Survie

HISTOIRE(s) ET PRésent de la françafrique

rédigé le 1er décembre 2021 (mis en ligne le 9 février 2022) - Jean-Paul Cazard, Marie Bazin, Nicole Maillard-Déchenans

En octobre 2021 est paru au Seuil l’ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique. Fruit du travail de 26 contributeurs et contributrices, il a été co-dirigé par Thomas Borrel (militant de l’association Survie), Amzat Boukari-Yabara (historien), Benoît Collombat (journaliste) et Thomas Deltombe (éditeur). Sans aucun doute, c’est un livre qui fera référence sur l’histoire de la Françafrique puisqu’il en retrace toutes les étapes depuis les années 1940. Mais surtout, il démontre, avec cette perspective historique et une analyse précise de l’actualité, que la Françafrique est toujours bien vivante. Première partie d’un entretien croisé avec les quatre co-directeurs.

Pourriez-vous expliciter, quand vous utilisez le mot Françafrique, de quelle France et de quelle Afrique parlez-vous ? De quelle nature est le lien insécable entre elles puisque le mot Françafrique est un mot-valise ?

Thomas Deltombe : Pour comprendre le terme Françafrique, peut-être faut-il d’abord l’envisager comme une représentation mentale. Selon nos recherches, ce terme apparaît pour la première fois dans un éditorial en une du journal L’Aurore, le 15 août 1945, au moment de la capitulation japonaise. L’auteur de ce texte, le journaliste Jean Piot, voit dans la relation de la France avec ses colonies africaines le socle sur lequel le pays pourra retrouver son « rang » dans le nouvel ordre mondial. « Il nous faudra, écrit-il, concentrer notre effort sur l’essentiel – sur ce qui, dans le monde nouveau, doit faire, à l’avantage commun, bloc avec nous : sur ce que j’appellerai la “Françafrique”. »
C’est cette idée de communauté de destin et d’intérêt que l’on retrouve chaque fois dans ce concept. Du point de vue français, la Seconde Guerre mondiale semble avoir illustré cet intérêt commun. Les territoires africains et leurs habitants ont joué un rôle déterminant dans le conflit : c’est grâce à eux que la France peut s’asseoir à la table des vainqueurs. Côté africain, on retrouve cette même idée du côté de certains leaders africains, à commencer par Félix Houphouët-Boigny, souvent présenté – à tort – comme l’inventeur du mot « Françafrique » (qu’il n’a en réalité utilisé que par inadvertance, dix ans après Jean Piot). Au milieu des années 1950, en pleine guerre froide, Houphouët développe la même idée : dans un monde de concurrences géostratégiques et de nécessaires interdépendances, la France et ses dépendances africaines doivent rester soudées et refuser de céder aux chimères de l’indépendance nationale. Pour faire passer cette idée, il décrit la « communauté franco-africaine » qu’il appelle de ses vœux comme un acte de solidarité permettant la sauvegarde des « intérêts communs » par l’assimilation progressive des sociétés française et africaines.
L’idée de Françafrique repose sur une géographie imaginaire, qui décrit la Méditerranée comme un lac intérieur et le Sahara comme un trait d’union, qui vante l’union des peuples par-delà les frontières et qui justifie finalement la perpétuation du lien impérial par-delà la décolonisation. Cette idée de « couple franco-africain » ou de « famille franco-africaine » sera entretenue pendant des décennies, jusqu’à nos jours. Mais aucun des zélateurs de cette utopie apparemment généreuse ne détaille la nature des « intérêts communs » ainsi sauvegardés. Or c’est évidemment là que tout se joue : derrière cette géographie imaginaire et les déclarations d’amour se cache une alliance asymétrique de type élitaire visant à garantir les intérêts géostratégiques et économiques de la France, d’une part, et les intérêts des fractions dominantes des sociétés concernées, d’autre part. La Françafrique, dans l’acception qu’en donnent des gens comme Piot ou Houphouët, est d’abord un concept masque qui vise à justifier la dépossession des peuples africains : dépossession de leur souveraineté et de leurs ressources.
Là où les choses deviennent intéressantes, c’est que ce concept « imaginaire », et à certains égards utopique, a enfanté un système institutionnel tout à fait réel à partir des années 1950, qui a façonné d’une manière très singulière le néocolonialisme français après les indépendances africaines de 1960.

En introduction de votre livre, vous utilisez l’image des "deux faces" de la Françafrique. Quelles sont-elles ? Cette image doit-elle désormais remplacer la métaphore de l’iceberg, longtemps utilisée pour décrire ce système françafricain ?
Thomas Borrel : On doit à l’ancien président de Survie François-Xavier Verschave l’image de l’iceberg pour décrire les relations franco-africaines : la partie émergée, environ un dixième du volume, représente l’image positive qu’ont les Français et les Françaises de ces relations et de cette fameuse « histoire partagée », celle faite d’aide et de générosité ; et les 90 % émergés sont la partie invisible aux yeux du grand public, faite d’intrigues, de manipulations, de coups tordus, de corruption, de crimes en tout genre. Cette image, puissamment évocatrice, reste pertinente pour décrire la perception dans notre pays de la politique africaine de la France : nos concitoyens voient toujours cette partie émergée de l’iceberg, comme le disait Verschave.
L’image des "deux faces" est complémentaire : elle rappelle que la face institutionnelle faite notamment de coopération et d’aide au développement – celle sur laquelle s’est construite la partie émergée de l’iceberg – est historiquement et structurellement indissociable de la face occulte des relations franco-africaines – celle qui choque le plus lorsqu’on met le nez sous l’eau pour voir la face immergée que décrivait Verschave. L’idée des deux faces d’une même pièce franco-africaine a surtout l’avantage de rappeler que l’une ne va pas sans l’autre : il n’est pas possible de s’offusquer des barbouzeries et du soutien clandestin à des coups d’État sans s’interroger sur les autres formes d’ingérence, en apparence plus "douces" mais qui poursuivent un même objectif stratégique, donc avec la même brutalité politique. Inversement, la face plus occulte a besoin, pour déployer pleinement son pouvoir de nuisance, de la matrice institutionnelle dans laquelle baignent les relations franco-africaines : a minima pour offrir une couverture aux actions clandestines, parfois comme appui logistique, ou tout simplement pour la connaissance et la surveillance du terrain.

Quand il est question de la politique de la France en Afrique, on entend souvent le terme de « coopération ». Comment peut-on la définir ? Quel rôle jouaient les coopérants au moment de la décolonisation, quel rôle jouent-ils aujourd’hui ?
Amzat Boukari-Yabara : Un peu comme pour « les médias » et « les journalistes », il faut distinguer ce qui fait système et le rôle des individus qui contribuent, parfois bien malgré eux, à ce système. On a justement sollicité la sociologue Claire Cosquer qui décrit, dans un chapitre sur les coopérants, la façon dont des trajectoires individuelles se sont intégrées à un système par essence néocoloniale. La coopération, pensée comme une politique développementaliste, émerge dès les années 1940 mais se matérialise vraiment au moment des indépendances, pour ficeler celles-ci dans ce que l’ancien Premier ministre Michel Debré qualifiera de « toile d’araignée » dans ses Mémoires. Le pouvoir français recycle alors littéralement une partie de ses administrateurs coloniaux dans un nouveau ministère, dédié principalement aux pays africains de la Communauté, pour chaperonner la mise en place des nouveaux États et veiller à ce que leur politique préserve les intérêts de Paris : la Coopération, avec une majuscule, désigne ce ministère qui sera intégré en 1998 au Quai d’Orsay.
À partir de la fin des années 1960, comme l’explique Claire Cosquer, la coopération a permis d’intégrer au néocolonialisme les milieux progressistes français, dont étaient issus nombre de coopérants, puisqu’ils participaient chacun à leur niveau, même sans le vouloir, du système de domination français ainsi reconfiguré. Aujourd’hui, bien que moins nombreux et de plus en plus rarement désignés sous ce terme, ils continuent de jouer ce rôle, lié à la « face institutionnelle » de la Françafrique.
La France est intervenue plus de 60 fois en Afrique depuis le début des années 1960. Y a-t-il un trait commun à toutes ces interventions ? Quelles sont les modalités d’engagement de l’armée qui ont changé et celles qui se retrouvent quasiment à l’identique depuis 60 ans ?

Thomas Borrel : Ce qui est intéressant quand on regarde le temps long, c’est justement de noter les permanences. On retrouve ainsi, depuis la veille des indépendances, des réflexions sur le « désengagement » partiel de l’armée française en Afrique : réduire la présence sur place sans perdre en influence (notamment en misant sur la capacité à projeter des hommes et du matériel rapidement sur un théâtre d’opérations) est un véritable leitmotiv des officiels français depuis 1960. Un des moyens consiste à s’appuyer sur les armées africaines, en les encadrant directement puis indirectement : c’est encore le cas aujourd’hui avec une présence de quelques coopérants militaires français à des fonctions stratégiques de conseil au sein des états-majors d’Afrique francophone, y compris dans certaines des pires dictatures du continent. Et c’est d’ailleurs sur un renforcement de cette coopération militaire que repose en partie le projet de réduire les effectifs de Barkhane, au Sahel, en changeant l’opération de nom au passage. Le ministre des Affaires étrangères a ainsi précisé sur BFM-TV, une semaine après l’annonce d’Emmanuel Macron sur la « fin » de Barkhane, que la présence militaire française allait désormais consister en « moins d’emprise, mais peut-être plus de muscle ». En réalité, c’est plutôt l’inverse : peut-être moins de muscle en apparence, mais sans réduire l’emprise.

La "lutte contre le terrorisme" est-elle une excuse plus acceptable que le "maintien de la stabilité" longtemps invoqué pour justifier l’engagement armé de la France ?

Thomas Borrel : La justification fourre-tout de la « stabilité », au nom de laquelle on soutient des régimes tyranniques sous prétexte d’éviter le chaos, a en effet servi historiquement de motif assumé à des interventions militaires : il s’agissait pendant la guerre froide d’empêcher un pays du pré carré de se rapprocher de Moscou. Mais elle imprègne toujours la politique africaine de la France. En juillet 2018, Emmanuel Macron, alors à Lagos, est interrogé par un journaliste sur la situation au Cameroun, dirigé depuis 1982 par Paul Biya qui va briguer un nouveau mandat quelques semaines après, et où une guerre civile ravage les deux régions anglophones frontalières du Nigéria depuis 2017. Le président français réussit à utiliser quatre fois le mot « stabilité », en deux minutes, pour expliquer sa position sur ce pays, dirigé par le même homme depuis quatre décennies, et qui vascille tel un château de cartes sur le point de s’écrouler. Même au plan militaire, cette idée reste sous-jacente, par exemple quand on nous explique, comme avec l’opération Serval en 2013, que la France intervient pour empêcher l’effondrement d’un territoire aux mains de « terroristes », donc dans cette idée de conserver une stabilité institutionnelle.
Le prétexte de la « lutte contre le terrorisme » en est en quelque sorte un prolongement sémantique. C’est un objectif flou, propice au deux poids deux mesures : on peut ainsi désigner un ennemi tout en décrétant que tel groupe armé n’est pas « terroriste » ou que tel régime tyrannique ne « terrorise » pas la population, là où le prétexte de la « stabilité » permet de dénoncer par exemple une révolution tout en fomentant un coup d’État dans le pays voisin. Et les interventions menées au nom de cette « guerre contre le terrorisme » s’avèrent contre-productives puisqu’elles alimentent un ressentiment contre l’armée d’occupation, en poussant des habitants exaspérés à prendre les armes contre elle, comme le soutien « stabilisant » apporté à des dictatures pouvait autrefois pousser les victimes de ces régimes à rejoindre des rébellions armées d’inspiration marxiste.
Quel que soit le prétexte, cela flatte une conception paternaliste conférant au drapeau français la fonction d’étendard protecteur, tout en présentant le problème de telle sorte que la conduite à tenir semble évidente : qui pourrait être contre la stabilité ou, pire encore, contre le fait de lutter contre le terrorisme ? Avec, dans ce dernier cas, l’intérêt évident d’attiser les peurs des Français pour rendre plus acceptable d’engager des moyens financiers et humains. La puissance légitimatrice de l’argument en est décuplée.

À l’heure de la mondialisation, du libéralisme économique et des paradis fiscaux, l’État joue-t-il encore un rôle dans le pillage des matières premières ? Après les nombreuses privatisations, peut-on encore parler d’entreprises ‘françaises’ ?

Benoît Collombat : La Françafrique a parfaitement su s’adapter à la mondialisation néolibérale. À partir des années 1990, l’État se met au service des entreprises privées, ex-« champions nationaux » connectés à la dérégulation des marchés financiers voulue par les élites politiques dix ans plus tôt. L’adaptation est d’autant plus facile qu’elle est renforcée par les multiples allers-retours (portes tournantes) entre les entreprises publiques, l’État et le secteur privé. À l’image d’un Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre de l’Économie et ex-directeur général du FMI, qui « conseille » le Togo ou le Congo-Brazzaville pour restructurer leur dette, les élites politiques et militaires se mettent au service de firmes branchées sur la Françafrique.
Dans notre ouvrage, nous publions une carte qui a le mérite de donner clairement à voir cette emprise économique et géographique de multinationales françaises trop souvent invisibilisées par les médias dominants : Vincent Bolloré, groupe Castel (brasserie), Total, Orange…
Loin de subir la concurrence étrangère en Afrique, ces entreprises s’accommodent souvent fort bien de la présence chinoise souvent agitée comme « épouvantail » à travers le terme de « Chinafrique ». Ainsi, Bolloré n’a eu aucun problème à s’allier avec le groupe chinois de BTP CHEC pour décrocher la gestion du terminal à conteneurs du port en eau profonde de Kribi au Cameroun. Comme le dit lui-même le président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux dans les colonnes de Jeune Afrique en juin 2021 : « On entend souvent ici et là que nos entreprises seraient en retrait, mais il y a un effet trompe l’œil. La réalité est simple : nos entreprises progressent et investissent en Afrique. Les chiffres sont très clairs : en dix ans, les entreprises françaises ont doublé leur stock d’investissement, passant de 20 à 40 milliards d’euros. » Autrement dit, si la part de marché du « gâteau » économique global baisse, le chiffre d’affaires, lui, augmente pour les entreprises françaises.

Dessin initialement publié dans nos colonnes en 2012


Une société comme Total symbolise parfaitement cette Françafrique mondialisée : après avoir absorbé Elf, rouage essentiel de la Françafrique, l’entreprise pétrolière et gazière n’est désormais plus contrôlée que par une minorité d’actionnaires français. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à fonctionner en quasi-symbiose avec la République française, un « gouvernement-bis » pour reprendre l’expression du philosophe Alain Denault. Pétrole, bois, produits agricoles, manganèse, phosphates, etc. : le pillage des ressources des pays africains n’a donc jamais cessé, comme le montre par exemple la catastrophe économique, écologique et sanitaire provoquée par l’exploitation d’uranium (contrôlée par l’État français, via la Cogema puis Areva, rebaptisée Orano) au Niger et au Gabon.

Dans ce contexte, l’aide publique au développement semble être le dernier bastion réellement « public » de ce volet économique de la Françafrique, ou en tout cas présenté comme tel. Est-ce réellement le cas ?

Thomas Borrel : L’aide au développement est incontestablement un puissant levier économique d’influence, même si la France n’est pas la seule à l’actionner : cela offre à ses défenseurs une justification au plan moral, mais l’outil d’ingérence qu’elle représente est bel et bien une des branches de la Françafrique. Au plan économique, il existe bien d’autres outils, aux spécificités plus ou moins marquées : en premier lieu le franc CFA, auquel Emmanuel Macron n’a absolument pas mis fin ; les outils pour promouvoir les intérêts français comme les « Contrats désendettement développement » (C2D), les prêts du Trésor français, la garantie à l’export (qui a été transférée de la Coface à BpiFrance sous François Hollande), STOA qui est une filiale commune de la Caisse des dépôts et consignations et de l’Agence française de développement créée en 2016, l’Organisation pour l’harmonisation africaine du droit des affaires (OHADA), etc. Même la Francophonie, dans sa mission de promotion linguistique et culturelle, est présentée dans les rapports officiels comme un puissant levier d’influence économique.

Votre livre s’arrête à l’annonce du sommet France-Afrique organisé par Emmanuel Macron et Achille Mbembe à Montpellier en octobre 2021. Comment analysez-vous ce sommet et les décisions qui y ont été prises ? Est-on entré dans une nouvelle phase ?

Amzat Boukari-Yabara : On ne peut pas réellement parler de « sommet » car l’échange asymétrique entre le président français et une dizaine de jeunes Africains triés sur le volet et issus de la société civile contient une forte dimension paternaliste. Le choix de ne pas inviter les présidents africains, qu’ils soient démocratiquement élus ou qu’ils aient confisqué le pouvoir, enlève paradoxalement toute légitimité à cette rencontre et aux décisions qui en ressortent. Surnommés les « pépites », les jeunes qui ont débattu avec Macron avaient eu l’occasion de répéter chacun leur intervention en amont. L’une des intervenantes qui a comparé la relation France-Afrique à une marmite sale l’a d’ailleurs maladroitement reconnu. Les débats n’avaient donc rien de franc, sincère ou spontané. Macron a fait semblant d’être bousculé.
La collaboration d’un panel de personnalités africaines réunies par Achille Mbembe, qui n’a cessé de justifier le bien-fondé de sa mission et de clamer son admiration pour l’ouverture d’Emmanuel Macron sur la relation France-Afrique, rappelle que les élites africaines ont toujours joué un rôle pour étouffer les contestations radicales. Le sommet de Montpellier est d’ailleurs à mi-chemin entre le sommet organisé en 2010 par Barack Obama qui avait invité des « jeunes leaders » africains à la Maison-Blanche et celui organisé par Vladimir Poutine en 2019 à Sotchi, où un espace avait permis à des activistes d’attaquer la France. Macron a voulu créer un espace de critique libre de la relation France-Afrique sans comprendre que le fait même de créer et contrôler les critiques ne fait que discréditer davantage la France aux yeux des Africains. Des organisations de jeunesse dans plusieurs pays africains ont publiquement renié les jeunes de Montpellier qui prétendaient les représenter. Des organisations en Afrique et en France ont organisé des contre-sommets. Et Macron a déroulé son agenda qui correspond à l’idée d’une reconquête des cœurs et des esprits de la jeunesse africaine.
Les thématiques choisies autour de l’entrepreneuriat, la culture, le sport ou l’engagement citoyen renvoient à la recherche d’un nouveau « soft power » français en Afrique. L’annonce d’un fonds de 30 millions d’euros en faveur de la démocratie participe aussi d’une forme d’ingérence française dans les affaires internes africaines. Le changement de nom de l’Agence Française de Développement (AFD) annonce surtout une nouvelle couche de peinture sur un système bien ancré qui utilise l’aide comme une arme politique et une domination économique. Une intervenante malienne a d’ailleurs naïvement interpellé Macron en disant que l’Afrique n’a pas besoin d’aide mais de « coopération », sans même réaliser l’histoire néocoloniale dont est empreint ce mot. Enfin, l’ouverture prochaine d’une Maison des mondes africains et des diasporas vise à faire taire certaines critiques fondées quant à l’invisibilisation des cultures et populations africaines de France. Nous sommes finalement entrés dans une nouvelle phase d’illusion de rupture avec le modèle françafricain.

Vous décrivez peu les ressorts idéologiques actuels de la Françafrique. Comment est-elle incluse, intégrée, dans un racisme structurel, culturel, qui empêche de s’en démarquer, d’opérer une réelle rupture ?

Dessin initialement publié dans nos colonnes en 2012

Thomas Deltombe : Votre remarque me surprend puisque notre livre tente justement d’inscrire les relations franco-africaines actuelles dans l’histoire longue du colonialisme français ! Colonialisme dont l’un des socles est évidemment le racisme forgé il y a déjà plusieurs siècles et qui revient de façon lancinante dans les innombrables déclarations des dirigeants français que nous citons tout au long de l’ouvrage. On le perçoit bien sûr dans les analyses négrophobes qui pullulent à l’époque coloniale mais également dans les déclarations d’un de Gaulle, qui peste contre les dirigeants « nègres » qui envahissent l’Élysée, dans les propos de Chirac, qui considère la démocratie comme un « luxe » inutile pour les pays africains, ou dans la célèbre sortie de Mitterrand affirmant à propos du Rwanda que « dans ces pays-là, un génocide n’est pas très important ».
Ce que nous expliquons dans le livre, à la suite d’autres analystes – comme Odile Tobner, par exemple, dans son livre Du racisme français –, c’est que le racisme structurel est la toile de fond de la Françafrique. Cette dernière n’aurait jamais pu perdurer et se renouveler si la société française n’était pas travaillée en profondeur par un indécrottable sentiment de supériorité. Comment les Français pourraient-ils accepter la politique menée en leur nom à cinq heures d’avion de chez eux – politique à bien des égards criminelle – s’ils ne considéraient pas, au moins implicitement, les peuples africains comme appartenant aux franges inférieures de l’humanité ? L’indifférence presque généralisée – à l’égard des sociétés maintenues dans une misère abyssale, à l’égard des peuples martyrisés par nos « amis » dictateurs, à l’égard des migrants qui meurent par milliers en Méditerranée, etc. – est par elle-même révélatrice de ce racisme endémique qui s’enracine dans une très longue histoire. La lutte contre ce racisme est par conséquent l’une des priorités si l’on veut un jour parvenir à des relations égalitaires entre la France et les pays africains.

Propos recueillis par Marie Bazin, 
Jean-Paul Cazard et 
Nicole Maillard-Déchenans

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 312 - nov-dec 2021
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