Survie

Kanaky : la France en pleine reconquête coloniale

rédigé le 26 décembre 2021 (mis en ligne le 23 mars 2022) - Benoît Godin

Un référendum d’indépendance sans les indépendantistes, la fin d’un processus de décolonisation quasiment sans le peuple colonisé : l’exécutif macroniste poursuit en Nouvelle-Calédonie une véritable contre-offensive impérialiste, menaçant plus de trente ans de paix dans l’archipel.

Panneaux électoraux à Koné, province Nord (12/2021). Sans les affiches indépendantistes... (Photo B. Godin)

Dimanche 12 décembre, la dernière des trois consultations prévues par l’Accord de Nouméa sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie s’est conclu par un score digne d’une élection zaïroise sous Mobutu : 96,5 % des suffrages exprimés pour le « non » à l’indépendance. Un résultat à mettre en balance avec une participation en chute libre : - 41 % par rapport au précédent scrutin de 2020. Moins d’un électeur sur deux se sera déplacé pour ce vote a priori crucial, conséquence de l’appel à la non-participation lancé par le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) et l’ensemble de la mouvance indépendantiste.
Petit retour en arrière. Début septembre, deux semaines à peine après le lancement de la campagne référendaire par les différentes forces politiques locales, le Covid-19 s’introduit dans une Nouvelle-Calédonie jusque là épargnée. Malgré l’absence de statistiques officielles, chacun s’accorde à dire que les communautés océaniennes, et kanak tout particulièrement, sont les plus impactées. [1] La totalité des organisations indépendantistes réclament alors le report du vote, afin de pouvoir tout à la fois assurer des débats sereins et respecter un temps de deuil conforme aux us et coutumes autochtones. Le 9 novembre, le Sénat coutumier confirme le caractère exceptionnel de la situation en décrétant un an de « deuil kanak ». Le gouvernement français n’en tient aucun compte et maintient la date qu’il avait fixée, déjà sans l’aval des partis indépendantistes. Il montre ainsi, et ce n’est pas une surprise, l’étendue de son mépris pour l’identité et la culture du peuple premier du territoire.
Réaction automatique des indépendantistes qui se regroupent dans un Comité stratégique de non-participation et appellent électeurs et électrices à s’abstenir « pour ne pas cautionner un scrutin tronqué d’avance et une politique coloniale qui mènera assurément notre pays dans une impasse » (conférence de presse du 18/11/21). Seuls les loyalistes (ainsi que se nomment les anti-indépendantistes sur place) vont donc mener campagne pour ce vote sans suspense. Une campagne insignifiante, marquée uniquement par l’affaire des clips électoraux des « Voix du non » : de courts dessins animés soi-disant humoristiques représentant des Kanak et des Wallis-et-Futuniens simplets recevant la « bonne parole » (anti-indépendantiste bien sûr) par le biais d’une voix off à l’accent français impeccable. Un racisme flagrant qui a suscité un tollé même au-delà du camp indépendantiste et en dit long sur l’état d’esprit détestable qui règne encore chez un certain nombre d’Européens de Nouvelle-Calédonie.

Une consigne 
indépendantiste suivie

L’unique inconnue de ce scrutin mutilé était donc le taux d’abstention. Sans surprise, celui-ci a été très fort dans le monde kanak (on ne compte plus les tribus sans un seul votant) mais, tout comme le « oui » lors des précédents votes, il a dépassé les frontières de la seule communauté autochtone. Après avoir progressé fortement entre les scrutins de 2018 et 2020, l’indépendantisme s’est exprimé cette fois-ci dans une « démonstration de résistance passive » (Le Monde, 13/12/21). A l’issue de cette vague de référendums, malgré trois succès du « non », c’est paradoxalement la revendication indépendantiste, aujourd’hui clairement incontournable, qui sort renforcée. [2] C’est d’autant plus remarquable que ceux qui rêvaient de « purger » l’indépendance bénéficiaient de moyens (institutionnels, médiatiques, financiers…) autrement plus importants que ceux dont disposent les forces indépendantistes.
La probabilité d’une victoire indépendantiste a été prise très au sérieux au plus haut niveau de l’État. Ce que démontre son net changement de cap depuis le référendum de 2020 (qui avait vu le « oui » à l’indépendance échouer de moins de 5000 voix) et notamment les passages en force successifs sur la question de la date du référendum. Sébastien Lecornu, ministre de l’Outre-mer, a d’ailleurs quasiment vendu la mèche les jours suivant le vote en se disant favorable au lancement des discussions sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie… après l’élection présidentielle de 2022 ! Exactement ce que réclamaient, dès le début, les indépendantistes. Pourquoi avoir du coup précipité ainsi le calendrier, si ce n’est pour ne pas laisser au « oui » à l’indépendance le temps de gagner encore du terrain ? L’exécutif macroniste avait déjà auparavant multiplié les actes forts contre le processus de décolonisation, le Premier ministre Jean Castex allant jusqu’à affirmer devant le Sénat, par deux fois en à peine plus d’un an, son « souhait fort que le choix des Calédoniens soit celui de la France ». La prétendue neutralité de l’État, de mise depuis plus de trente ans, a volé en éclats.

Macron, colon en chef

Le discours de victoire hors-sol du Président de la République, prononcé à l’issue de la consultation, s’est inscrit dans cette véritable contre-offensive coloniale : Macron, en saluant « la volonté exprimée par la majorité des Calédoniens (sic) de rester dans la République » et en survendant le pseudo-succès de la Nouvelle-Calédonie française, nous a offert un modèle de propagande impérialiste. Le chef de l’État y célèbre la « chance inestimable » que représente la présence des Kanak dans la « communauté nationale », une déclaration d’un cynisme absolu alors qu’il vient d’organiser un référendum sur l’avenir de ce peuple pour ainsi dire sans lui. Plus loin, il évoque « la nécessaire réduction des inégalités qui fragilisent l’unité de l’archipel », oubliant bien commodément que le maintien de la tutelle coloniale est la source première des injustices qui sévissent en Nouvelle-Calédonie et dont les Kanak sont, de très loin, les premières victimes (Basta, 14/12/21).
Macron termine en claironnant : « La France est fière d’être votre Patrie. Elle renouvelle ce soir, pour vous, son engagement à vous protéger, à vous accompagner, quelles que soient les circonstances. » Un « quelles que soient les circonstances » qui résonne péniblement alors que Macron s’acharne à perpétuer près de 170 ans de domination française. Quant à la protection promise, elle a récemment pris la forme d’un déploiement d’une véritable armada dans l’archipel, soi-disant pour sécuriser le scrutin : plus de 2000 policiers et militaires venus s’ajouter aux quelques 1400 déjà en poste. Une mesure, inutile au vu du calme absolu qui a régné le jour du référendum, qui prouve que le gouvernement a pleinement conscience qu’il joue avec le feu en Nouvelle-Calédonie. Et qui envoie un message, à peine voilé, que les colonisés du monde entier connaissent bien : nous avons les moyens de vous mater.

Noyer (toujours plus) 
les Kanak

Fort de trois référendums « victorieux », les leaders anti-indépendantistes, ragaillardis par leur symbiose retrouvée avec l’État, veulent croire que le maintien du territoire dans la France est désormais acquis et annoncent même vouloir demander à l’ONU que la Nouvelle-Calédonie soit retirée de la liste des territoires « non-autonomes », c’est-à-dire à décoloniser. Par ailleurs, plusieurs d’entre eux ont confirmé pendant la campagne vouloir en finir avec le gel du corps électoral.
Celui-ci, mis en place par l’Accord de Nouméa, est une revendication constante des Kanak depuis quarante ans. Il a été pensé pour contrebalancer les effets de la colonisation de peuplement qui a mis le peuple autochtone en minorité dans son propre pays à partir des années 60. Le refus de restreindre le corps électoral était déjà la principale raison des boycotts indépendantistes de 1984 et 1987, en plein cœur des « Événements », ces années de quasi guerre civile et coloniale. C’est dire le caractère fondamental et explosif de cette question. En prétendant inscrire sur les listes spéciales jusqu’à 40 000 personnes (la plupart françaises) venues s’installer récemment sur le territoire, les loyalistes cherchent à entériner une colonisation de peuplement d’une ampleur sans précédent et à noyer plus que jamais le peuple originel – autour de 112 000 personnes, 41 % de la population totale en 2019.
Après avoir exulté sans retenue au soir du 12 décembre, l’exécutif et les loyalistes ont désormais beau jeu d’appeler au dialogue et au rassemblement du peuple calédonien tout entier. Ils ont bel et bien saboté l’un comme l’autre en ne saisissant pas la chance exceptionnelle que leur offrait l’Accord de Nouméa (pourtant signé par eux en 1998) et en refusant constamment de reconnaître les justes aspirations du peuple kanak. Tous deux accueillent désormais la fin programmée de cet accord de décolonisation avec un soulagement affiché, tandis que les indépendantistes entendent bien le mener jusqu’à son véritable terme : la pleine souveraineté. « L’État reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d’une complète émancipation » certifiait l’Accord.

Entre dialogue et lutte

Côté indépendantiste, les responsables ont déserté les plateaux de télé le soir du (non) vote et ils ont assuré depuis le service minimum en terme de communication aux médias. À peine ont-ils confirmé qu’ils contesteront les résultats du 12 décembre, ce qui ne devrait pas changer grand-chose : le gouvernement français a pris soin de vérifier la légalité du processus – sans jamais bien sûr interroger sa légitimité. Par ailleurs, l’ensemble des organisations indépendantistes a refusé de discuter avec Sébastien Lecornu au lendemain du scrutin et a d’ailleurs fait savoir qu’il n’engagerait aucune négociation avec des représentants de l’État avant les échéances électorales de 2022.
Confrontés à une opération de reconquête coloniale inédite depuis la terrible décennie 1980, les Kanak et leurs alliés souhaitent pourtant très majoritairement maintenir le dialogue dont ils n’ont cessé d’être les seuls promoteurs sincères. Mais ils ont prouvé qu’ils ne renonceront pas, quoi qu’il arrive, à leur droit à l’autodétermination et à une réelle décolonisation. Poussés par une jeunesse qui a montré lors des référendums de 2018 et 2020 sa forte capacité de mobilisation, ils ne peuvent exclure la nécessité d’un possible retour à une lutte de terrain, mais craignent plus que quiconque la reprise d’affrontements durs, n’oubliant pas que les Kanak sont ceux qui ont payé le plus lourd tribut aux « Événements ».
Le poids qui pèse sur le peuple premier de Nouvelle-Calédonie est donc énorme et explique en grande partie le temps de réflexion que les indépendantistes s’octroient actuellement. [3]. Pour se sortir de cette situation apparemment inextricable, ils chercheront à s’appuyer sur les membres des autres communautés de l’archipel désireux de réellement construire le « destin commun » promis par l’Accord de Nouméa, cette part non négligeable de la population non-kanak que ne représente pas l’extrême-droite coloniale locale. Mais ils auront également besoin d’un véritable front de soutien à l’extérieur, et tout particulièrement au sein de la puissance administrante. Ces dernières semaines, un grand nombre d’initiatives militantes ont vu le jour dans l’Hexagone en appui au mouvement indépendantiste. Cette mobilisation doit maintenant se poursuivre. Avec ce mot d’ordre simple : ne laissons pas les Kanak seuls face à l’État français et ses sbires.
Benoît Godin

[1Charles Wea, envoyé du FLNKS à l’ONU, va même jusqu’à avancer que 70 % des morts liés à la pandémie sont kanak (Mediapart, 12/12/2021).

[2Seulement 41,07 % du corps électoral appelé ce 12 décembre a voté « non », soit 5783 voix de moins qu’en 2020. Pas de quoi pavoiser donc.

[3« Nous travaillons en interne jusqu’en mars », a précisé Louis Mapou, premier indépendantiste à la tête du gouvernement local depuis 1984 (Les Nouvelles calédoniennes, 23/12/2021). C’est en mars que doit se tenir le prochain congrès du FLNKS

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 313 - janvier 2022
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