Survie

Sénégal : la France 
face à l’anti-impérialisme

rédigé le 30 mai 2021 (mis en ligne le 30 août 2021) - Jules Mutijima

Début mars 2021, les entreprises françaises sont devenues les cibles d’une jeunesse sénégalaise en souffrance. L’arrestation le 3 mars d’Ousmane Sonko, président du parti Patriotes du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité (PASTEF), a embrasé le Sénégal et montré un autre visage de ce pays considéré généralement comme un havre de paix. Du 4 au 8 mars, les manifestations ont rassemblé des milliers de jeunes, dans toutes les villes du pays. La répression a fait 11 morts (de 12 à 35 ans), et plus de 500 blessés.

Manifestation au Sénégal en mars 2021 (photo publiée sur la page Facebook du FRAPP-France Dégage le 8 mars 2021)


A l’origine de l’embrasement, la mise en examen d’Ousmane Sonko pour viol suite à une plainte déposée par une salariée d’un salon de massage a été vécue pour ses partisans comme un nouveau coup de force de Macky Sall contre un opposant politique. Pour les partisans du président du PASTEF, cette procédure judiciaire est simplement destinée à empêcher leur candidat de se présenter à la présidentielle de 2024.
Deux prétendants à la présidence de la République ont déjà connu un sort similaire. Karim Wade, un temps pressenti pour succéder à son père, fut incarcéré d’avril 2014 à juin 2016. Khalifa Sall, maire de Dakar, membre du Parti Socialiste, fut emprisonné de mars 2017 à septembre 2019. Tout deux restent privés de leur droits civiques depuis la grâce présidentielle qui a mis fin à leur détention. Pour une bonne partie de la jeunesse sénégalaise, Macky Sall a ainsi pris l’habitude d’écarter ses opposants les plus sérieux. Beaucoup sont descendus dans la rue contre cette confiscation du pouvoir. La détention préventive de militants tels que Guy Marius Sagna, Clédor Sène et Assane Diouf pour « organisation d’un mouvement insurrectionnel » fin février a renforcé cette rancœur vis à vis du pouvoir sénégalais. Scandale pétrolier
Inspecteur principal des Impôts et des Domaines avant d’être radié en 2016 pour manquement au devoir de réserve, Ousmane Sonko a dénoncé dans un livre publié en 2018 les malversations de l’entourage du président autour du pétrole et du gaz au Sénégal. Il a porté un discours virulent sur ce thème dans la course à la présidentielle remportée dès le premier tour en février 2019 par Macky Sall devant Idrissa Seck, ancien premier ministre d’Abdulaye Wade. Ousmane Sonko finit troisième avec plus de 15 % des voix, séduisant la jeunesse du pays qui voit en lui un lanceur d’alertes.
Pendant la campagne, la question du pétrole sénégalais a pris une place importante du fait des déclarations de Thierno Alassane Sall, ministre de l’Energie entre 2014 et 2017, qui a démissionné pour ne pas participer à la signature d’un contrat avec Total. Il dénonçait alors la décision de Macky Sall d’attribuer l’exploration de deux blocs pétroliers au groupe français pourtant arrivé cinquième dans la procédure d’appel d’offres (www.itie.sn). Un choix que le président sénégalais justifiait devant son ministre par les liens historiques entre la France et le Sénégal : «  Il a dit que la France nous accordait des prêts chaque fois que de besoin, donnant l’exemple d’un prêt de 100 millions d’euros, soit 65 milliards de francs CFA, obtenu à son arrivée au pouvoir en 2012, qui lui avait permis de payer les salaires des fonctionnaires. Sans cet argent, le pays aurait connu une crise majeure, selon lui  » (Mediapart, 18/02/2019).
Mais Thierno Alassane Sall avance également une autre explication : le nom du frère du président apparaissait lié à une offre concurrente, celle de BP, et l’attribution du marché à Total permettait de ne pas attirer l’attention sur les compromissions du « clan Sall » dans la perspective de l’exploitation d’hydrocarbures. En juin 2019, un reportage de la BBC affirmait détenir la preuve du versement de pots-de-vins à Aliou Sall, frère du président, maire de Guédiawaye (4e commune du pays située dans l’agglomération dakaroise) et directeur de la Caisse des Dépôts et Consignations du Sénégal. L’ancien premier ministre Abdou Mbaye y affirme même que « le conflit d’intérêt [était] manifeste. » (Jeune Afrique, 04/06/2019)

Une souveraineté revendiquée vis à vis de la France

Ousmane Sonko, élu député pour la première fois en 2017, a pris une stature de premier opposant à Macky Sall au cours de cette campagne présidentielle en dénonçant crûment la corruption des élites, la piètre gestion de l’État et l’inefficacité des services publics. Militant pour la sortie du Franc CFA, il dénonce les Accords de partenariat économique (APE) et les contrats léonins signés avec des multinationales. Il reproche à celui qu’il a qualifié de « bon préfet de “nos ancêtres les Gaulois” » au cours d’une visite d’Emmanuel Macron en 2018 (Jeune Afrique, 19/02/18) de ne pas défendre les intérêts de la population sénégalaise. Ousmane Sonko refuse de se satisfaire du taux de croissance élevé affiché par le Sénégal depuis quelques années. Il le qualifie d’extraverti, considérant que la croissance bénéficie plus aux entreprises étrangères qu’à la population. Il pointe régulièrement le surendettement du pays, considérant que finalement les Sénégalais se retrouvent avec les dettes quand les multinationales repartent avec les profits.
En effet, certaines entreprises françaises sont devenues les emblèmes de cette domination économique dénoncée sans relâche par le Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (FRAPP) - « France Dégage ». Auchan, qui a ouvert une trentaine de magasins dans le pays depuis 2015, est devenu un symbole de la mondialisation, ses supermarchés venant concurrencer le petit commerce, notamment informel, qui fait vivre des dizaines de milliers de familles (Jeune Afrique, 04/07/18). Orange, qui détient 50 % des parts de marché des télécommunications, est vivement critiquée pour ses tarifs élevés par rapport à la piètre qualité du réseau. L’image de l’entreprise est particulièrement mauvaise du fait que sa position dominante fait suite à l’entrée de France Télécom dans le capital de la société publique de télécommunications, la SONATEL, en 1997 (Jeune Afrique, 08/08/20). Eiffage, présente au Sénégal depuis la construction du port de Dakar en 1926, exploite l’autoroute à péage, un axe incontournable pour entrer dans Dakar. Jugée particulièrement coûteuse pour les usagers et toujours encombrée en heure de pointe, l’entreprise est régulièrement sous le feu des critiques depuis la mort dans un accident de la route d’un artiste célèbre dont la voiture avait heurté une vache sur l’autoroute en 2018.
Avec Total, ces entreprises ont été particulièrement ciblées début mars par les manifestants qui exprimaient un ras-le-bol de cette omniprésence française, au cœur de la stratégie de Macky Sall.

Un Plan Sénégal Emergent aux accents français

Malgré la concurrence croissante de la Turquie, de la Chine ou de l’Inde, la France reste le premier investisseur au Sénégal : elle représente plus de 40 % du stock d’investissement direct du pays. Selon la direction générale du Trésor, elle est également son premier partenaire commercial avec 19 % de part de marché en 2019 devant la Chine (12 %). Ces échanges commerciaux s’avèrent particulièrement déséquilibrés avec des importations françaises au Sénégal qui représentent 10 fois plus que les produits et services sénégalais importés en France.
En août 2020, Macky Sall était l’invité d’honneur de l’université d’été du Medef, une première pour un président africain en exercice. Il y a lancé un appel aux entreprises françaises à venir investir au Sénégal (Jeune Afrique, 28/08/20). Deux jours auparavant, il était reçu par Emmanuel Macron pour bénéficier des soutiens français dans le cadre du Plan Sénégal Emergent (PSE). Cette stratégie nationale qui additionne les grands projets est la marque de fabrique personnelle de Macky Sall pour laquelle la France est devenue un allié de poids. L’Agence Française de développement (AFD) a contribué au financement à hauteur de 1 milliard d’euros dans la première phase (2014-2018) et devrait atteindre un engagement équivalent dans la deuxième phase (2019-2023).
Le train express régional (TER) est un des projets phares du Plan Sénégal Émergent. Reliant le centre-ville de Dakar à la nouvelle ville de Diaminiadio et au nouvel Aéroport IBD, il est un fleuron de la politique de Macky Sall. Pour preuve, le président sénégalais s’est arrangé pour faire circuler ce train moderne une première fois en janvier 2019 juste avant l’élection présidentielle pour faire valoir ses compétences de bâtisseur. Plus de deux ans après, le train n’a toujours pas été mis en circulation.
Pendant les cinq jours d’émeutes, le TER a également été pris pour cible, en tant que nouveau symbole de l’omniprésence française au Sénégal. La France est le premier bailleur du projet (avec 310 millions d’euros de financement direct) qui devient le fer de lance de la ville durable à la française, nouveau credo de sa stratégie à l’export. Une kyrielle d’entreprises hexagonales est impliquée (Eiffage pour la construction, Alstom pour le matériel roulant, Thalès pour la signalisation, la SNCF pour l’exploitation, SYSTRA pour l’ingénierie, etc.).

Une double crise

Malgré les discours, les conditions de vie de la population sénégalaise ne s’améliorent pas au rythme des investissements massifs réalisés dans le cadre du Plan Sénégal Emergent, et la crise du COVID a fortement fragilisé la stratégie du président sénégalais. Les perspectives de croissance sont revues à la baisse et le niveau d’endettement s’accroît rapidement. En 2020, la dette publique représente près de 64 % du Produit intérieur brut, un seuil inquiétant d’après le FMI qui a fait passer le Sénégal dans la catégorie des pays au risque de surendettement «  modéré » et non plus « faible » (RFI, 22/02/20).
En frappant particulièrement l’économie informelle, la crise sanitaire a eu des impacts dramatiques pour une bonne partie de la population. Las, de nombreux jeunes sénégalais tentent de s’exiler en quittant les côtes sénégalaises en pirogue pour les îles Canaries. En 2020, plus de 23 000 personnes ont ainsi débarqué sur les îles espagnoles, soit huit fois plus qu’en 2019. De nombreux drames ont ému la société sénégalaise ces derniers mois. Selon l’ONG Caminando Fronteras au moins 1 851 personnes ont perdu la vie dans la traversée (InfoMigrants, 29/04/21). Les réseaux sociaux sénégalais se sont particulièrement mobilisés pour rendre visible ces disparus dont le nombre est minoré par le gouvernement (Le Point, 16/11/20).

Un sentiment antifrançais ?

Les émeutes de mars 2021 ont conjugué les colères d’une jeunesse souffrant de la crise économique et qui voit la démocratie sénégalaise mise à mal par un président dont la politique libérale donne une place prépondérante aux intérêts français. Pour des Sénégalais de la classe moyenne, il est commun de recevoir son salaire sur un compte à la Société Générale ; de faire le plein de sa voiture dans une station Total, et conduire sur l’autoroute Eiffage ; d’appeler ses amis avec un téléphone Orange et de regarder Canal+ le soir à la maison après avoir fait ses courses à Auchan. Pour le sociologue Alioune Sall «  Cela donne l’impression que les sociétés sénégalaises sont évincées. » (Jeune Afrique, 11/03/20)
Mais Guy Marius Sagna défend, dans sa lutte contre le néo-colonialisme avec acharnement la vision d’une Afrique souveraine et unie. Ousmane Sonko ne dit pas le contraire en affirmant « Il n’y a pas de sentiment anti-français, il y a un sentiment pro-africain » (Twitter, 11/12/19).
Jules Mutijima

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 308 - juin 2021
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