Survie

« L’argent de la France au Tchad ne sert qu’à soutenir les dictatures »

rédigé le 30 mai 2021 (mis en ligne le 23 septembre 2021) - Julien Anchaing

Depuis la mort d’Idriss Déby, les Tchadien.ne.s se soulèvent en nombre pour demander le respect de la Constitution et empêcher la prise de pouvoir par le clan de l’ancien président. Ces mobilisations massives ont reçu très peu d’échos en France, nous vous relayons donc cet entretien avec la militante syndicale Kamadji Demba Karyom, réalisé le 1er mai.

Peux-tu te présenter ?
Je me nomme Kamadji Demba Karyom je suis militante syndicaliste de l’Union Syndicale du Tchad, et j’appartiens également à une dynamique citoyenne internationale que l’on appelle la campagne Tournons la Page (TLP).

Pourrais-tu nous en dire plus sur les mobilisations qui ont eu lieu depuis mardi ?
Depuis mardi 27 avril il y a eu un grand soulèvement populaire suite à l’appel des organisations de la société civile pour dire non à la monarchisation du clan Deby au pouvoir et de réclamer le retour à l’ordre constitutionnel établi au Tchad. Courant mars 2021, nous avons lancé la dynamique citoyenne Wakit Tama pour dire “Non” au président Déby par rapport à son sixième mandat présidentiel. Nous l’avons appelé à ne plus se représenter compte tenu de la situation socio-économique, politique et culturelle très désastreuse que nous vivons depuis une trentaine d’années de dictature. Il n’a pas écouté cet appel et il a organisé les élections présidentielles et nous n’avons pas failli à notre mobilisation. La population nous a entendue et nous a rejoints dans cette dynamique. Les élections se sont déroulées dans les villes mortes.
D’autre part, il y a eu des soulèvements de la rébellion à l’Est du Tchad, et le président Déby est décédé dans des conditions non élucidées et l’annonce de son décès est faite par le conseil militaire de transition (CMT) le 20 avril. Ce même jour, son fils et les généraux de l’armée nationale tchadienne ont pris le pouvoir dans ledit CMT. C’est donc le fils de Déby qui le remplace. Notre indignation fut totale et nous avons dit non, même si Déby est mort nous avons des institutions et la constitution qui reconnaît des prérogatives à l’Assemblée Nationale qui doit organiser des élections dans les 45 à 90 jours qui suivent est claire. Plus aberrant c’est que ce coup d’Etat ait été légitimé par l’appui indéfectible d’Emmanuel Macron. Des chefs d’Etats européens, il est le seul à assister aux obsèques du président Déby.
Suite à ce putsch, le mardi 27 nous avons lancé une protestation et le peuple Tchadien s’est indigné face à l’occupation et la mainmise française. Malheureusement il y a eu beaucoup de répression et nous continuons de compter nos blessés par balles et plus de 800 arrestations sur toute l’étendue du territoire mais majoritairement dans la capitale Ndjamena. Mais ce qu’il faut retenir c’est que nous avons travaillé plusieurs années, mais comme la population ne réagissait pas, l’on ne devait pas fléchir sans savoir à quoi nous attendre. Contre toute attente elle a répondu vraiment présente à cette grande mobilisation.

"Non au gouvernement français" et "Macron occupe toi de tes oignons", slogans des manifestations


Quelle est la place du mouvement syndical dans l’opposition à la junte militaire ? Il y a des grèves actuellement contre le régime ?
Depuis mardi lorsque la junte a pris le pouvoir, en tant que centrale syndicale, l’UST et la Confédération Intersyndicale des Travailleurs du secteur de l’éducation, les enseignants chercheurs ont appelé à un arrêt du travail sur l’ensemble du territoire national, bien que nous ayons assuré un service minimum dans les hôpitaux, pour apporter les soins nécessaires aux cas les plus urgents. En tant que syndicats nous nous sommes tout simplement positionnés. Nous avons appelé nos militants à rester à la maison et observer cet arrêt de travail du moment où les institutions n’ont tout simplement plus de légitimité et nous ne pouvons exercer la continuité du service public. Quant à la sécurité de nos lieux de travail, de la vie de nos militants, nous ne pouvons pas l’assurer et nous avons dit non, il faut que les syndicats observent cet arrêt de travail !
Nous avons espéré qu’il y ait des concertations et un dialogue qui soit engagé afin d’apporter les garanties par rapport à la vie de nos militants, mais jusque-là il n’y a aucune concertation. Nous en tant que syndicats nous nous sommes concertés pour s’opposer à cette junte et nous continuons à rester vigilants pour voir l’évolution des choses. Actuellement nous travaillons sur une déclaration par rapport à la crise politique qui sévit, mais déjà dans la coalition Wakit Tama où nous sommes membres signataires, et dont nos militants sont très actifs, nous réclamons tout simplement qu’il y ait un processus démocratique qui soit enclenché pour sauvegarder les intérêts des travailleurs et travailleuses.
Car l’un de nos objectifs premiers c’est d’abord la défense des droits des travailleurs, nos droits les plus élémentaires sont nos droits humains et la junte va profiter de cette instabilité politique pour réprimer, piller et voler et nous ne pouvons pas rester bras croisés et observer tout ce qui va se passer dans cette dérive totalitaire mise en place. S’opposer à ce coup d’État est pour nous une question de vie.
Actuellement la grève que nous avons lancée consiste en un arrêt de travail dans tous les services publics. Cela fait déjà deux semaines que toutes les écoles publiques et privées sont fermées ! Les hôpitaux assurent un service minimum et fonctionnent au ralenti, ce ne sont que les services d’urgence qui sont ouverts à la population. Il y a un bon respect de cette grève de la part de nos militants.
Pourrais-tu nous en dire plus sur les intérêts de la France au Tchad ? Y a-t-il des entreprises françaises pour lesquelles travaillent des salariés tchadiens ?
Nous restons effectivement sur nos gardes vis-à-vis de la France tout simplement parce que la relation actuelle entre la France et le Tchad est une relation malsaine. L’occupation française n’est que le soutien à une dictature et à cette monarchie qui est en place. La France a une mainmise parce qu’aujourd’hui elle ne veut pas perdre la face sur son hégémonie militaire au Tchad et dans le Sahel. Le Tchad nous rabat les oreilles sur la question stratégique de l’utilisation de la milice pour la sécurisation de nos frontières, de la lutte contre le terrorisme, mais c’est tout simplement une forme voilée de l’oppression que la France continue à exercer sur le Tchad ! Elle a soutenu la dictature pendant une trentaine d’années et elle continue à soutenir son fils, c’est un cycle infernal qui ne va continuer de se reproduire.
Qu’est-ce que le Tchad a à attendre de la France ? Sur le plan économique, elle n’a pas tellement investi, même si elle a des entreprises, des multinationales comme Total, Sogea Satom, Castel ou Bolloré qui sont là, mais comparé à d’autres pays où elle a investi, ces opérateurs économiques français n’ont pas investi au Tchad. C’est beaucoup plus par rapport à l’occupation militaire parce que la France a le plus grand déploiement de soldats et d’opérations militaires au Tchad comme Serval puis l’opération Barkhane.
Les questions de développement ne sont qu’une face voilée de légitimer les missions militaires au Tchad. Quand on essaie de voir les investissements militaires au niveau du Tchad et les investissements sur le plan du développement, il n’y a aucune corrélation entre ces deux domaines. La France investit plus dans le soutien à l’armée nationale, à la police nationale, aux forces de défense et sécurité et la garde présidentielle en matière d’équipement, de formation et de matériel logistique. Même le matériel que la police utilise actuellement est fourni par la France ! Je me suis toujours posé la question de savoir si les Français connaissent un peu, ou peuvent-ils évaluer le financement de la France au niveau du Tchad ? Si la France apporte une aide au Tchad, quel est le montant de ces investissements ? Cet appui ou aide est orienté dans quel secteur social ? Ce n’est que dans l’armée, donc l’argent de la France au Tchad ne sert qu’à soutenir les dictatures, les oppresseurs, à acheter le matériel de répression. Imaginez le coût d’un bombardement, si on doit l’évaluer en termes économiques, quel sera son montant ? Combien d’hôpitaux, ou d’écoles seront-ils construits ou créés avec l’utilisation de cet argent dans les bombardements ?
Propos recueillis par Julien Anchaing, pour le site Révolution permanente.fr

« Non à l’ingérence de la France »

C’est l’une des inscriptions brandie sur les pancartes lors de manifestations au Tchad. Ce n’est pas la première fois que le rôle de la France au Tchad est critiqué par l’opposition et la société civile, mais la revendication prend une ampleur nouvelle : « non au CMT et non à l’ingérence de la France » se côtoient sur les banderoles. Des drapeaux français sont brûlés lors des manifestations. Depuis la mort d’Idriss Déby, le mouvement Wakit Tama rassemble dans la rue marcheurs et marcheuses au moins une fois par semaine : des groupes se dispersent dans les quartiers de Ndjaména et des grandes villes et font face aux forces de l’ordre. Le 19 mai, la tenue de la marche a été particulièrement difficile et les groupes ont été très disparates : le déploiement d’un important dispositif militaire était dissuasif. Ces mobilisations s’inscrivent dans la continuité des manifestations contre un 6ème mandat, et auparavant, de nombreuses grèves et manifestations, malgré la répression. Dans un pays où les voix discordantes sont muselées depuis des années, les manifestations interdites et réprimées, ces mobilisations sont difficiles car les manifestant.es connaissent les risques pris. L’intimidation est féroce : arrestations au domicile, disparitions… et la répression aussi : quadrillage de l’armée, tirs à balles réelles. L’engagement de la société civile contre le coup d’État montre la politisation et l’engagement de la société civile, qui, contrairement à la ligne tenue par la diplomatie française, ne demande pas un homme fort. La violence n’est pas du côté du peuple mais bien du pouvoir, soutenu par la France pour des raisons « sécuritaires ». En dénonçant l’ingérence de la France, les manifestant.es pointent du doigt l’engagement militaire et diplomatique français. Les militant.es de la société civile demandent la fin de l’ingérence militaire de la France, moins par soutien aux groupes politico-militaires, que pour ouvrir la voie à la possibilité de s’engager autrement. La prise des armes est un choix souvent contraint face à l’impasse politique. Le soutien français au Conseil militaire de transition, comme aux régimes précédents, verrouille le champ politique tchadien, et contribue à une réduction des moyens d’action qui favorise la militarisation du politique.

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 307 - mai 2021
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