Survie

« S’attaquer aux racines des problèmes subis par les peuples autochtones »

(mis en ligne le 31 août 2021) - Fiore Longo

Le mouvement international Survival lutte en partenariat avec les peuples autochtones pour défendre leurs droits, en particulier leurs droits territoriaux. Alors qu’un nouveau projet défendu par les Etats occidentaux et les grandes ONG de conservation de la nature vise à atteindre 30% d’aires « protégées » dans le monde d’ici 2030, la directrice de Survival International France et chargée de la campagne « Décoloniser la protection de la nature », Fiore Longo, nous en décrypte les enjeux, nous explique ce qui se cache derrière la « protection » de la nature à l’occidentale et comment changer de paradigme.

En quelques mots, et en guise d’introduction, pouvez-vous nous présenter l’organisation Survival ? Dans quels pays intervenez-vous ?

Survival est le mouvement mondial pour les peuples autochtones. Nous travaillons en partenariat avec eux pour amplifier leurs voix sur la scène internationale, en leur offrant une plateforme pour s’adresser au monde.

Nous menons des enquêtes sur le terrain concernant les violations de leurs droits, pour pouvoir ensuite faire des campagnes visant à informer le public et faire pression sur les décideurs politiques. En fait, le cœur de notre travail vise à changer radicalement la manière dont l’opinion publique considère les peuples autochtones et à lutter contre le racisme.

Nous travaillons en collaboration avec les peuples autochtones dans de nombreux pays et régions du monde (comme le bassin du Congo, le Brésil, l’Inde) et ce travail est ancré dans des relations de longue date. Mais le mode de fonctionnement de Survival est de s’attaquer aux racines des problèmes subis par les peuples autochtones, et ces problèmes viennent des pays industrialisés, parce qu’ils ont une vision erronée, raciste de ces peuples. Ce sont, en général, les gouvernements, entreprises ou autres organisations de ces pays qui mettent en place ou financent des projets dévastateurs pour eux. C’est pour cette raison que nous sommes basés dans des pays occidentaux, dont la France.

Vous menez en ce moment une campagne pour décoloniser la protection de la nature. En quoi la protection de la nature est-elle coloniale ?

Le modèle dominant de protection de la nature, plus particulièrement en Afrique et en Asie est celui de la « conservation forteresse ». Imposé pendant la colonisation européenne de plusieurs pays de ces continents, il repose sur l’idée reçue et raciste selon laquelle on ne peut pas faire confiance aux peuples autochtones pour s’occuper de leurs propres terres et des animaux qui y vivent. Les partisans de ce modèle considèrent les premiers gardiens de la nature comme une « nuisance » qu’il faut « gérer » au lieu de les considérer comme des experts de la biodiversité locale et des partenaires clés dans le domaine de la conservation de la nature.

Aujourd’hui, comme pendant la colonisation, les territoires des peuples autochtones sont considérés et décrits comme « sauvages » et « vides ». Mais il s’agit d’une fausse mythologie pour justifier un vrai vol de terres. Les paysages naturels les plus connus au monde, tels que Yellowstone, l’Amazonie et le Serengeti, sont les terres ancestrales de millions de personnes autochtones qui en dépendent, les ont façonnées, entretenues et protégées durant des millénaires.

Le « colonialisme vert » fait donc référence à la spoliation de terres des peuples autochtones commis au nom de la protection de la nature. Encore aujourd’hui, il implique l’expulsion illégale de peuples autochtones de leurs terres ancestrales qui s’accompagne d’une grande violence. S’ils tentent de retourner sur leurs terres pour visiter leurs sites sacrés, cueillir des plantes médicinales ou chasser pour se nourrir, ils sont battus, torturés voire tués par des gardes forestiers - pour la plupart soutenus par des ONG et gouvernements occidentaux. Tout cela sert à faire place à des parcs nationaux, à des zones de chasse, à des réserves de tigres permettant de réaliser des profits. De grandes organisations de protection de la nature sont complices de cette situation. Elles ne se prononcent jamais contre ces expulsions et affirment à tort que les terres autochtones sont des espaces vierges. Les peuples autochtones en dépendent et les gèrent pourtant depuis des millénaires.

En réalité, bien avant que ne soit inventé le concept de « conservation » ou de « protection de la nature” », les peuples autochtones avaient développé des pratiques très efficaces pour maintenir la richesse de leur environnement. Ils respectent notamment des règles très strictes pour éviter la surchasse et préserver la biodiversité.

Ce modèle est donc colonial par son histoire et par sa mise en œuvre actuelle. Comme l’explique l’historien Guillaume Blanc, la majorité des grandes organisations, institutions et ONG de protection de la nature comme le WWF, l’UICN, créées au moment de la décolonisation, ont embauché les anciens administrateurs coloniaux et ont permis la continuité du contrôle « européen » sur de vastes territoires dans des pays désormais indépendants. Il est colonial aussi car, à travers la création de parcs interdisant toute activité humaine, les pays industrialisés tentent de faire payer le prix de la destruction de la nature à ceux qui en sont le moins responsables et évitent ainsi de changer leurs propres modes de production et de consommation. C’est totalement à l’opposé d’une justice environnementale et climatique.

A qui cette campagne s’adresse-t-elle, sur quelle durée, avec quelles actions, et dans quels espaces êtes-vous présents ? Quelle est son actualité ?

Nous constations il y a 30 ans déjà des violations des droits humains dans certaines aires protégées des régions dans lesquelles nous travaillons. C’est donc depuis toutes ces années que nous attirons l’attention sur ces problèmes. Au début, nous pensions qu’il s’agissait de dérives et nous avons tout de suite alerté les organisations porteuses des projets. Mais au fil des années, les cas et les témoignages se sont multipliés et nous nous sommes rendu compte que ce problème était systémique.

Cette campagne s’adresse donc à nous-mêmes ! Nous savons que ce sont les gouvernements occidentaux et les grandes ONG de protection de la nature qui financent ce modèle de conservation. Nous voulons donc atteindre les personnes des pays occidentaux qui se soucient réellement de l’environnement. Cela peut être les personnes qui font des dons aux grandes ONG de protection de la nature, les militants pour le climat, les fonctionnaires ou décideurs politiques soucieux de l’environnement, etc. Nous devons leur montrer que ce modèle de protection de la nature nuit aux personnes mais aussi à la biodiversité. Il est prouvé que les territoires des peuples autochtones protègent et enrichissent la biodiversité mieux que les aires protégées traditionnelles, alors pourquoi ne respectons-nous pas leurs droits ?

Mais dans l’actualité, c’est l’inverse qui est en train de se produire. Les gouvernements occidentaux et les grandes ONG de conservation de la nature continuent de soutenir des approches racistes et colonialistes. C’est le cas en ce moment avec la promotion de l’objectif de 30% d’aires protégées dans le monde d’ici 2030. Cela reviendrait à doubler la surface d’aires protégées et accentuerait donc les problèmes liés à ce modèle néfaste. Il n’y a aucune garantie pour les droits des peuples autochtones et des communautés locales : il s’agirait alors du plus grand accaparement de terres de l’histoire. Trois-cents millions de personnes risquent de perdre leurs terres et leurs moyens de subsistance, dont beaucoup sont des peuples autochtones. Il n’y a pas non plus de base scientifique pour cet objectif. C’est en fait une dangereuse distraction de ce qui est nécessaire de toute urgence pour garantir la diversité humaine et toute la biodiversité : la reconnaissance des droits des peuples autochtones sur leurs terres. Cet objectif de 30% pourrait être inclus dans le Cadre mondial pour la biodiversité de l’après 2020, qui doit être adopté par les dirigeants mondiaux lors du prochain sommet de la Convention sur la diversité biologique (COP 15) en octobre en Chine. Nous devons donc agir très vite !

Nous pensons que le véritable changement ne peut venir que d’un changement de l’opinion publique. Nous essayons donc de nous adresser au grand public par le biais des réseaux sociaux (sur Facebook, Twitter et Instagram). Mais nous donnons également des conférences dans des universités, des festivals, des camps climat, etc. Nous faisons aussi du « lobbying » classique auprès des parlementaires et des décideurs politiques. Nous échangeons aussi avec des activistes pour le climat, nous organisons des séminaires en ligne, rencontrons d’autres organisations et menons diverses actions de sensibilisation.

Qui sont les promoteurs de cette colonisation de la protection de la nature ? Les Etats, les ONG ? Et plus spécifiquement, la France y joue-t-elle un rôle particulier ?

Les grandes ONG de conservation de la nature, comme par exemple WWF, WCS, The Nature Conservancy, sont les principales promotrices de ce modèle. Ce sont des acteurs clés dans le développement des projets de « protection de la nature » puisqu’elles conçoivent les projets, font pression pour qu’ils soient réalisés et apportent un soutien technique et financier à la création des parcs et aux agents du maintien de l’ordre. Elles sont également responsables de la diffusion de la mythologie qui sous-tend ce modèle par le biais de leurs publicités, de leurs activités sur les réseaux sociaux et d’autres supports publicitaires (vidéos, films, etc.).

Mais il ne faut pas oublier que l’argent nécessaire à la mise en œuvre de ces projets provient également des gouvernements occidentaux, et en particulier des États-Unis, de la Commission européenne, de l’Allemagne et de la France. Il s’agit donc d’argent public, de notre argent. La France finance, notamment par le biais de l’AFD, des aires protégées qui suivent ce modèle et les affiche comme l’exemple d’une protection de la nature réussie. C’est le cas notamment du Parc national de Kaziranga en Inde, financé par l’AFD mais tristement connu pour les violences et violations des droits humains commises contre les peuples autochtones et communautés locales qui vivent autour. Lors d’une visite officielle en Inde, la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili a visité ce parc et s’en est servi d’exemple pour mettre en avant ce modèle néfaste.

Cela risque de s’aggraver avec l’objectif des 30% d’aires protégées dans le monde, promu par Emmanuel Macron dans le cadre de la « Coalition de la Haute Ambition pour la Nature et les Peuples » et mis en avant lors du One Planet Summit. La France veut être leader en Europe et dans le monde sur ce sujet en promouvant et en faisant pression pour cet objectif. Mais sans reconnaissance des structures coloniales des aires protégées, ce sera une catastrophe. Les projets de conservation ne sont pas considérés comme les autres projets de « développement ». Ils sont pour la plupart considérés comme des projets à faible risque et il y a très peu de contrôles. Nous essayons donc d’obliger les organismes publics français à cesser de financer les projets de conservation qui n’ont pas obtenu le consentement des personnes vivant sur ces terres. Cela peut sembler évident mais ça ne l’est pas du tout, car rappelons que ces paysages sont considérés comme « vides » et que même si des personnes y vivent, celles-ci sont considérées comme « néfastes » pour l’environnement. Si nous ne changeons pas notre façon de considérer la « nature » et si nous ne mettons pas en œuvre des directives et des lois claires pour le financement des projets de conservation, la même histoire continuera à se répéter et de nouveaux abus au nom de la conservation seront financés par l’argent des contribuables français.

Quelle vision de la protection de la nature défendez-vous ? Que voudrait dire concrètement une protection de la nature décolonisée ?

Bien que Survival s’oppose aux projets de l’industrie de la conservation de la nature, aux fausses solutions que les grandes ONG mettent en avant et aux violations massives des droits humains qu’elles soutiennent, nous sommes évidemment convaincus de l’importance de protéger l’environnement. Mais cela doit passer par un changement radical des modes de consommation et de production dans les pays industrialisés. Si nous voulons protéger la nature, nous devons commencer par changer nos propres actions ! Les plus gros pollueurs de la planète doivent cesser de faire porter la responsabilité de la destruction aux personnes les plus vulnérables, principalement dans les pays du Sud du monde. Il est essentiel que les véritables causes de la perte de biodiversité et la crise climatique – l’exploitation des ressources naturelles à des fins lucratives et la surconsommation croissante, poussée par les pays du Nord – soient reconnues et discutées comme il se doit. Mais il est peu probable que cela se produise, car trop d’intérêts particuliers dépendent du fait que ces modes de consommation existants se maintiennent.

Notre vision alternative est en fait antiraciste et anticolonialiste, et s’enracine dans une véritable justice sociale et climatique.

Les peuples autochtones sont les meilleurs gardiens du monde naturel, 80% de la biodiversité se trouve déjà sur leurs territoires. La garantie et le respect de leurs droits territoriaux doit donc être le mécanisme principal de protection de la biodiversité. Ce sont eux qui devraient contrôler leurs territoires.

A partir du 3 septembre aura lieu à Marseille le Congrès Mondial de la Nature organisé par l’UICN, en amont duquel vous organisez un Congrès alternatif « Notre terre, notre nature ». Pouvez-vous nous en dire plus ? Combien d’associations signent cet appel ?

En effet, des leaders mondiaux, patrons d’entreprises et grandes ONG de protection de la nature se réuniront pour le congrès mondial de la nature de l’UICN à Marseille. Ils s’accorderont à soutenir l’objectif de 30% d’aires protégées et à promouvoir les « Solutions fondées sur la nature », qu’ils estiment être nécessaires de toute urgence pour ralentir la perte de biodiversité et le changement climatique. Mais l’expérience montre clairement que ces projets entraîneront davantage de violations des droits humains, aux dépens de ceux qui sont le moins responsables de ces crises : les peuples autochtones et les autres populations locales, principalement dans le sud du monde.

Le congrès alternatif et indépendant, « Notre terre, notre nature », se réunira (en présentiel et par visioconférence) juste avant le congrès officiel de l’UICN pour s’opposer aux fausses solutions qui y seront mises en avant. Le congrès alternatif donnera une plateforme pour s’adresser au monde à ceux qui ont souffert des prétendues « solutions vertes », qui ont vu leurs terres volées, leurs familles détruites et leurs moyens de subsistance dévastés par la militarisation croissante de la protection de la nature. Ce congrès présentera une vision alternative de la protection de la nature, qui fonctionne déjà, là où les peuples autochtones ont le contrôle sur leurs propres terres. Cette alternative repose sur la diversité humaine, qui protège et améliore la biodiversité. Pour trouver des solutions réelles et pratiques aux crises de la biodiversité et du climat, nous devons écouter les peuples autochtones et décoloniser la protection de la nature.

Une trentaine d’experts, militants, scientifiques et représentants, autochtones et non autochtones, originaires de 18 pays, interviendront pendant ce congrès. Plusieurs associations françaises et internationales sont également partenaires du congrès, comme Minority Rights Group, Rainforest Foundation UK, Survie, Attac, Agir ensemble pour les droits humains, Igapo Project…

Le congrès « Notre terre, notre nature » sera immédiatement suivi, le 3 septembre 2021, d’une conférence de presse et d’une manifestation. Pour plus d’informations et pour vous inscrire, rendez-vous sur www.notreterrenotrenature.fr

Survie est actuellement impliquée avec l’association "Les Amis de la Terre" dans une campagne contre Total en Ouganda qui souhaite développer un complexe pétrolier et un gigantesque pipeline (EACOP) à travers l’Afrique.Un des leviers pour lutter contre ce projet serait de se battre pour sanctuariser le parc dans lequel l’activité pétrolière est pensée. A quels enjeux nos associations seraient-elles confrontées dans ce cas de figure ?

Il est bien sûr très important d’arrêter ce type de projet dévastateur. Par contre, ce n’est pas pour autant que l’alternative doit être une nature ultra-sanctuarisée, sous forme d’un parc national militarisé, dont on expulserait les habitants. Les personnes qui vivent dans ces territoires ne sont pas responsables de sa destruction, leurs activités de subsistance sont incomparables avec les projets de Total !

L’exemple du parc national de Murchison Falls en Ouganda met en évidence les deux poids, deux mesures qui s’appliquent souvent aux aires protégées, et la façon dont la conservation-forteresse est motivée par des raisons politiques contre les minorités ethniques plutôt que par la protection de la biodiversité. Les bergers autochtones Bugongo habitants de ce parc en ont été expulsés dans les années 1950, soi-disant pour protéger la faune et la flore. Mais aujourd’hui, le gouvernement est prêt à autoriser une compagnie pétrolière à endommager gravement la zone. En fait, de nombreux parcs nationaux d’Afrique qui ont été vidés de leurs habitants sont ouverts à des sociétés d’exploitation forestière, minière, pétrolière et agro-industrielle. Pour protéger l’environnement, il faut donc avant tout garantir et respecter les droits territoriaux des peuples autochtones et des communautés locales qui habitent ces espaces. Ils sont les mieux placés pour protéger leurs terres : ils en dépendent totalement pour vivre et ils en prennent soin depuis des générations !

Propos recueillis par Marie Bazin et Laurent Ciarabelli

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 309 - juillet-août 2021
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