Au Tchad, après la mort d’Idriss Déby, un Conseil militaire de transition (CMT) a pris le pouvoir, piétinant la constitution. La transition démocratique, promise par le CMT et appelée par la France et la communauté internationale s’annonce bien incertaine dans un pays où, derrière le vernis démocratique des élections, le pouvoir s’appuie sur les armes depuis des décennies, et où la politique française contribue à perpétuer ce mode de fonctionnement.
La mort d’Idriss Déby, dont les circonstances demeurent opaques, est intervenue à une période bien particulière. Selon la version officielle, le président tchadien aurait été tué sur le front, lors de combats contre un groupe politico-militaire, le FACT (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad), qui menait une incursion depuis le scrutin présidentiel du 11 avril. Ce scénario offre une voie de sortie glorieuse à un dictateur dont le pouvoir s’est construit sur des faits de guerre et la figure du militaire. La veille de l’annonce de sa mort, les résultats provisoires de la présidentielle l’annonçaient, sans surprise, grand vainqueur. La période pré-électorale avait été particulièrement marquée par les violences et le verrouillage complet de l’espace public. Cette nouvelle mascarade électorale pour un sixième mandat, 30 ans après la prise de pouvoir d’Idriss Déby par les armes, s’annonçait comme les précédentes élections au Tchad, soutenue avec complaisance par la France. Malgré l’aggravation flagrante de la dictature tchadienne, le soutien de la France est resté indéfectible.
Le 20 avril, après l’annonce de la mort du chef d’Etat, un conseil militaire de transition (CMT), dirigé par l’un des fils d’Idriss Déby, Mahamat Idriss Déby, dit Kaka, a pris les rênes du pays. Les membres du CMT, sont issus de la DGSSIE (direction générale des services de sécurité des institutions de l’État), la Garde présidentielle, qui fait partie des troupes d’élites et qui obéissait directement à la présidence. Unité clanique, particulièrement formée et équipée, la Garde Présidentielle est bien connue par l’armée française parce qu’elle bénéficie régulièrement de formations au nom de la coopération militaire et technique française, mais aussi pour sa participation à des opérations extérieures. Ainsi, Mahamat Idriss Déby a participé au commandement du contingent tchadien envoyé aux côtés de la France au Mali en 2013. Surtout, la DGSSIE est proche du renseignement français. Cette proximité questionne sur le niveau d’information de la France sur les tractations après la mort de Déby. Le coup d’état a été reconnu immédiatement, sans réserve, et Emmanuel Macron a eu une place de premier rang aux côtés du fils d’Idriss Déby lors des funérailles. Au vu du rôle de la France dans le pays et du soutien à l’armée tchadienne, il est fort probable que la France ait été consultée, voire même qu’elle ait eu un rôle d’influence. D’autant que la DGSSIE est indispensable à l’engagement des troupes tchadiennes dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. La France ne peut pas se permettre de ne pas les soutenir. Depuis la prise de pouvoir, le CMT a nommé des proches de Déby, ancien piliers du régime, membres de la communauté zaghawa à des postes clefs dans l’armée, le gouvernement de transition et les institutions, qui actent la perpétuation du clan au pouvoir. La diplomatie française demeure aux prises d’une vision coloniale et paternaliste, qui n’envisage le pouvoir au Tchad que par celui d’un « homme fort ».
L’avalisation du coup d’état et la reconnaissance du gouvernement civil fabriqué par le Conseil de Transition Militaire verrouillent le champ politique et ne laissent que peu d’espoir de changement démocratique au peuple tchadien. La « transition » s’inscrit clairement dans la continuité du régime précédent. Le premier ministre nommé pour la composition du gouvernement civil est le dernier premier ministre d’Idriss Déby, avant la suppression de la fonction en 2018, Albert Pahimi Padacké. Le gouvernement de transition composé essentiellement des civils, intègre quelques membres de l’opposition, dont notamment Mahamat Ahmat Alhabo, secrétaire général du PLD (parti pour les libertés et le développement), parti cofondé par Ibni Oumar Mahamt Saleh, disparu depuis 2008. Il semble qu’il s’agisse moins d’une ouverture que d’un vernis pour apaiser les manifestations et contenter la communauté internationale. D’autant plus que si les membres du gouvernement civil ne pourront pas se présenter aux prochaines élections, aucune interdiction n’a été énoncée concernant les membres du conseil militaire de transition. Ces conditions laissent craindre une candidature de Mahamat Déby, et une probable mascarade électorale comme le pays en a déjà connu.
D’un côté le Conseil militaire multiplie des signes vers une partie de l’opposition et la société civile : rencontre avec des représentants, reconnaissance du parti de Transformateurs... D’un autre, les voix dissidentes, notamment le mouvement Wakit Tama "L’opposition tchadienne Wakit Tama prête à un dialogue sous condition" (RFI, 09/06/21) qui signifie « l’heure est arrivée », sont fortement réprimées : lors de la première manifestation contre le CMT, le 27 avril, les organisations de la société civiles ont recensé plus de 15 morts et de 600 arrestations. Depuis, les participant.es à ces manifestations, systématiquement interdites, subissent intimidations, pressions et arrestations, et la mobilisation s’essouffle. Le CMT crée une rupture entre une société civile absorbée dans la transition, sous couvert d’un dialogue, et celle exclue et réprimée, accusée de ne pas vouloir y participer. La condamnation de la répression des manifestations par Emmanuel Macron reflète l’ambivalence des propos diplomatiques. Les rendez-vous entre l’ambassade de France et des membres de la société civile, selon les témoignages recueillis par Médiapart (12/05) œuvrent dans le sens de lisser et de contenir les mobilisations sociales : l’ambassade incite au dialogue et à demi-mots, découragerait d’aller manifester. Le maintien du régime en l’état, pourvu qu’il se pare de semblants de démocratie, garantit une « stabilité » qui est un statu quo, afin d’éviter une période de troubles. A travers cette « stabilité » que soutient la France, elle assure la stabilité de sa présence au Tchad et au Sahel.
Enfin, le Conseil Militaire de transition exclut tout dialogue avec le FACT, malgré ses propositions. Le groupe s’est réfugié au Niger et en Libye après les derniers combats contre l’armée tchadienne. De nombreux prisonniers ont été faits et plusieurs informations circulent sur des exécutions sommaires et la maltraitance des détenus. Le FACT semble sérieusement affaibli. Mais l’annonce du ralliement d’autres groupes rebelles au FACT montre qu’il a ouvert une brèche et que de nouvelles composition et attaques pourraient avoir lieu à moyen terme. Si les groupes rebelles avait été moins présents depuis 2008, après le sauvetage du régime, de justesse, grâce au soutien de la France, ces groupes se recomposent depuis quelques années, notamment dans le nord du Tchad et en Libye, dont la situation géopolitique bouleverse les équilibres de la sous-région. En 2019, l’UFR (Union des forces de la résistance) a lancé une colonne vers le centre du Tchad, rapidement stoppée par des bombardements français qui l’ont détruite. Cette intervention française a eu lieu hors de tout cadre légal : hors-mandat de Barkhane, qui vise des groupes terroristes, hors du cadre des accords de coopération militaire et techniques de 1976 qui excluent toute intervention. Face à l’attaque rebelle du FACT, depuis le 11 avril, le ministère français des armées reconnaît avoir soutenu l’armée tchadienne logistiquement (ravitaillement, carburant) et surtout en fournissant du renseignement. Ces soutiens sont précieux car l’armée tchadienne mobilisée sur plusieurs fronts manque de matériels, surtout aériens. Pourtant la France n’est pas intervenue plus directement cette année comme en 2019. Le contexte pré-électoral en France aurait peut-être rendu une intervention trop scandaleuse. Par ailleurs, le risque de renversement du pouvoir n’était pas si élevé et la mort d’Idriss Déby semblerait être plutôt accidentelle ou préméditée que témoin de la puissance de frappe de ces groupes rebelles. La protection du régime Déby, en plus du soutien militaire et diplomatique, s’est aussi faite par des actions visant à fragiliser les rebelles : gel des avoirs en France de deux représentants de groupes rebelles, Mahamat Nouri (UFDD, Union des forces pour la démocratie et le développement) et Mahamat Mahdi Ali (FACT) en 2017, alors qu’ils ne figurent sur aucune liste de groupes terroristes ; en juillet 2019, visite de la DGSE à Timan Erdimi (UFR)en exil au Qatar, quelques mois après le bombardement de février 2019, pour rappeler que France n’hésitera pas à protéger Idriss Déby, mise en examen de Mahamat Nouri en juin 2019, pour recrutement d’enfants soldats entre 2005 et 2010 (Africa Intelligence, 23/09/2019). Ainsi, les propos Macron aux funérailles "La France ne laissera jamais personne menacer ni aujourd’hui ni demain la stabilité et l’intégrité du Tchad" prennent toute leur profondeur : à l’avenir comme hier, la France se mobilisera pour sauver sa place au Tchad.
En fait de stabilité et de sécurité, il s’agit surtout de sécuriser le maintien de la présence militaire française au Tchad et dans la région, et du rôle de gendarme de l’Afrique que joue la France, lui assurant un poids dans la communauté internationale. Le Tchad occupe une place particulière pour l’armée française qui n’a jamais quitté le Tchad et en a fait un terrain militaire. Depuis 1986, dans le cadre de l’opération Eperviers, elle dispose d’une base militaire à N’Djamena et à Faya-Largeau, emplacements stratégiques de son rayonnement militaire sur le Sahel et l’Afrique centrale. Il s’agit d’une opération extérieure (OPEX) et non d’une base militaire : le cadre légal de cette occupation n’est pas clairement défini. Une opération extérieure est limitée dans la durée, mais les installations françaises ne le sont pas. En 2014, l’opération Epervier a été fondue dans l’opération Barkhane. Les infrastructures françaises ont permis d’installer le QG de Barkhane à Ndjaména, donnant ainsi une place centrale au Tchad dans ce dispositif. En s’engageant dès 2013 aux côtés de l’armée française, puis en accueillant le siège de Barkhane, Déby a su se rendre incontournable tout comme la France l’a rendu incontournable. Le Tchad figure comme bon élève de l’engagement des pays sahéliens dans la lutte contre le terrorisme, alors même qu’il n’y a pas de groupes djihadistes sur son territoire. Tout de suite après la mort d’Idriss Déby, Jean-Yves Le Drian a réaffirmé l’« enjeu majeur » du Tchad dans la lutte contre terrorisme (France 2, 22/04). Le maintien de la participation du Tchad a d’ailleurs été confirmé rapidement par le CMT puis par le premier ministre de la transition, Albert Padacké, lors de son entretien avec Le Drian le 18 mai à Paris. Le Tchad est en effet le pays du G5 Sahel qui a fourni le plus de troupes à lutte contre le terrorisme : dès 2013, puis avec la MINUSMA et au sein de la force du G5 Sahel. L’envoi récent d’un bataillon de 1200 hommes pour la Force G5 Sahel a été longue et poussive. A la suite d’une attaque violente de Boko Haram contre l’armée tchadienne, Idriss Déby avait annoncé que plus aucun soldat tchadien ne participera à une opération en dehors du Tchad. Il faut dire que l’armée tchadienne est mobilisée sur différentes zones à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Plusieurs appels du pied, notamment de la France, ont montré l’attente pour l’engagement indispensable du Tchad au Sahel : l’armée tchadienne est la seule à pouvoir être autant mobilisée. Quelques jours avant le sommet du G5 Sahel à N’Djamena en février 2021, l’Élysée reconnaissait que des questions financières avaient été réglées...sans que les modalités soient précisées. Cet engagement dans la lutte contre le terrorisme a offert au Tchad une rente diplomatique et militaire, qui a consolidé et rendu intouchable le régime d’Idriss Déby, ce qui risque de se prolonger pour le CMT.
Si l’armée tchadienne est présentée comme la plus importante et forte de la région, la composition de cette armée clanique et ses pratiques violentes représentent un danger pour la population et l’avenir du pays, comme le rappelle dans un rapportrécent l’International Crisis Group (22/01/21). Cette armée aux contours flous d’environ 40 000 hommes est bien connue de l’armée française. Des accords de coopération (traité de 1976) encadrent formation, intégration de coopérants français à l’armée tchadienne. Pendant le règne d’Idriss Déby, plusieurs réformes ont eu lieu, pour lesquelles la coopération française a joué un rôle important : conseillers, coopérants, formation... L’armée tchadienne reste à deux vitesses. D’un côté les troupes d’élites, formées, équipées et de composition clanique, de l’autre, le reste des troupes, mal considérées. Le parcours de Mahamat Idriss Déby en est l’illustration : une ascension éclair dans l’armée et l’accès à un poste sensible, la direction de la DGSSIE très jeune. Cet état des lieux questionne sur les objectifs de la coopération et ses effets. En contribuant à former et renforcer une armée, la coopération française participe indirectement au mode de fonctionnement du pouvoir par les armes.
Lors des manifestations contre le CMT, des drapeaux français ont été brûlés et des slogans anti-français étaient brandis. La France s’enfonce dans le soutien à une dérive dynastique, verrouille le champ politique et ignore les dynamiques internes au Tchad et régionales. Interventions militaires, coopération militaire et technique, politique étrangère et diplomatie, restent quasiment absents des débats publics en France, mais représentent pourtant des enjeux démocratiques majeurs, tant pour la France que pour le Tchad.
Emma Cailleau