Survie

Operation Licorne en Côte d’Ivoire « Ils ont tiré sur des Ivoiriens aux mains nues »

rédigé le 30 avril 2021 (mis en ligne le 23 septembre 2021) - David Mauger

En avril 2021 s’est tenu en France le procès du bombardement du camp français de Bouaké en Côte d’Ivoire en novembre 2004, ayant causé la mort de 9 soldats français. En revanche, pas un mot de la justice française sur les milliers de victimes ivoiriennes blessées et tuées par l’armée française à Abidjan dans les heures et jours qui ont suivi ce bombardement. Pour faire entendre leur voix, nous nous entretenons avec Martial Akoun, le président du collectif des victimes de la force Licorne.

RAPPEL DES FAITS
En 2002, la France lance l’opération militaire Licorne en Côte d’Ivoire, officiellement pour s’interposer entre l’armée ivoiriennes, loyale au président Laurent Gbagbo et les rebelles au nord du pays. Cette opération se solde par la crise électorale de 2011 qui voit Alassane Ouattara, solide défenseur de la Françafrique, prendre le pouvoir avec le soutien de la France. Les événements de novembre 2004 constituent un paroxysme de la violence exercée par l’armée française sur la population ivoirienne.
Début novembre 2004, l’armée ivoirienne lance une offensive sur le nord du pays, sous le contrôle depuis deux ans d’une rébellion qui, malgré de multiples négociations ayant débouché sur son entrée au gouvernement, refuse tout désarmement. Au cours de cette offensive, essentiellement aérienne, le camp militaire français de Bouaké est bombardé et neuf soldats français de la force Licorne ainsi qu’un civil américain trouvent la mort. En représailles, l’armée française détruit immédiatement la flotte aérienne ivoirienne et prend le contrôle de l’aéroport d’Abidjan. En réaction, les « jeunes patriotes » favorables au président Gbagbo appellent à manifester contre l’armée française. La population ivoirienne manifeste en nombre. Les Ivoirien.ne.s, craignant un coup d’État contre Gbagbo, descendent par milliers dans les rues, ils cherchent à traverser les ponts sur la lagune qui mènent à l’aéroport et à la base française du 43e BIMa. Certains commettent des exactions contres les expatriés français – qui seront évacués en nombre dans les jours qui suivent. Puis les manifestants se rassemblent devant l’Hôtel Ivoire où sont postés des blindés français, à quelques centaines de mètres de la résidence de Laurent Gbagbo. Ces manifestations hostiles, mais désarmées, sont violemment réprimées par la force Licorne qui tire en rafales sur la foule. De nombreux témoignages et des rapports d’ONG relatent ces faits, de même que les images diffusées par Canal Plus. Pourtant, jusqu’à présent, alors qu’un procès a eu lieu sur le bombardement de Bouaké, aucune enquête judiciaire n’a été lancée pour faire la lumière sur ces fusillades ayant visé des personnes civiles.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le collectif Copavil, dont vous êtes le président ?
Merci bien de nous donner la possibilité de nous exprimer sur ce dossier qui a défrayé la chronique pendant bien des années. Le Collectif des patriotes victimes de la Licorne, en abrégé Copavil, est une association en soutien aux parties civiles, qui est née des douloureux événements de 2004. Nous nous sommes constitués en bonne et due forme, nous avons enregistré notre association au journal officiel de la République de Côte d’Ivoire en 2005. Le Copavil regroupe toutes les victimes de novembre 2004, qui ont connu ces douloureux événements sur l’étendue du territoire, que nous considérons comme un véritable crime contre l’humanité.

Est-ce que vous pouvez nous rappeler l’événement déclencheur de votre participation aux manifestations de novembre 2004 ?
Oui, en 2004, nous étions jeunes étudiants, on envisageait une carrière assez brillante. Je venais à peine d’avoir mon brevet de technicien supérieur en chimie, contrôle qualité, donc j’envisageais de faire le cycle d’ingénieur. Et puis avec l’actualité, étant sur le campus, j’ai été informé que notre aviation avait été détruite par l’armée française. La toute première question qui m’a sauté à la tête, c’était de savoir, puisque la Côte d’Ivoire n’est pas en guerre avec la France, comment se fait-il que notre flotte aérienne puisse être détruite, voire même clouée au sol ? Donc ça m’a laissé stupéfait. Je suis descendu dans la rue par conviction, en tout cas pour défendre la cause de ma patrie, et malheureusement, ce jour là, précisément le 8 novembre à 14h, j’ai été fusillé à bout portant par un sniper, certainement un sniper français à l’hôtel Ivoire.

Dans quelles circonstances avez-vous été blessé et quelles ont été les conséquences de vos blessures ?

Oui, nous autres, nous étions à l’hôtel Ivoire, moi particulièrement j’étais à l’Ivoire, et les gens venaient de partout. Avec certains, j’ai essayé de faire un cordon de sécurité pour ne pas que la foule approche le cordon de sécurité de la force Licorne qui était restée à l’hôtel Ivoire. Je tournais le dos à la force Licorne. On demandait à nos amis, moi je demandais à ceux qui étaient en face de moi de s’asseoir et de manifester les mains nues. Autour de 11h, 12h, par là, les premières rafales ont commencé et puis après ça s’est arrêté. Le temps qu’on reprenne vie, ça a repris. Une demi-heure de temps après, je crois à 13h, j’ai reçu une balle qui m’a bousillé le tiers supérieur du fémur gauche. Les premiers secours m’ont porté vers le CHU, le centre hospitalier universitaire qui était à Cocody, non loin de l’Ivoire et là, j’ai reçu les premiers soins jusqu’à 15h et je n’ai plus vu ce qui s’est passé et je me suis réveillé à 21h dans un gros plâtre.J’ai constaté que ma jambe était foutue, bon j’avais les radios qui étaient juste à coté de moi avec quelques images. C’était une partie de ma vie qui venait de s’envoler. Mais Dieu merci je vivais, c’était le plus important. Les conséquences à long terme c’est que je suis une des grosses victimes de cette crise, et j’ai passé cinq ans pratiquement à faire la navette entre l’hôpital et la maison. Au CHU, la situation était un peu difficile pour moi et cela m’a conduit dans une clinique privée appelée la Pisam et c’est là-bas que les soins ont continué, un an plus tard. J’ai fait cinq opérations pour que le tiers supérieur du fémur gauche, qui était « en pâte » comme on le dit, prenne forme, jusqu’à ce qu’on puisse me donner une jambe avec laquelle aujourd’hui je peux me déplacer. De là, mes études se sont arrêtées et ce n’est qu’en 2010 que j’ai vraiment repris ma mobilité. Aujourd’hui, j’essaie un tant soit peu de relancer mes activités pour gagner ma vie et poursuivre la lutte comme nous l’avons entendu depuis 2005.

Martial Akoun à sa sortie de l’hôpital le 18 décembre 2004

Au cours du procès sur le bombardement de Bouaké, on a entendu le colonel Reignier du 43e BIMa donner le témoignage suivant : « Les Ivoiriens ont été ramasser des cadavres que nous avions tués lorsqu’ils essayaient de franchir les ponts la veille, dont un qui avait été décapité par un tir d’hélicoptère, et ils l’ont jeté sur les barbelés en laissant supposer que nous venions d’abattre des pauvres civils ivoiriens qui manifestaient autour de l’hôtel Ivoire. » Qu’en pensez-vous ?
Ce témoignage me rend perplexe, parce que les images qui ont circulé pendant cette période et qui continuent de circuler, nous montrent le contraire. Mais néanmoins je retiens un élément important, c’est que la force Licorne a tué des personnes la veille, grâce à des hélicoptères, cela veut dire ce que ça veut dire : ils reconnaissent d’une part une responsabilité dans les tueries, que ce soit sur les ponts ou à l’hôtel Ivoire, une chose est claire, ils ont détruit des civils qui n’étaient pas armés. C’est ce que je retiens. Maintenant, tronquer l’histoire en disant que des patriotes auraient transporté et faire croire... Oh ! C’est son approche. Mais ce qui est clair, ce qui est visible, et ce qui a été filmé et vu dans le monde entier, c’est que la force Licorne en cette période-là s’est comportée comme des barbares. Ils n’ont respecté aucune loi et ils ont tiré sur des Ivoiriens aux mains nues. Voilà ce que je retiens de ce témoignage.

Avez-vous été soutenus par l’État ivoirien ou d’autres institutions ?
Oui, en son temps l’État ivoirien s’est occupé de nous. Ils ont mis à disposition l’hôpital militaire d’Abidjan, pour que toutes les victimes puissent continuer de se faire soigner jusqu’à ce qu’elles puissent être valides. Donc à ce niveau là, en termes de santé, ça a suivi jusqu’en 2011. Nous étions très bien organisés jusqu’en 2010, notre siège a été l’un des premier bâtiments à être pillé et vidé de son contenu lors de la crise post-électorale de mars-avril 2011. Après la crise, les données [politiques] ayant changé, il n’y a plus eu de suivi. Alors que l’État est une continuité ! Certaines ONG internationales ont fait le relais des informations concernant la barbarie de 2004, mais jusque-là elle est restée sans suite. C’est vrai que l’État français jusque-là n’a pas ouvert la possibilité de défendre directement la cause des victimes qu’il a causées. Voilà ce que je peux dire à ce niveau.

Le Copavil n’est pas la seule association de victimes, n’est-ce pas ?
Le Copavil est la seule association de victimes de ces évènements de 2004. En fait il y a eu des victimes décédées, au nombre de 64, qui ont été répertoriées : 45 ont été mis dans des cercueils et ont été enterrés, comme il se doit. Pour 9 autres, leur mort nous a été signalée mais on n’a pas pu enterrer ceux-là. Dans le début, ils avaient voulu constituer une association et plus tard ils se sont rendu compte que ça ne servait à rien de faire une association de victimes décédées et puis [une autre] des victimes blessées, donc ils se sont fondus dans le Copavil, le collectif des patriotes victimes de la licorne, qui est déclaré depuis lors au journal officiel de la République de Côte d’Ivoire et qui nous permet de défendre notre cause partout où le besoin se fera sentir. Il n’y a qu’une seule association des victimes de la Licorne.

_ D’accord, je vous remercie pour cette précision. Vous nous avez dit qu’il y a eu 64 victimes décédées.
Oui, 64 victimes décédées, c’est le chiffre officiel qui se trouve un peu partout. Au niveau des victimes blessées, il y en a 2 549.

_ Combien comptez-vous d’adhérents ?
Au niveau de l’association, comme je vous l’ai dit, en plus des 2 549, si on y ajoute ceux qui sont décédés, on tourne autour de 2 650 si je peux faire le calcul de cette façon. Tout à l’heure vous avez donné le témoignage du colonel. Certains sont tombés dans la lagune, d’autres sont restés sur les voies de Guessabo, Duékoué [dans l’intérieur du pays] etc. Les listes nous sont parvenues, mais comme on n’a pas pu vérifier l’identité avant que ces personnes-là soient enterrées, cela a fait grimper le nombre des disparus, et donc la liste des décédés est passée de 64 à 100, pour ceux que nous avons retenu dans nos dossiers.. Maintenant, en ce qui concerne les victimes physiques [blessées], en son temps, la liste était de 2 549. Donc si nous prenons 2 549 personnes, plus cent, nous nous retrouvons avec 2 649 personnes enregistrées dans notre répertoire.

Votre association a pris le nom de « collectif des patriotes victimes de la force Licorne ». Votre collectif est-il ou était-il lié à l’un des mouvements des jeunes patriotes ?
Aucunement. En fait, dans cette situation, c’est vrai que le sens du patriotisme s’est développé de lui-même. Et des associations de jeunes patriotes se sont levées pour réclamer l’existence d’une association en tant que collectif. Mais une chose est sûre : lorsque ces événements se déroulaient, ces associations de jeunes patriotes ne revendiquaient pas d’adhérents en notre sein.

Y a-t-il eu une procédure judiciaire ? Que ce soit en France, en Côte d’Ivoire ou à un niveau européen.
À ma connaissance, oui, il y a eu une procédure judiciaire. En son temps, notre avocat Me Bourthoumieux avait fait adresser un courrier à l’Élysée, présidée en 2010 par Nicolas Sarkozy, qui a accusé réception. Il nous a fait un retour pour dire que le dossier serait transmis au ministère de la justice. En son temps, c’était géré par Mme Michèle Alliot-Marie. Donc, depuis ce jour, elle n’a pas donné de suite et nous sommes rentrés dans un imbrogio qui jusque-là ne nous donne pas la possibilité de pouvoir ouvrir à nouveau ce dossier. Mais je pense que cette interview nous ouvre des portes pour amener le dossier sur la table, pour qu’on en discute et que l’État français revienne sur ses pas pour que nous entrions en possession de ce qui nous revient de droit, à savoir le dédommagement et la réparation des préjudices subis.
Propos recueillis par David Mauger et retranscrits par Georges, Gisèle et Maxime

Lettre ouverte adressée par le COPAVIL à Emmanuel Macron en 2019, restée sans réponse

A Monsieur Emmanuel MACRON Président de la République de France.

Le Collectif des Patriotes Victimes de la Licorne (COPAVIL) vient par la présente lettre ouverte demander que justice soit rendue aux nombreuses victimes civiles tuées par l’armée Française de l’opération Licorne en Côte d’ivoire les 6,7,8 et 9 novembre 2004.
En effet, le quatre (04) novembre 2004, l’armée ivoirienne déclenche l’opération de reconquête militaire de la partie nord du pays occupée depuis la tentative de coup d’état échoué de septembre 2002 par les rebelles des forces nouvelles et sanctuarisée par la zone de confiance instaurée par l’armée Française qui sépare les belligérants.

Monsieur le président, nous ne comprenons toujours pas pourquoi l’armée française à travers l’opération Licorne a ouvert le feu avec des armes de guerre (tanks, chars, fusils d’assaut, hélicoptères de combat, etc.) sur les populations civiles qui manifestaient les mains nues dans un pays où elle n’est pas en guerre. Nous rappelons que officiellement il y a eu 64 morts, 2549 blessés dont 300 handicapés à vie sans compter les disparus. Ces tueries de la force militaire française Licorne se sont opérées sur plusieurs sites, aussi bien à Abidjan qu’à l’intérieur du pays, notamment sur les deux ponts (Félix Houphouët-Boigny et De Gaule), devant l’hôtel Ivoire d’Abidjan, à l’aéroport d’Abidjan Port-Bouët, devant la base militaire française du 43eme BIMA, au corridor de Gesco à Yopougon, aux corridors de Duékoué et de Guessabo, à l’ouest du pays, à Songon au Nord d’Abidjan. De par ces tristes et douloureux événements, un Collectif des patriotes victimes de la Licorne, baptisé COPAVIL, est né en 2005, pour défendre les droits moraux et patrimoniaux des victimes et de leurs ayants- droits.

Monsieur le président, Toutes les démarches administratives, judicaires et diplomatiques initiées par le COPAVIL et son conseil sont restées sans suite du fait des autorités françaises qui font obstruction à l’avancement du dossier ; pourtant les victimes françaises des mêmes événements ont reçu dédommagement ou début de réparation de la part de l’Etat de Côte d’Ivoire à hauteur de plus de cinquante (50) milliards de Francs CFA, et la réhabilitation des établissements scolaires français à Abidjan à hauteur de quatre (4) milliards de FCFA ;
La France, réputée être la patrie mère des Droits de l’Homme et des libertés dans le monde entier, doit enfin assumer toutes les exactions et atrocités commises en Côte d’Ivoire par son armée, la force Licorne.

Le Collectif des Patriotes victimes de la Licorne (COPAVIL) :
1. Déclare que les tueries de la force française Licorne en Côte D’Ivoire sont constitutives de crimes contre l’Humanité ;
2. Exige que toute la lumière soit faite sur les événements de novembre 2004 en Côte d’Ivoire, notamment sur le bombardement du camp de Bouaké, élément déclencheur de ces tueries, sur les exactions de la force militaire française Licorne sur les populations civiles qui manifestaient les mains nues pour défendre les Institutions de la République et la souveraineté nationale de leur pays ;
3. Le COPAVIL se réserve le Droit, de porter plainte contre l’état français devant les tribunaux nationaux et internationaux.

Fait à Abidjan, le 17 décembre 2019 P /le Bureau Exécutif National
Le PR- Martial AKOUN

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 307 - mai 2021
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