Le Collectif pour le renouveau africain (CORA) a publié début octobre, De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néo-colonialisme français (disponible en ligne sur corafrika.org), ouvrage rassemblant les contributions d’une vingtaine d’intellectuels et activistes sur les relations franco-africaines et les luttes émancipatrices. Entretien croisé avec Lionel Zenouvou, qui a co-dirigé le livre avec Koulsy Lamko, Amy Niang, et Ndongo Samba Sylla, et avec Boubacar Boris Diop, qui fait partie des auteurs mobilisés.
Tout d’abord, pouvez-vous revenir sur la genèse du CORA et cet ouvrage ? Est-ce une réponse au processus qui depuis le printemps dernier a amené à la tenue d’un sommet Afrique-France autour d’Emmanuel Macron avec Achille Mbembe comme préparateur en chef ?
Lionel Zevounou : CORA est né d’une lettre, écrite par Ndongo Samba Sylla, Amy Niang et moi en avril 2020 interpellant les dirigeants du continent sur la gestion du COVID-19. On s’en souvient déjà mal peut-être, mais partout ceux qui parlaient de l’avenir de l’Afrique le faisaient sans consulter les Africains. Le Chatham House [célèbre think tank britannique, NDLR] avait organisé un gros évènement sur la pandémie et le continent, le ministère français des Affaires étrangères faisait de même avec une note maladroite intitulée "l’effet pangolin", etc.
L’interpellation que nous adressions n’était pas nouvelle. Elle appelait à repenser la manière dont l’Afrique était perçue en s’inspirant de ce qu’écrivaient eux-mêmes les intellectuels, universitaires et activistes africains depuis plusieurs années. Cette lettre a été endossée par plusieurs personnalités du continent. Elle a par la suite rassemblé des intellectuels, universitaires, activistes venant des quatre coins du continent, autour d’un collectif baptisé « collectif pour le renouveau africain » dont l’objectif est de faire comprendre la nécessité d’une seconde étape des indépendances africaines.
Cette nécessité se situe dans la continuité des penseurs de la libération africaine tels que Cabral, Fanon, Rodney, Gordimer, etc. D’un point de vue intellectuel, nous essayons d’aborder un spectre large des questions liées à l’Afrique. Ce spectre couvre des thématiques aussi variées que les langues africaines, la place de l’Afrique dans l’ordre international, l’Etat et la citoyenneté, mais aussi les sciences et savoirs endogènes.
Pour en revenir à votre question sur le projet de livre De Brazzaville à Montpellier : regards critiques sur le néocolonialisme français, il faut bien comprendre qu’il ne constitue qu’une parenthèse au sein d’un vaste programme intellectuel global tourné vers cette seconde étape des indépendances africaines. Il est important d’insister sur le fait que CORA n’a pas été créé pour répondre au sommet de Montpellier, encore moins pour s’ériger en porte-à-faux contre Achille Mbembe.
Ce sommet de Montpellier s’inscrit tout simplement dans une lame de fond qui traverse depuis plusieurs années les pays africains. Cette lame de fond est celle d’un néolibéralisme débridé dont les ravages environnementaux, sociaux, économiques fragilisent grandement les Etats africains. Le sommet de Montpellier ne fait pas exception à cette lame de fond, en ce qu’il s’érige en représentant d’une "société civile africaine" qui, au fond, n’a rien à envier aux discours déjà utilisés en Europe de l’Est par les nouveaux philosophes après l’effondrement du mur de Berlin ou plus près de nous, dans certains pays du Maghreb durant les "printemps arabes".
Le recours à la "société civile" a connu diverses fortunes, pas toujours heureuses et on ne peut passer sous silence que ce discours-là n’est d’aucun secours pour essayer de sortir de l’ornière de la domination de l’ancienne métropole. Il ne s’agit pas d’un point de vue, mais bien d’arguments étayés empiriquement depuis plusieurs années et qui montrent bien s’agissant de la gestion du franc CFA, de la question des interventions militaires ou des accords culturels que les choses sont beaucoup plus complexes qu’on veut bien les présenter. Toute analyse rigoureuse des travaux menés ces dernières années sur l’Afrique francophone ne peut conclure à l’effacement pur et simple de ce système de domination mis en place après les indépendances et que l’on désigne usuellement par "Françafrique".
Il ne faudrait pas donner plus d’importance aux acteurs de ce sommet qu’à ce qu’il donne à voir dans l’inflexion de la politique française en Afrique. Et ce qu’il donne à voir, c’est une mutation des structures de domination issues des indépendances ; cette mutation, nous l’expliquons dans le livre, est liée à la férocité des rivalités entre la France et plusieurs puissances, à la fois anciennes et émergentes (Turquie, Russie, Chine) autour de son pré-carré. Ces questions-là ont été documentées et travaillées ; elles sont toutefois passées sous silence, car il manque encore un vrai débat de fond sur ce qui se joue actuellement sur le continent africain. Ce sont quelques-uns de ces enjeux que nous avons voulu mettre en lumière dans notre livre.
Quels enseignements tirez-vous de la forme prise par ce sommet Afrique-France de rencontre avec des représentants d’une jeunesse et "société civile" africaine choisies par le réseau diplomatique français ?
Lionel Zevounou : Il est fondamental de mener une enquête sérieuse sur les conditions d’organisation de ce sommet. Les lumières sont maintenant éteintes et il incombe aux médias d’interroger celles et ceux qui y ont participé afin de se faire une idée précise des acquis qui en sont sortis. Le seul constat objectif qu’il est possible de faire est le suivant. Comment croire dans la main tendue de la France alors même que ce pays est rongé depuis plus de vingt ans par plusieurs discours d’extrême-droite (dans le domaine de l’immigration, de la gestion des populations d’origine étrangères, etc.) Ici encore, le constat doit être lucide et froid. Il doit se baser sur des faits et non des discours creux.
En réalité, l’opinion publique française n’a cure de ce sommet de Montpellier. C’est précisément la raison pour laquelle nous soutenons que ledit sommet n’intéressait que les pouvoirs publics français dans leur volonté de renouveler l’image dégradée de la France en Afrique francophone ; et c’est d’ailleurs ce qui nous fait douter de la sincérité de cette invitation. Encore une fois et contrairement à ce qui a pu être dit ici et là, il ne s’agit pas de se murer dans un attentisme mortifère. Pour qu’il y ait dialogue, il faut simplement que les conditions d’un dialogue soient réunies, en sortant de l’asymétrie. Pas plus à Montpellier que pour les anciens sommets France-Afrique, ces conditions ne furent réunies.
Boubacar Boris Diop : Paradoxalement, il y a lieu de se féliciter de ce nouveau format. Avec un sommet classique, il y aurait eu quelques grincements de dents et on serait vite passé à autre chose. Cette rencontre, elle, a été une formidable tribune. La Françafrique - il y a quelques années le mot n’était même pas censé exister ! - a rarement été à ce point au centre du débat. C’est très bien de rappeler au monde entier ce qu’est ce système de domination néocoloniale particulièrement archaïque. On ne peut que se féliciter d’une aussi formidable occasion de reparler, en Afrique même, du franc CFA, des opérations et des bases militaires françaises entre autres sujets. L’événement a apporté une énergie nouvelle dans la lutte contre la Françafrique.
Jusqu’ici beaucoup la réprouvaient avec un sentiment d’impuissance. Bientôt chacun devra se déterminer par rapport à elle. Il faut noter aussi qu’on a voulu élargir la famille au monde anglophone et les grosses pointures annoncées - c’est le cas de telle romancière nigériane à succès - n’ont pas daigner faire le déplacement. Au final, ça été un tête-à-tête entre la France et les "forces vives" de ses néocolonies africaines.
Que retenez-vous du rapport remis par Achille Mbembé le 5 octobre dernier et de ses recommandations, qui ont visiblement inspiré les annonces officielles faites par le président français ?
Lionel Zevounou : La réponse se trouve dans la question, car une fois de plus, ces dispositifs sont financés par l’ancienne métropole... On imagine mal qu’ils ne soient pas au service des intérêts français. Le problème demeure le même : on traite les symptômes sans prendre au sérieux les causes de la maladie.
Boubacar Boris Diop : On a envie de dire "tout ça pour ça"... En vérité cela me fatigue d’avoir à me prononcer sur des mesurettes aussi méprisantes, qui donnent l’impression que la Françafrique ce n’est pas si grave que cela. Chacun peut voir de lui-même ce qu’il en est.
Plus largement, entre le rapport Duclert et la visite d’E. Macron au Rwanda le 27 mai dernier, les annonces de restitutions d’objets d’art au Bénin pendant le sommet Afrique-France, ou la présence du chef de l’Etat français lors de la commémoration du massacre du 17 octobre 1961 à Paris, comment analysez-vous la politique mémorielle d’E. Macron, qui a prôné lors du sommet une "politique de reconnaissance" plutôt que de "demande de pardon" ?
Boris Boubacar Diop : Ici, pour être honnête, j’ai du mal à me faire une religion. Parfois je me dis que tous ces gestes qui se veulent autant de mea culpa, sont le signe d’une certaine fragilité psychologique de Macron, la preuve qu’il ne maitrise pas ses émotions. Mais il m’arrive de me dire qu’il faut lui faire crédit d’une certaine bonne volonté au lieu de verser dans le nihilisme. Il se peut aussi qu’au-delà de ses sentiments personnels, il en soit arrivé à penser qu’il est temps pour la France d’oser faire face aux démons de son passé, de reconsidérer le rapport typiquement négationniste qu’elle entretient avec sa propre histoire coloniale. Après tout il y a juste seize ans le parlement français faisait voter une loi sur "les aspects positifs de la colonisation". Tout ce que dit Macron nous éloigne de cette mystérieuse logique et je trouve cela très bien.
Cela dit, personne n’aura la naïveté d’attendre de lui qu’il saborde les intérêts français. Ces gestes, qui d’ailleurs portent tous sur un passé plus ou moins récent, visent à renforcer la Françafrique, pas à la mettre en péril. Mais le fait que le président français ait assez de marge pour se permettre ces petites coquetteries en dit beaucoup sur notre faible combativité. Ne se sentant obligé à rien, il peut bien faire des concessions qui ne coûtent rien à son pays. Le rapport Duclert se présente sous un jour différent, il a été contraint de le commanditer par la pression de l’Etat rwandais, de la société civile française et de femmes et d’hommes épris d’équité à travers le monde. Ce rapport, on ne peut pas s’en débarrasser d’un haussement d’épaules, c’est un pas en avant même s’il faut maintenir la pression pour des aveux complets, le jugement de ceux qui ont matérialisé la complicité de génocide de l’Etat français et "last but not least", des excuses au peuple rwandais.
Lionel Zevounou : Ici encore, on ne peut répondre d’un trait de plume. Les choses sont complexes et il faut les aborder de cette manière. En premier lieu, on sait peu de choses sur ce qui a été rendu effectivement et de quelle manière (par exemple, rien n’a été dit par les autorités françaises des fonds d’archives versées dans le procès de Thomas Sankara qui se tient actuellement à Ouagadougou) ; force est de constater en second lieu, que cette politique de la "main tendue" demeure encore et toujours unilatérale.
La restitution des biens culturels est un vieux dossier, ça ne date pas d’hier. On la cantonne dans un cadre francophone alors même que le Nigéria, l’Egypte ou d’autres pays d’Afrique ont aussi exprimé des positions sur ces questions. Plus encore, dans quelle mesure peut-on affirmer que ces politiques unilatérales répondent aux attentes des peuples africains ? On parle de restitution pendant que d’autres cherchent encore au milieu des broussailles la tombe de Ruben Um Nyobe, indépendantiste camerounais sauvagement assassiné par la France en 1958. Ces politiques mémorielles reposent sur des histoires partagées. Elles ne peuvent être définies qu’en laissant s’exprimer celles et ceux qui en ont été victimes. Tout cela est très confus et s’inscrit à nouveau dans une volonté de restaurer l’image dégradée de la France en Afrique.
Quelles seraient vos attentes, vis-à-vis du pouvoir français, pour une réelle fin du lien néocolonial entre la France et l’Afrique ?
Boubacar Boris Diop : Des attentes vis-à-vis du pouvoir français ? Aucune, bien évidemment. C’est une idée étrange que de miser sur les capacités d’écoute de l’oppresseur. En revanche, on peut espérer un sursaut des femmes et des hommes de bonne volonté en France. Beaucoup n’y prennent pas la mesure de l’immoralité de la Francafrique : un pays riche occupé à piller les ressources des pays les plus pauvres de la planète, quitte à leur imposer sa puissance militaire.
Les préjugés coloniaux restent profondément enracinés dans la mentalité du Français moyen. Je ne suis même pas sûr que les intellectuels de gauche comme de droite en soient indemnes. Il est hallucinant par exemple que même la complicité de génocide de Mitterrand - dûment documentée et prouvée par des experts français et non pas africains - n’ait pas terni le moins du monde son image en cette ère post-Holocauste. Au final, on se prend à rêver du jour où la politique africaine de la France deviendra un sujet de politique intérieure française.
Mais nous ne pouvons pas demander aux Français, aussi anti-impérialistes soient-ils, de mener le combat à notre place. Ils ne peuvent être qu’une force d’appoint : il n’y aurait pas eu de "porteurs de valises" sans la lutte du FLN et ici aujourd’hui aussi c’est à Dakar, Abidjan ou Niamey avant tout que l’on doit s’organiser contre la Françafrique. Le mouvement "France dégage" qui a un écho grandissant dans la jeunesse montre bien que cette dynamique est enclenchée. La nouvelle génération est en quête de formes adaptées et efficaces de résistance et je crois qu’une campagne de boycott, sur une durée déterminée, des produits français, malgré sans doute un faible impact économique, serait un moyen d’accroître sa prise de conscience. Les mêmes intellectuels qui ont longtemps soutenu que la Françafrique n’a jamais existé disent qu’elle est morte de sa belle mort. C’est leur nouvelle façon de nous dire qu’elle a de beaux jours devant elle. Le réveil risque d’être brutal.
Propos recueillis par Patrice Garesio
C’est derrière cette bannière qu’ont manifesté plusieurs centaines de personnes le 9 octobre à Montpellier pour protester contre la tenue du « Nouveau Sommet Afrique-France » dans la ville. Un collectif d’organisations montpelliéraines et nationales, dont Survie, a organisé pendant 4 jours un contre sommet, afin de montrer l’actualité de la Françafrique à travers conférences et ateliers (à retrouver sur le site de Survie) : la domination économique (aide publique au développement, FCFA…), la présence militaire et la guerre contre le terrorisme, mais aussi les migrations (luttes des sans-papiers et violences contre les migrant.es), les résistances (Sankara et le panafricanisme) et l’actualité des racines coloniales qui irriguent ces politiques.
« Nouveau », ce sommet l’était dans sa forme puisqu’au lieu de dérouler le tapis rouge aux chefs d’États africains, l’objectif était de mettre à l’honneur et de donner la parole à la jeunesse, « jeunes entrepreneurs, artistes, chercheurs, athlètes, étudiants, personnalités engagées d’Afrique et de France » afin « d’envisager ensemble les perspectives et les premières actions concrètes à mener pour le renouveau de la relation entre notre pays et le continent africain ». Grandes exclues de ce « dialogue », les personnes sans papiers ne faisaient pas partie de la « jeunesse » conviée au sommet, et la question des personnes vivant en France sans papiers ou arrivant en France n’apparaissait pas dans le programme du Sommet officiel. Pire, la participation au contre sommet de militant.es sans papiers dérangeait : ainsi, 7 d’entre eux ont été arrêtés à la sortie de leur wagon en gare de Montpellier. Deux d’entre eux ont été envoyés en Centre de rétention administrative dont ils ont pu être libérés quelques jours plus tard. Cinq autres ont reçu une OQTF. La mobilisation pour contester ces pratiques déloyales continue à Montpellier et Paris. Un rappel on ne peut plus concret des réalités des relations entre la France et l’Afrique. Ce procédé d’intimidation de la préfecture, pourtant bien au courant des différents temps prévus lors du contre-sommet, n’a pas limité la visibilité des collectifs sans papiers venus principalement de Paris : ceux-ci ont mené des ateliers en ville, une déambulation le samedi matin avant de prendre part à la manifestation collective.
Parallèlement, du côté du Sommet officiel, les paroles des « pépites » de la jeunesse africaine, soigneusement sélectionnées et préparées, même si elles ont été critiques, demeureront des tirades du spectacle imaginé par Emmanuel Macron, qui a apprécié, tout sourire, d’être « chahuté ». Aucune recommandation figurant dans la conclusion du rapport d’Achille Mbembe, missionné pour organiser ce dialogue, ne propose de changements profonds. Comme attendu, il s’agit bien plus d’un ravalement de façade que d’une « rupture », bien orchestré par une mise en scène soignée, dans laquelle se sont engouffrés la plupart des médias, sans analyse critique, laissant dans l’ombre le contre sommet, qui a pourtant rencontré un public important. « Nouveau », ce sommet ne l’a pas été sur le fond. Les annonces sur la prétendue mort de la Françafrique n’ont pas fini de se succéder.