Fin novembre, le média d’investigation Disclose révélait la complicité de la France dans les crimes de l’État égyptien, notamment dans le cadre de l’opération secrète Sirli en cours depuis 2016. Mais les réactions officielles françaises sont loin d’être à la hauteur de l’ampleur du scandale.
Depuis le coup d’État du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi en juillet 2013, la France s’est illustrée parmi les puissances occidentales par un soutien sans faille au régime du dictateur égyptien, malgré l’accumulation de preuves concernant ses exactions. Ce soutien s’est notamment traduit par une coopération militaire continue et des ventes d’armes, des véhicules blindés Renault Truck Defense fin 2013 (Cf.Le rapport « Egypte. Des armes françaises au cœur de la répression », Amnesty International, septembre 2018) aux 30 avions de chasse Rafales vendus en mai 2021 pour 3,95 milliards d’euros.
Mais une grosse pièce estampillée « confidentiel défense » vient s’ajouter au lourd dossier de la complicité française à la dictature d’Al-Sissi. Le média d’investigation en ligne Disclose, en collaboration avec Télérama et le magazine Complément d’enquête (France 2), a dévoilé fin novembre plusieurs centaines de documents militaires et diplomatiques, transmis par une source anonyme. Ces documents révèlent l’existence d’une opération française secrète dans le désert égyptien, baptisée Sirli (du nom d’un petit oiseau du désert), ainsi que celle d’un système de surveillance de masse utilisé par le régime et conçu par le groupe Dassault, la société Nexa Technologies et une filiale de Thales.
Sirli est une opération clandestine de renseignement menée par l’armée française dans le désert occidental égyptien, commencée en février 2016. La mission a pour base le complexe de l’armée de l’air égyptienne à Marsa Matruh, à 300 km à l’ouest d’Alexandrie. Dix Français y sont impliqués : quatre militaires en activité (trois de la Direction du Renseignement militaire -DRM- et un de l’armée de l’air), et six anciens militaires passés dans le privé (deux pilotes et quatre analystes), qui dépendent donc d’un statut civil.
Le principe de la mission est simple : à bord d’un avion léger Merlin III, loué par la DRM à la société luxembourgeoise CAE Aviation (grâce au budget de l’opération Barkhane), les Français survolent le désert pour repérer d’éventuels véhicules en provenance de Libye. Les informations récupérées sont ensuite transmises à la base de Marsa Matruh, d’où elles sont enfin envoyées à l’armée de l’air égyptienne.
Officiellement, cette mission s’inscrit dans la lutte contre le terrorisme dans la région. Mais très vite, les militaires français s’inquiètent des dérives de la mission : la priorité des militaires égyptiens serait en réalité de s’attaquer aux trafiquants commerçant entre la Libye et l’Égypte selon un rapport de la DRM du 20/04/16, confirmé par une note du 15/08/16. Des trafiquants qui transportent de la drogue et des armes, mais aussi des cigarettes, du maquillage, de l’essence ou des céréales. Dans les faits, aucune activité terroriste n’a été observée dans cette région depuis 2017, et le trafic de drogue qui s’y déroule ne finance vraisemblablement pas de groupes terroristes selon un rapport de l’Institut européen pour la paix du 28/05/20. A l’inverse, les agents de la DRM n’ont pas le droit de se rendre là où sévissent de véritables terroristes (dont des groupes affiliés à l’Etat islamique), au Sinaï par exemple.
Les informations fournies par les Français aux Égyptiens ont ainsi servi à des bombardements contre des civils suspectés de trafic, ce que les militaires français soupçonnent dès la fin de l’année 2016. En septembre, ils en informent leur hiérarchie qui ne changera pourtant pas le cap de la mission ni ne demandera de compte aux militaires égyptiens. Au total, selon Disclose, les renseignements français ont permis au moins 19 bombardements entre 2016 et 2018, faisant potentiellement plusieurs centaines de morts.
A l’hiver 2021, rien n’indique que la mission ne poursuive pas son cours (« Opération Sirli », Disclose, 21/11/21)
Mais la surveillance qualité française au service du régime égyptien va plus loin que le désert et s’insinue dans le monde numérique. En 2013, les Émirats arabes unis, via l’entreprise Etimad, commandent à la PME française Nexa Technologies un logiciel de surveillance d’Internet pour le compte du Caire : Cerebro, effectif dès l’année suivante. À l’été 2014, une autre entreprise française, Ercom-Suneris (rachetée en 2019 par Thales) met au point un dispositif d’écoutes téléphoniques et de géolocalisation en Égypte, Cortex Vortex. Enfin, le moteur de recherche Exalead, conçu par Dassault Système, permet au MID (le service de renseignement militaire égyptien) de mettre en rapport toutes ces bases de données (« Surveillance Made in France », Disclose, 23/11/21).
L’implantation de ces systèmes de surveillance devait être approuvée par l’Etat français via son service de contrôle des biens à double usage (SBDU). Le 10 octobre 2014, le SBDU approuve tacitement le déploiement de Cerebro, avant d’émettre un avis favorable à celui de Cortex Vortex quelques semaines plus tard.
Depuis l’arrivée au pouvoir d’Al-Sissi, 65 000 personnes ont été emprisonnées dans les geôles égyptiennes pour des raisons politiques, et 3 000 autres ont disparu. Des interpellations facilitées par le Big Brother tricolore formé par Cerebro, Cortex Vortex et Exalead. Suite à une première série de révélations touchant Nexa Technologies en 2017, Stéphane Salies et Olivier Bohbot, dirigeants de Nexa, ont été mis en examen pour « complicité d’actes de torture et disparitions forcées » le 17 juin 2021. L’entreprise a quant à elle été mise en examen le 12 octobre pour « complicité d’actes de torture et de disparitions forcées en Égypte entre 2014 et 2021 ».
Face à ces révélations et à cette fuite d’une ampleur sans précédent, l’exécutif français a rapidement, mais laconiquement, réagi par la voix de Gabriel Attal. Le 24 novembre, à la sortie du conseil des ministres, le porte-parole du gouvernement annonce l’ouverture par la ministre des Armées d’une enquête interne, notamment car « la détention et la diffusion de documents classifiés [...] constituent une violation flagrante du secret de la défense nationale et mettent en péril la poursuite de nos opérations de renseignement au profit de la sécurité de nos concitoyens ». Une plainte contre X pour recel de violation du secret de la défense nationale va donc être déposée. Accessoirement, cette enquête devra aussi « vérifier que les règles fixées pour cette coopération ont effectivement été mises en œuvre » - ce que contredisent justement les documents publiés par Disclose…
Il faudra attendre plus de deux semaines après le début des révélations, pour que Jean-Yves Le Drian, le principal artisan de la relation franco-égyptienne (en tant que ministre de la Défense entre 2012 et 2017 puis ministre des Affaires étrangères depuis 2017), réagisse publiquement. Après avoir refusé à plusieurs reprises de répondre aux journalistes de Complément d’enquête, il est interrogé le 7 décembre sur l’opération Sirli par la commission des Affaires étrangères au Sénat.
Face aux sénateurs et sénatrices, le ministre joue d’abord la surprise : « Votre interrogation, c’est aussi la mienne » (Public Sénat, 7/12/21). Il reconnaît à mots couverts l’existence de la mission Sirli, mais invoque le bon vieux prétexte de la lutte anti-terroriste en rappelant, avec force trémolos, les exactions de l’État islamique : « Dans le cadre de cette coopération contre le terrorisme, des moyens de renseignements ont été déployés pour notre propre sécurité. » Une justification qui passe mal, quand les militaires eux-mêmes alertent sur l’absence de lutte contre le terrorisme dans la mission.
Le Drian assure également aux parlementaires que « le processus d’échange de ces données est conçu de telle manière que ces données ne peuvent servir à guider des frappes », avant de répéter son incompréhension face aux révélations de Disclose. Même son de cloche pour François Hollande, président de la République au moment de la mise en place de l’opération. Après avoir feint l’ignorance devant les journalistes de Complément d’enquête, il reconnaît le 29 novembre avoir initié l’opération Sirli mais affirme n’avoir « jamais reçu une information quelconque comme quoi (sic) cela avait été détourné » (Journal de 20h de France 2, 29/11/21). Il soutient que, s’il avait été mis au courant, il aurait fait cesser la coopération.
Une fois encore, l’enquête révèle pourtant les inquiétudes des militaires français face à l’utilisation à des fins de répression contre des civils des données transmises aux Égyptiens ; inquiétudes qui ont été adressées à leur hiérarchie. Il est donc difficile de croire que le ministre de la Défense et que le chef des armées en exercice au moment des faits n’en savaient rien…
Du côté du commandement actuel des armées, silence radio. Contactée par les journalistes à l’origine des révélations, l’équipe d’Emmanuel Macron (qui ne pouvait qu’être au courant des dérives) renvoie vers la ministre des Armées Florence Parly, qui, elle, refuse de communiquer sur les dispositifs antiterroristes (Complément d’enquête, 25/11/2021). La DRM et l’État-major ont également refusé tout commentaire.
Face au silence de l’exécutif, certains parlementaires veulent des réponses. Dans un communiqué de presse du 21 novembre, les député.e.s de la France insoumise déclarent déposer une résolution demandant l’ouverture d’une commission d’enquête sur les révélations des Egypt papers. Les sénateurs et sénatrices écologistes ont également appelé le procureur François Molins à saisir la Cour de justice de la République (Télérama, 30/11/21).
Mais dans les faits, ces procédures ont peu de chances d’aboutir, notamment à cause du caractère secret défense de l’opération. Pour auditionner des agents des services de renseignement dans le cadre d’une commission d’enquête, il faut l’accord du Premier ministre ou de la ministre de tutelle, accord qu’il serait bien étonnant de voir donné dans ce cas. De plus, en pleine année électorale pour l’Assemblée nationale comme pour l’Élysée, ce scandale risque d’être vite balayé sous le tapis.
Un député cependant affiche une infatigable pugnacité dans ce dossier : Sébastien Nadot, ex-LREM qui déplore « l’absence de contrôle parlementaire » dans ce genre d’affaires et estime que le parlement est « complètement aplati, et n’assume pas ses responsabilités constitutionnelles » (Blast, 11/12/21). Devant l’inaction parlementaire, il est selon lui nécessaire de se tourner vers la justice nationale voire internationale. Il a d’ailleurs annoncé vouloir déposer une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme (Complément d’enquête, 25/11/21).
Selon Disclose et Amnesty International, la complicité des autorités françaises dans les exécutions illégales menées par l’Egypte serait établie au regard de la résolution 56/83 de l’Assemblée générale des Nations unies, dont l’article 16 précise qu’un État ayant agi « en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite » doit être considéré comme « internationalement responsable pour avoir agi de la sorte ».
Nicolas Butor