » au nom de l’impératif anti-terroriste qui conduit à considérer comme « terroriste » tout l’entourage d’un noyau djihadiste combattant. Voire toute réunion d’hommes portant des armes. Le 25 mars, six jeunes maliens partis chasser du gibier ont à nouveau été frappés par Barkhane dans le nord-est du Mali. Cette nouvelle « bavure » n’a fait couler que très peu d’encre. On s’habitue déjà ?
Raphaël Granvaud

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 306 - avril 2021
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