Survie

Comment je suis devenue colon malgré moi...

rédigé le 7 juillet 2021 (mis en ligne le 12 octobre 2021) - Marie Courroye

Chaque année, des milliers de Français.es émigrent vers les territoires d’outre-mer, pour y vivre et y travailler, à la recherche d’une expérience « exotique » et d’un salaire souvent plus élevé qu’en France. Marie C. est ainsi partie travailler en Kanaky Nouvelle-Calédonie en tant qu’infirmière. A la demande de Billets d’Afrique, elle nous livre son témoignage et analyse son expérience : sa place dans ce pays qui n’est pas le sien et la façon dont sa présence et celle des autres « métros » participe au maintien du lien colonial.

Jeudi 12 Novembre 2015, je pose pied à La Tontouta, et je m’émerveille déjà des odeurs et de la couleur de la Nouvelle-Calédonie. En France j’étais militante contre la Françafrique, j’avais lu Verschave et visionné « L’Ordre et la morale » à sa sortie en salle. Et pourtant je n’avais pas pris conscience que le fait de travailler comme infirmière en Kanaky m’engageait dans une aventure coloniale. Je croyais crédulement que les outre-mers c’était une autre affaire... Ce témoignage n’a pas pour but de me trouver des excuses, mais plutôt de décrypter à travers mon expérience les mécanismes de mon aveuglement, et comment peu à peu j’ai ouvert les yeux et réalisé que cette vie paradisiaque pour les Français avait un prix à payer, celui de l’oppression du peuple kanak.

Derrière la carte postale ?

Là-bas la première question que l’on pose est : « D’où viens-tu ? ». Alors très vite j’apprends à utiliser le langage colonial propre à l’archipel. Il y a les Kanak, bien entendu, considérés comme le peuple autochtone, chacun fortement relié à sa tribu et son clan. Puis viennent les Caldoches, descendants des administrateurs et déportés du bagne. Il y a aussi des Wallisiens, des Futuniens, des Asiatiques... Enfin il y a les « métros » ou « expats ». Certains sont installés en Nouvelle-Calédonie depuis plusieurs années et construisent leur avenir ici, d’autres sont de passage quelques mois à plusieurs années. Ils profitent du bleu turquoise, du kite surf, de la plongée et des bars sur la baie des citrons. Les mélanges entre communautés sont rares, leur implantation sur le territoire bien spécifique.
Mon diplôme est reconnu en Nouvelle-Calédonie, et même si l’emploi local est censé être prioritaire, la petite école infirmière de Dumbéa ne suffit pas à assurer les besoins du territoire. Il a donc été très facile pour moi de m’installer et de travailler là-bas. Pour mes amis médecins, l’incitation à venir est indécente, un véritable tapis rouge est déployé : billets d’avions pris en charge, allez-retour une fois par an pour la métropole selon les contrats, et bien sûr un conteneur est offert pour l’installation et le départ. Sans oublier un salaire mirobolant. Le mien s’élevait à 345000 CFP net, soit environ 2800 euros par mois, contre 1600 en début de carrière en métropole. C’est vrai que la vie est plus chère, mais la plupart de cet argent public est reparti avec moi en France, et n’a donc pas été réinvesti sur le territoire. Mais c’est surtout l’écart entre mon salaire et le revenu de la population locale qui me choquait.

Nouméa, ville ségréguée

A mon arrivée, je passe quelques mois à Nouméa « la blanche », surnommée ainsi par les indépendantistes. Je suis hébergée chez des amis le temps de trouver du boulot. Ici, les loyers sont exorbitants. De la fenêtre, j’observe les voisins qui s’entassent dans un petit appartement : ils sont une dizaine tous les soirs à aménager des matelas au sol. En bas de notre immeuble, sous des tôles, on devine un abri de fortune. Nombreux sont les Kanak qui dorment sous des cabanes aux alentours de la ville. Ces squats s’étendent sur des kilomètres...
Je sors danser avec des copines. Je m’étonne qu’il n’y ait aucun Kanak dans la boîte de nuit la plus fameuse de la ville. Ma collègue Alice de Houaïlou m’explique que les videurs ont pour consigne de ne pas les laisser entrer, non seulement dans ce club, mais aussi dans de nombreux autres lieux de vie nocturne. Je suis choquée. Mes amis expatriés sont au courant de ce privilège blanc, et même si ça les questionne, ils retournent y danser. Il n’y a que les nakamalsii qui permettent un peu de mixité...
Je me sens de plus en plus mal à l’aise dans ce Nouméa clivé. Progressivement je fais des liens avec le livre « Cannibale » de Didier Daeninckx que j’avais étudié au lycée et qui m’avait glacée. Les morceaux du puzzle se mettent en place et je prends connaissance de l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie et des luttes kanak. Puis je décroche un contrat sur l’Ile des Pins, « l’île la plus proche du paradis ».

Histoire de dominations

Mémorial commémorant l’arrivée des missionnaires sur Kwenjii, baie de St Maurice

Je suis accueillie chaleureusement au dispensaire de Kwenyiï. En effet, l’île a été rebaptisée « Ile des Pins » par James Cook, l’explorateur britannique, alors qu’il passait par là, et ce sans même y débarquer. Mais il faut croire que son avis vaut plus que celui du peuple qui y réside depuis des décennies, car c’est le nom imposé depuis par les administrations coloniales qui se sont succédé. Je découvre avec plaisir que l’équipe du centre est mixte, mais déchante rapidement en réalisant que les personnes occupant les hauts postes, ainsi que tous les soignants sont blancs. Depuis mon départ, Marie-Hélène Konhu est devenue cheffe du dispensaire, c’est la première Kanak à accéder à ce poste sur Kwenyïi.
Je m’intègre doucement sur l’île, prends connaissance de l’histoire des Kuniés. La Reine Hortense, fille du Grand chef défunt, a été élevée en grande partie par les sœurs maristes. Elles ont utilisé l’orpheline pour christianiser la population. Les missionnaires ont découvert un peuple presque nu et se sont empressés de les vêtir. Mes amies kanak portent aujourd’hui des vêtements amples à la garçonne et se baignent habillées, car cet héritage est toujours présent. En parallèle, les blanches se promènent en bikini sur les plages et les lieux sacrés sans aucun scrupule. Dans les années 1864, le régime colonial français a voulu transformer l’île en bagne, et déplacer toute la population sur la Grande Terre. Lorsqu’on connaît le rapport sacré que les Kanak entretiennent avec leur terre on ne peut que deviner la violence d’une telle décision. Finalement, par intervention de la Reine Hortense, la population a « seulement » été déplacée sur la partie Est. Depuis, Kwenyïi a été complètement réinvestie par son peuple, mais ces décisions laissent encore des plaies béantes : certains clans se disputent les terres sacrées, générant ainsi des conflits lourds de conséquences pour la vie quotidienne.
Sur l’île, il n’y a pas de bars mis à part ceux des hôtels. En tant que blanche je peux y consommer sans m’inquiéter. Mais pour mes amis kanak, ce sont des conditions dignes de l’apartheid. Dans l’un, il faut connaître les serveuses pour avoir droit à une bière. Dans l’autre, ce n’est qu’avant 18h et les travailleurs sont filmés au cas où ils enfreindraient la règle. Dans le dernier, les Kanak sont tout simplement interdits... Quand je questionne, on me répond : « ils ne savent pas boire ». Ce n’est pas une personne en particulier qui est exclue pour troubles du comportement, c’est tout un peuple qui est stigmatisé.

Cliver et contrôler

A l’école, mon ami Patrick me dit avoir appris « nos ancêtres les Gaulois », mais rien sur l’Océanie, le combattant Ataï ou les événements des années 80. C’est le soir, au coin du feu, sous les farés, que les vieux leur ont raconté leur propre histoire. La langue vernaculaire de l’île a perdu ses locuteurs lorsque l’État a interdit de la parler dans les années 50. Depuis, l’Education Nationale a fait des efforts. Mais toute une génération reste marquée par la négation de son identité, et cette perte culturelle est non négligeable.
Un décalage est également perceptible lorsqu’on regarde les médias. Le journal télé français est rediffusé sur l’archipel. Je le visionnais parfois. Même moi qui suis de métropole, je percevais ce gouffre entre les enjeux de la France et les besoins des habitants de la Nouvelle-Calédonie. Je ne me sentais pas concernée. Quant aux journaux locaux, ils mettent en avant quotidiennement des faits divers. Pour moi c’est une manière de cultiver ce fantasme que les Kanak ne s’intéresseraient qu’aux affaires sordides et non à la politique, aux affaires océaniennes ou économiques... Par ces tribunes, ils véhiculent l’idée fausse que les Kanak seraient un peuple violent et dangereux, et entretiennent ainsi les clivages entre communautés.
La gendarmerie est présente sur tout le territoire. A l’Ile des Pins, elle est située de manière très symbolique sur la presqu’île où résidaient les administrateurs du bagne. Les gendarmes sont blancs, comme si l’ordre ne pouvait être que blanc. Les militaires investissent la plage de Kuto grâce à un centre de vacances qui leur est réservé. Une fois par an, l’île est transformée en un énorme terrain d’entraînement où s’exerce l’armée de terre. Ils montent des barrages et se camouflent dans la brousse, l’arme au poing, sans respect des terres sacrées. En parallèle, des campagnes de recrutement massives pour l’armée ont lieu, pour « rééduquer les délinquants kanak ».
En tant qu’infirmière, j’ai été interpellée par les politiques de santé autour du corps de la femme. Les prescriptions d’implants contraceptifs sont fortement conseillés, beaucoup plus qu’en métropole. De même, le vaccin contre le cancer du col de l’utérus a bénéficié d’une campagne massive dans toutes les écoles du territoire sous prétexte que les Kanak n’étaient pas sérieuses dans leur suivi gynécologique. On contrôle le corps des Kanak, les naissances, et on nie leur capacité à être responsable.

Kanak humiliés

L’histoire comme les politiques actuelles n’ont qu’un seul but : déshumaniser la personne Kanak. Les personnes blanches résidant en Kanaky-Nouvelle-Calédonie sont les premières à entretenir ces stigmates. Dans le discours du colon blanc, la comparaison entre le kanak et un animal sauvage est très courante. Les Kanak sont perçus comme des personnes dangereuses ayant une haine des blancs. Mais comment faire comprendre que lorsqu’un blanc apparaît devant un Kanak, ce n’est pas seulement sa personne qu’il représente mais tout l’héritage des dominations et des humiliations exercées depuis des siècles par les blancs ? Ces discours m’étaient devenus insupportables. Alors je suis rentrée en métropole.
Heureusement mes amis Kanak sont fiers de leurs origines et de leur culture : Loulou se bat pour l’indépendance, Charline pour l’avenir de sa langue et sa musique, Noémie pour que les jeunes puissent s’épanouir... Ils m’ont transmis leur amour pour leur terre et leur Coutume. Ces rencontres m’ont donné envie de témoigner, d’informer, de devenir une alliée, afin que les Français réalisent que ce petit caillou à l’autre bout du monde a le droit de décider de son avenir et de regagner sa fierté !
Marie Courroye

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 309 - juillet-août 2021
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