Survie

Kanaky mal traitée

rédigé le 5 mars 2021 (mis en ligne le 30 mai 2021) - Mathieu Lopes

Alors que la perspective de l’indépendance de la Kanaky-Nouvelle Calédonie prend corps, regardons la manière dont il est question du pays dans les médias français. Sans prétendre à une étude exhaustive, il se dégage tout de même des tendances qui dessinent un parti pris machinal du côté de la France.

Comme pour le reste de l’empire ultramarin français, le désintérêt est plutôt la règle. Mais plusieurs victoires des indépendantistes ont entraîné un regain – relatif – d’attention médiatique. En octobre 2020, le vote favorable à l’indépendance atteignait 47 %, progressant de près de 4 points. En novembre, la lutte pour une reprise publique de l’usine de Nickel du sud du pays gagnait en intensité. Enfin, en février, les indépendantistes gagnaient la majorité au gouvernement local. L’actualité a fourni son lot de « crises » dont les rédactions sont friandes.

Vous avez dit « Kanaky » ?

Mais certaines choses ne changent pas, à commencer par la manière de nommer le pays. Le nom donné par les indépendantistes au pays, « Kanaky », n’apparaît jamais dans les médias dominants. Les Kanak et leurs soutiens proposent pourtant une solution simple et respectueuse de l’ensemble des positions : parler de « Kanaky-Nouvelle Calédonie ». Le terme est à l’évidence le plus objectif. Mais les médias ne nomment l’archipel que « Nouvelle Calédonie », se plaçant de facto aux côtés de la souveraineté française. L’appellation de « Kanaky » est parfois évoquée dans les médias locaux mais renvoyée à une posture militante, sans que jamais ne soit questionné le nom – éminemment colonial – de « Nouvelle Calédonie ».
De même, si de rares articles de fond détaillent les différents groupes qui peuplent le pays, les personnes qui y vivent sont plutôt désignées par le mot englobant de « Calédoniens » ou « Néo-calédoniens ». Les dynamiques internes sont ainsi noyées et la division coloniale de la société est invisibilisée. En effet si on peut écrire que les « Néo-calédoniens ont [...] voté en faveur du maintien de leur territoire au sein de la République française » (Les Échos 04/10/20), on peut surtout dire que l’écrasante majorité des Kanak ont voté « Oui » à l’indépendance, et que la majorité des Européens a voté « Non ». La France républicaine a même prévu une entorse à son indivisibilité pour l’occasion, puisque les accords de Matignon et Nouméa, qui reconnaissent explicitement « le peuple Kanak », ont valeur constitutionnelle [1]. Beaucoup ignorent qu’il existe même des statistiques basées sur ces différentes identités [2].

Outremer vs colonie

Le choix de ces mots fait partie d’une dynamique globale d’invisibilisation médiatique du fait colonial. RFI (02/21) relaye l’analyse d’un conseiller gouvernemental français de la récente prise du gouvernement local par les indépendantistes : « ça reste une majorité qui bascule dans une région française ». Bien des journalistes semblent aussi considérer qu’il s’agit d’un département comme un autre. Combien savent que le pays exerce déjà bon nombre de compétences, qu’il dispose d’un gouvernement et d’un parlement ? Seuls quelques-uns désignent parfois le processus actuel comme une « décolonisation » et peu rappellent que le pays figure sur la liste de l’ONU des pays à décoloniser. Les accords de Matignon et Nouméa sont souvent cités mais leur simple lecture fournirait des bases salutaires à quiconque prétend écrire sur le sujet.
La colonisation, au mieux, appartiendrait au passé. Et comme pour d’autres pays, on a le plus grand mal à savoir ce qui s’est déroulé durant ce « passé colonial violent » (Sud-Ouest/AFP 04/10/2018). Personne ne semble prendre la peine de dire que les Kanak ont été massacrés et dépossédés de leurs terres par les Français, ou qu’ils ont failli disparaître au début du XXème siècle. On ne sait d’ailleurs pas bien quand ce « passé » aurait pris fin. Seuls de rares journalistes [3] trouvent utile de s’intéresser à la condition des Kanak, cibles d’un racisme structurel : exclus de l’emploi, frappés par la pauvreté, surreprésentés parmi la population carcérale, etc (voir Billets. 272, novembre 2017). Dans une chronique de La Tribune (13/01/21), l’anticolonialisme est une simple « rhétorique »...

Les « violences »

Le traitement médiatique entretient la confusion quand il s’agit de parler des tensions. Quand il est question des « événements » des années 1980, seul l’épisode dit « de l’assaut sur la grotte d’Ouvéa » est cité, taisant notamment l’usage de la torture à l’encontre des habitants de la tribu de Gossanah, la campagne de terreur généralisée contre les Kanak menée par l’armée française, et les attentats perpétrés par l’extrême droite caldoche. Un article de Libération (23/03/20) nomme la période « violences communautaires des années 80 », dépolitisant totalement l’événement et renvoyant à un affrontement identitaire à double sens.
À l’occasion de la lutte pour la reprise locale de l’usine de nickel du sud, les médias se sont laissés aller à leur tendance habituelle (quand il s’agit par exemple de traiter des manifestations en France) à désigner sous le terme de « violences » les barrages des indépendantistes mais pas la répression par la gendarmerie, qui a pourtant fait usage d’armes à feu. Du Figaro à Ouest-France, le terme d’« exactions » a largement été utilisé pour désigner les actes des manifestants Kanak. En dévoyant ce mot réservé à des crimes graves, ils s’alignent sur l’extrême-droite coloniale ou le communiqué de l’entreprise Vale. Mais nul n’a montré les images, qui tournent pourtant en boucle sur les réseaux sociaux de partisans de la Calédonie française en treillis militaire, tirant au fusil en brandissant le drapeau tricolore.
Ce qui caractérise le traitement médiatique de bien des sujets se retrouve en ce qui concerne la Kanaky-Nouvelle Calédonie : méconnaissance d’un pays lointain, désintérêt global et traitement bâclé en temps de crise, silence sur l’historique, tendance machinale à favoriser l’ordre. À ces biais s’ajoute le contexte colonial et le réflexe nationaliste de journalistes habitués à défendre leur pays (ses « réussites » sportives ou commerciales, son influence dans le monde, etc.), et qui – lorsqu’ils sont sur place – sont généralement cantonnés à Nouméa dans un milieu européen fortement hostile aux indépendantistes et aux Kanak.
Mathieu Lopes

[1A noter par exemple, cette phrase dans le préambule de l’accord de Nouméa : « La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. »

[2Voir le site de l’ISEE de Nouvelle Calédonie, ainsi que le dossier de qualité du Monde du 02/12/17, indiquant les différences de niveau de diplôme entre Kanak et non-Kanak, ou encore les régions à « plus de 70 % de Kanak ».

[3Comme l’Humanité ou les travaux de Patrick Roger dans Le Monde, entre quelques autres.

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