Survie

Guerre au Sahel : Le Mali peut-il négocier… avec la France ?

rédigé le 15 novembre 2020 (mis en ligne le 2 février 2021) - Raphaël Granvaud

Alors que la junte militaire consolide son pouvoir au Mali, la question de la stratégie à mener contre les groupes djihadistes au Sahel et de l’avenir de la force Barkhane refait surface dans le débat public.

Ceux qui voulaient voir dans le putsch des militaires maliens en août dernier le parachèvement des mobilisations populaires qui avaient fragilisé le pouvoir de l’ancien président Ibrahim Boubakar Keïta ont commencé à déchanter. La coalition du M5-RFP (cf. Billets d’Afrique n°300, septembre 2020) notamment a lancé un appel à « entrer en résistance » (Jeune Afrique, 14/11). Confiscation des postes clés au sein du gouvernement, désignation arbitraire et opaque des membres du Conseil national de transition, qui doit faire office de Parlement, nomination de 13 militaires contre seulement 7 civils aux postes de gouverneurs de régions : la manière dont la junte conduit la transition fait craindre une militarisation de l’administration et des institutions maliennes. Si les militaires maliens prennent le risque de braquer une partie de leurs soutiens initiaux, c’est vraisemblablement qu’ils estiment avoir les mains libres après le blanc seing donné par la « communauté internationale » (France, Etats-Unis, Onu, Cedeao, en réalité) au processus de transition.

La stratégie française décriée

Cette caution a été officialisée par la visite du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, les 25 et 26 octobre derniers. Mais le soutien français reste conditionné à la poursuite de l’engagement malien dans la « guerre contre le terrorisme » et à l’application des accords d’Alger signés avec les indépendantistes Touaregs, que la France considère comme un préalable pour isoler les djihadistes. Pourtant, lors de la conférence commune de Le Drian et du nouveau Premier ministre malien, Moctar Ouane, ce dernier n’a pas craint d’afficher publiquement ses divergences avec la France sur la question taboue des négociations avec les groupes djihadistes. En amont de la visite française, le commissaire de l’Union africaine à la paix, Smaïl Chergui, dans une tribune du journal suisse Le Temps (14/10), avait appelé à tirer un bilan de « l’engagement collectif » au Sahel, constatant que certains « partenaires du Mali se sont déployés, initialement pour une courte durée, mais ils s’y trouvent toujours ». Suivez mon regard… Pourtant, «  le terrorisme et les violences entre communautés persistent et la menace s’étend en Afrique de l’Ouest. » Conclusion : « La solution ne peut se limiter au sécuritaire. » Chergui appelait à considérer la situation en Afghanistan où « l’accord signé [par les États-Unis] avec les talibans, le 29 février 2020, peut inspirer nos Etats membres pour explorer le dialogue avec les extrémistes et les encourager à déposer les armes, en particulier ceux qui ont été enrôlés de force.  » Interrogé par Le Monde (19/10), le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, appuyait ces propos, appelant à son tour à la tenue de négociations sur le modèle afghan, avec ceux des groupes djihadistes qui ne se revendiquent pas de l’État islamique. En clair, avec Iyad Ag Ghaly, chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), et avec Amadou Koufa, chef de la Katiba Macina au centre du Mali, dont l’allégeance à Al-Qaïda est en réalité moins importante que les préoccupations locales de leurs combattants. Interpelé à Bamako sur ces déclarations, Le Drian a réfuté tout isolement [1] et réaffirmé qu’il n’était pas question de négocier avec ceux que le France qualifie exclusivement de « terroristes ». « Les choses sont simples  », a-t-il asséné à deux reprises « et la France n’est pas toute seule dans cette affaire (...) puisque cette position, c’est la position des pays du G5-Sahel, c’est la position de la communauté internationale, c’est la position du Conseil de sécurité. » Moctar Ouane ne s’est pas laissé tordre le bras et a au contraire rappelé « les conclusions du Dialogue national inclusif [de 2019] qui a eu lieu chez nous et qui a très clairement indiqué la nécessité d’une offre de dialogue avec ces groupes armés  » (RFI, 26/10), confirmant la position qui s’était déjà exprimée en 2017 lors d’une « conférence de l’entente nationale ».

Déclarations contradictoires

Les réactions françaises ne se sont pas fait attendre. A son tour en visite au Mali le 2 novembre pour rencontrer les nouvelles autorités, la ministre des Armées, Florence Parly a rappelé la position française : «  On ne peut pas dialoguer avec les groupes djihadistes qui n’ont pas renoncé au combat terroriste ». Elle ajoutait néanmoins : «  C’est de la responsabilité des autorités maliennes, pas la nôtre, mais il est important d’échanger » (LeMonde.fr, 13/11). Même l’ancien président François Hollande, initiateur de l’opération Serval au Mali en 2013, s’est senti obligé de monter au créneau, affirmant qu’il fallait «  être intraitable avec le terrorisme » mais également « extrêmement ferme à l’égard du pouvoir malien », ajoutant : « L’idée qu’on pourrait avoir des négociations avec ceux-là mêmes qu’on cherche à frapper me paraîtrait être un manquement par rapport aux engagements qui avaient été pris au moment du départ de cette opération » (France Inter, 13/11). Et en matière d’ « engagements », celui qui s’était engagé à restaurer l’intégrité territoriale du Mali avant de laisser les clés de Menaka aux indépendantistes du MNLA en connaît un rayon... Dans son interview à Jeune Afrique du 20 novembre, le président Macron a à son tour enfoncé le clou : « Avec les terroristes, on ne discute pas. On combat. » Il rappelait aussi la stratégie affirmée lors du sommet de Pau, en janvier 2020 (cf.Billets n°294, février 2020), selon laquelle Barkhane devait « se recentrer vraiment sur nos ennemis, l’EIGS [l’État islamique au grand Sahara] et les groupes strictement terroristes  ». Estimant que l’EIGS avait été « singulièrement affaibli  » par les frappes des derniers mois, le commandant de la force Barkhane, le général Marc Conruyt déclarait au contraire que c’est le GSIM qui était devenu « l’ennemi le plus dangereux pour le Mali et les forces internationales  » (francetvinfo.fr, 09/11). Et en effet, après la remise en liberté de dizaines de djihadistes et de leurs supposés soutiens en contrepartie de la libération de l’otage française Sophie Pétronin et de l’opposant malien Soumaïla Cissé en octobre, les forces françaises ont intensifié leurs frappes contre le groupe de Iyad Ag Ghaly. Début novembre, l’État-major revendiquait ainsi la « neutralisation » de plus d’une centaine de ses membres en quelques jours, et les opérations se sont poursuivies, avec notamment l’élimination de Bah Ag Moussa, cadre important du GSIM (il a participé à a fondation d’Ansar Dine avec Ag Ghaly après avoir déserté l’armée malienne), mais également figure historique des rébellions indépendantistes touarègues.

Favoriser ou 
saboter les négociations ?

Pourtant, à l’occasion d’une interview à RFI et France 24 (03/12), le Premier ministre malien a réaffirmé que les négociations initiées sous la présidence d’Ibrahim Boubakar Keïta se poursuivaient. De manière plus étonnante, il a réfuté tout «  déphasage entre le Mali et la France  », assurant, au sujet de l’action militaire de Barkhane, la complémentarité des deux démarches : « Les options ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Le dialogue que nous poursuivons (…) constitue le prolongement d’efforts d’actions à d’autres niveaux. (...) Les deux actions se complètent, se prolongent, dans le cadre d’une dynamique d’ensemble qui devrait permettre précisément de rétablir la sécurité sur l’ensemble du pays. » Il est aujourd’hui difficile de savoir s’il s’agit là d’une simple rhétorique diplomatique, ou bien si la France a réellement mis fin à sa politique d’obstruction systématique concernant ces négociations, dont le journaliste Rémi Carayol a récemment rappelé l’historique dans son dernier article (Orient XXI, 07/12). Selon Jean-Hervé Jezequel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group, « la position française est en train d’évoluer, y compris sur la manière d’interagir avec les groupes djihadistes, mais le tout se fait à petits pas » (L’OBS, 19/10). Signe des temps le général (retraité) Christophe Gomart, ancien patron des forces spéciales puis du renseignement militaire, interrogé sur la question de savoir s’il était « à titre personnel » favorable à un dialogue avec les groupes djihadistes, a répondu : « C’est comme dans toute guerre, il faut savoir dialoguer… Maintenant, il ne faut pas donner légitimité aux groupes jihadistes par ce dialogue, c’est toute la difficulté  » (RFI, 14/10). Il est donc possible que la série de frappes françaises menées contre le GSIM vise à permettre à l’État malien de négocier en position de force, de manière à réduire le front auquel sont confrontés la France et ses alliés au Sahel. Mais encore une fois, cela reste à confirmer.

Réduire la voilure

Ce qui est certain en revanche, c’est que les autorités politiques et militaires françaises ne cachent pas leur volonté de réduire les effectifs de la force Barkhane, qui n’ont cessé d’enfler depuis sa création en août 2014. Il ne s’agit en aucun cas pour elle de quitter le Sahel, mais de réduire les coûts économique, stratégique et politique de cette présence. « Dans les prochains mois, j’aurais des décisions à prendre pour faire évoluer Barkhane », a ainsi annoncé Macron dans l’interview à Jeune Afrique déjà citée. « Une série d’économies est demandée pour amener à un effectif acceptable à la fois par l’opinion publique et le budget, alors que les surcoûts opex [opération extérieure] atteignent cette année un nouveau record  », explique le journaliste spécialisé Défense Jean-Marc Tanguy (Blog Le Mamouth, 07/11). De plus, les gradés français plaident actuellement pour que l’armée bénéficie de capacités d’intervention qui ne soient pas uniquement mobilisées pour la « guerre contre le terrorisme ». La France devrait se préparer, comme l’a expliqué le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Thierry Burkhard (Lepoint.fr, 13/10) à des « engagements de haute intensité dans la durée  » en raison du «  nouveau cycle de conflictualité » (que la France n’est pas la dernière à alimenter si l’on songe aux tensions avec la Turquie au sujet de la Libye...). Enfin, depuis la mort en novembre 2019 de 13 soldats dans une collision d’hélicoptère, et à l’approche de la présidentielle, le débat sur les modalités, les finalités et l’efficacité de la présence militaire française au Sahel commence timidement à sortir de sa torpeur, et la majorité craint que l’enlisement militaire français ne devienne un argument électoral supplémentaire contre le bilan de Macron. «  Nous avons perdu 50 soldats depuis le début de ces opérations et près de 500 militaires ont été blessés  », rappelait par exemple le président de la commission défense du Sénat français, Christian Cambon, qui exprimait sa «  vive inquiétude sur la situation de Barkhane » après la libération de djihadistes contre les otages (Lepoint.fr, 30/10).

Des recettes éculées

Les inflexions stratégiques seront vraisemblablement suggérées par le rapport de la mission d’information parlementaire qui vient d’être mise en place, et dont la composition a été soigneusement verrouillée (Blog Le Mamouth, 07/11). Mais les conclusions ne seront pas une surprise : pour alléger les effectifs de Barkhane, les Français comptent comme d’habitude sur une hypothétique aide plus importante des autres pays européens, notamment dans le cadre du groupement de forces spéciales de la force Takuba, qui peine à décoller et à s’internationaliser réellement malgré d’intenses efforts diplomatiques. On parie aussi sur la « sahélisation » de la guerre contre le terrorisme, c’est-à-dire sur la montée en puissances des armées du G5-Sahel, épaulées par l’Union européenne (mission Eutm-mali) et par la coopération opérationnelle de Barkhane. Comme d’habitude, il s’agit moins de les rendre autonomes que d’en faire des supplétives réellement efficaces, capable de seconder les forces françaises et de tenir le terrain après leur passage. Mais surtout, il est possible qu’on s’oriente vers une stratégie privilégiant le recours de plus en plus systématique aux bombardements aériens, accompagnés d’une intervention des forces spéciales au sol pour « finir le travail ». «  Les aéronefs de la force Barkhane ont frappé une centaine de fois durant les dix premiers mois de 2020. Un niveau exceptionnel depuis 2013 au Sahel  », rapporte Air & Cosmos (29/10). « Selon une déclaration du Chef d’Etat-major de l’Armée de l’Air et de l’Espace face aux députés de la commission de la défense de l’Assemblée Nationale, 40 de ces frappes sont à créditer à seulement trois drones General Atomics MQ-9 Reaper qui s’avèrent particulièrement rentables.  »
Ces évolutions ne régleront évidemment rien aux problèmes de fond : «  Les pays européens, la France en tête, estiment en effet que le problème prioritaire à traiter au Sahel est la poussée des groupes djihadistes, alors que ce phénomène est le symptôme d’une crise plus profonde provenant d’une gouvernance à la dérive et d’États en voie de forte délégitimation. (…) Limiter la crise à son aspect sécuritaire occulte ses causes, dont les griefs d’injustice, de dénis de droit, de gestion inéquitable des ressources et de discrimination », rappellent par exemple deux responsables d’International Crisis Group (LeMonde.fr, 09/11). Mais résoudre ces problèmes nécessite sans doute des révolutions démocratiques et économiques dans le fonctionnement des Etats post-coloniaux et dans leurs relations de dépendances avec les puissances extérieures, qui dépassent le cadre de réflexion habituel sur « l’aide » internationale…
Raphaël Granvaud

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Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 303 - déc 2020-janv 2021
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