Survie

HISTOIRE(s) ET PRésent de la françafrique (2)

rédigé le 2 janvier 2022 (mis en ligne le 10 mars 2022) - Jean-Paul Cazard, Marie Bazin, Nicole Maillard-Déchenans

Deuxième partie de l’entretien avec Thomas Borrel (militant de l’association Survie), Amzat Boukari-Yabara (historien), Benoît Collombat (journaliste) et Thomas Deltombe (éditeur), co-directeurs de l’ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique, paru au Seuil en octobre 2021. Nous les interrogeons sur l’actualité de la Françafrique, la façon dont elle s’est adaptée pour se perpétuer, mais également sur ce que leurs recherches et analyses peuvent apporter aux luttes sociales et politiques en cours.

La Françafrique a été annoncée morte ou moribonde de nombreuses fois. Vous démontrez qu’elle reste au contraire bien vivante, grâce à des évolutions. Pouvez-vous résumer ce que sont les invariants de la Françafrique au cours des 70 dernières années, mais également ses variables d’ajustement ? Quels sont les dates ou événements clés de ces ajustements ?

Thomas Borrel : Celles et ceux qui annoncent régulièrement la « mort » de la Françafrique se gardent bien de la définir : cela leur permet de désigner un état donné des relations franco-africaines, en général celles que ces personnes ont connues et documentées, parfois en côtoyant de près certains réseaux ou personnages clés. Ces observateurs constatent que le monde a changé, que ce qu’ils observent désormais ne ressemble plus à « leur » monde, à celui auquel ils se réfèrent lorsqu’ils utilisent le terme « Françafrique ». L’idée dominante, au sein des journalistes spécialisés comme des universitaires, est ainsi de constater la « fin d’une époque » tantôt avec la chute du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide, tantôt avec l’entrée de plein pied de l’Afrique dans l’économie néolibérale mondialisée au tournant des années 2000. D’autres décrètent que c’est l’explosion actuelle des intérêts économiques étrangers concurrents, au premier rang desquels la Chine, qui « cloue le cercueil de la Françafrique », pour reprendre l’expression des deux auteurs du livre La Chinafrique paru en 2008. Tout ce petit monde oublie, volontairement ou non, de s’interroger sur les mécanismes structurels qui permettent aux relations spéciales que la France entretient avec l’Afrique de perdurer : le franc CFA, la francophonie, la coopération militaire, etc. 
Thomas Deltombe : Comme nous l’expliquons dans l’introduction du livre, la « Françafrique » est, selon nous, un système de domination néocolonial qui plonge ses racines dans la période coloniale. Il s’agit d’une mue du colonialisme permettant aux élites françaises de préserver leurs avantages et leurs intérêts, en se délestant de ce que la colonisation coûte pour mieux se concentrer sur ce qu’elle rapporte. La « décolonisation » telle qu’elle a été pratiquée par la France en Afrique apparaît dès lors comme un processus de rationalisation. Elle cherche à éviter les coûts politiques et économiques qu’occasionne la répression des mouvements indépendantistes (qui ont lourdement amputé les finances publiques, tant en Indochine qu’en Algérie) et que menace d’entraîner le modèle assimilationniste qui sert de socle idéologique à la colonisation française (et qui suppose l’octroi de droits socio-politiques aux colonisés et une redistribution massive de richesses vers les colonies). L’enjeu est alors, dans les milieux coloniaux dits « progressistes », d’imaginer un aménagement du système, non pas pour y mettre fin mais, au contraire, pour le préserver : un mantra que l’on retrouve dans la politique française en Afrique jusqu’à aujourd’hui.
On passe ainsi d’un mode d’administration directe, celui de l’impérialisme formel, à un mode d’ingérence plus souple, que le concept d’impérialisme informel nous semble bien résumer, qui permet d’encadrer plus discrètement la souveraineté des anciennes colonies grâce à des mécanismes de « coopération » aux plans militaire, monétaire, économique, juridique, culturel, linguistique, etc.

Thomas Borrel : On passe en fait à des mécanismes de domination plus subtils, qui reposent sur la manipulation des préférences des personnes ciblées par une communication ou, de façon plus générale, plongées dans un univers culturel qui joue sur leurs perceptions. C’est quelque chose de désormais bien documenté quant aux mécanismes d’incitation de la publicité ou sur la « fabrique du consentement » chère à Noam Chomsky pour expliquer le rôle des médias en politique. En géopolitique, on parle pudiquement de « soft power » et concernant la Françafrique, cela se double de mécanismes de « hard power » : les interventions militaires françaises, l’ingérence monétaire directe, les coups tordus et barbouzeries...

Thomas Deltombe : La chronologie que nous avons adoptée entend relativiser les « ruptures » que les historiens ont tendance à mettre en exergue quand ils évoquent les relations franco-africaines : la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945), les indépendances africaines (1960), la fin de la guerre froide (1989), etc. Nous avons fait un choix différent qui indique que ces apparentes ruptures cachent en réalité des transitions plus subtiles.
Nous définissons six grandes étapes dans l’évolution progressive de la Françafrique. D’abord, son émergence qui, après un rappel de ses racines coloniales anciennes, court de 1940 jusqu’à la loi-cadre Defferre de 1956-1957. En maturation pendant de longues années, cette dernière loi marque une étape importante dans la transition du système colonial au système néocolonial. Prolongeant la dynamique ainsi enclenchée, comme le montre la deuxième partie, la Communauté imaginée par le régime gaulliste (1958) et les indépendances minées par les mécanismes de coopération (1960), débouchent sur un système ultra-centralisé, autour de Jacques Foccart, qui triomphe à partir de 1962.


Dans les années 1970, détaillées dans une troisième partie, une contestation croissante de la politique française mène à une batterie de réformes permettant d’affiner le système : de nouveaux accords de coopération monétaire sont signés ; la plupart des accords de défense passés entre les autorités françaises et leurs homologues africaines sont révisés ; Foccart lui-même est démis de ses fonctions officielles en 1974. Ce qui n’empêche nullement, au contraire, le système de se perpétuer et les dérives affairistes, liées notamment à l’explosion des cours du pétrole, de se multiplier.
Le milieu des années 1990, marqué par le soutien français aux génocidaires rwandais (1994) et par la calamiteuse tentative de sauvetage de Mobutu, quelques jours avant la mort très symbolique de Jacques Foccart (en 1997), amorce une nouvelle étape. Le gouvernement français engage une importante réforme de la Coopération, tentée en 1995 lorsqu’Alain Juppé était à Matignon et finalement réalisée en 1998 par le gouvernement de Lionel Jospin.
C’est dans cette perspective qu’il faut également analyser la période contemporaine, qui fait l’objet des deux dernières parties. Les « scandales » liés à la Françafrique (Elf, Angolagate, etc.) et la contestation qui s’ensuit, font émerger le thème de la « rupture », refrain qu’ont entonné tour à tour les présidents Sarkozy, Hollande et Macron. Mais cette rupture se traduit en fait par de simples réformes, parfois cosmétiques, qui tentent une fois de plus de « moderniser » la relation franco-africaine, à l’exemple de la refonte des accords de défense sous Nicolas Sarkozy, après le sauvetage contesté d’Idriss Déby au Tchad en février 2008, ou du replâtrage du système CFA annoncé par Emmanuel Macron et Alassane Ouattara fin 2019. Bref : de nouveaux ajustements pour faire perdurer le système.

Quel tableau dresser des relations entre le complexe militaro-industriel, l’armée et la police en France (notamment dans la manière d’aborder les quartiers populaires, les populations afrodescendantes...) et dans les pays africains ? Y a-t-il des invariants, des doctrines qui sous-tendent ces relations sur les soixante dernières années (ou plus) ? Y a-t-il des évolutions et quelles sont-elles ?

Thomas Borrel : C’est sans doute un aspect qu’il ne nous a pas été possible de creuser de façon satisfaisante dans ce livre, faute de temps et de place : nous ne revenons pas de façon détaillée sur le racisme systémique qui imprègne la police et, de façon plus générale, l’ensemble des institutions françaises. Ni sur les passerelles idéologiques entre les méthodes de répression coloniale et les politiques sécuritaires dans les quartiers populaires français, comme avec l’état d’urgence de l’automne 2005 par exemple. Mais nous revenons évidemment sur la doctrine de la guerre révolutionnaire, théorisée au sein de l’armée française et mise en œuvre par différentes dictatures alliées, jusqu’à l’aile dure du régime Habyarimana au Rwanda qui prépare puis met en œuvre le génocide des Tutsis en appliquant ces méthodes. De nos jours, cette doctrine imprègne la prétendue « guerre contre le terrorisme », même si les méthodes de quadrillage ont été remplacées par des techniques modernes de renseignement.
Nous illustrons surtout la façon dont le racisme structure la mise en place de politiques criminelles et leur acceptation collective en France, par l’absence de débat public à ce sujet. Nous proposons ainsi des clés de compréhension pour porter en France le combat antiraciste.
Nous revenons aussi de façon détaillée sur les liens organiques entre les appareils répressifs d’Afrique francophone et la police et l’armée françaises : la coopération policière et miliaire franco-africaine est en effet au cœur de la constitution puis du maintien de ces régimes. Certains d’entre eux, comme les dictatures successives au Tchad, sont d’ailleurs des chasses gardées de l’armée française, qui s’impose comme un acteur à part entière : des officiers peuvent ainsi, du fait d’un attachement individuel à des pays qui ont marqué leurs carrières, de relations interpersonnelles qu’ils ont nouées et de considérations géostratégiques liées au maillage militaire français, imposer une ligne politique. Cela devient d’autant plus facile lorsque ces gradés deviennent ensuite ambassadeurs de France, comme cela a été le cas il y a quelques années au Burkina Faso et au Mali, ou consultants qui facilitent les relations entre les palais africains et Paris.
Si l’on veut parler d’évolutions, on peut mentionner la tendance à la réduction des effectifs de coopérants militaires et policiers, mais toujours dans un souci de préserver une influence significative, surtout dans un contexte de concurrence croissante. Car évidemment, la coopération militaire d’Israël et de la Russie, croissantes, donnent l’impression que les lignes bougent. Mais le fait qu’il y ait une concurrence étrangère n’a rien de « nouveau », et ces pays tentent, exactement comme la France, d’accroître leur influence à l’international et d’ouvrir au passage quelques petits marchés supplémentaires pour leur industrie de l’armement.

Aujourd’hui, à qui profite la Françafrique ? Quels avantages, quels bénéfices en tirent ses acteurs ? S’organisent-ils toujours en réseaux ?

Benoît Collombat : Malgré les déclarations officielles successives sur sa prétendue « fin », la Françafrique profite toujours à une élite politique et économique franco-africaine désireuse de continuer à verrouiller l’ordre social en place, malgré les mouvements de révoltes qui se multiplient. « Je suis très attaché à la stabilité des États, même quand nous sommes face à des dirigeants qui ne défendent pas nos valeurs ou peuvent être critiqués », disait ainsi Emmanuel Macron, en mai 2017, dans une interview publiée par Jeune Afrique juste avant son élection. Le « sentiment anti-français » si souvent agité par Paris n’est en réalité pas un rejet des Français et des Françaises mais bien de la politique menée par Paris en Afrique. Là encore, rien de nouveau : dès les années cinquante, ce « sentiment anti-français » était brandi de la même manière pour tenter de discréditer la contestation de l’ordre colonial.
Ce système de domination profite également à un noyau d’entreprises françaises à travers toute une série de mécanismes (AFD, Coface, Bpifrance, prêts du Trésor…) qui constituent le versant institutionnel de la Françafrique. Elle profite encore à un continuum militaro-économique, théorisé par les autorités françaises à travers la « diplomatie d’influence » et l’interventionnisme militaire français qui peut être « rentabilisé », pour reprendre la formule du chef d’état-major des armées (2014-2017) Pierre de Villiers en 2016. Ce dernier préconise alors la création d’une « task force de réservistes de l’armée qui seraient issus du monde de l’entreprise, chargés de remporter les contrats post-intervention dans le sillage des armées françaises », en se servant « des expériences réussies dans plusieurs pays du Sahel depuis le début des opérations Serval et Barkhane ».
Au-delà des mécanismes institutionnels, même si les figures les plus marquantes et hautes en couleur (comme le mercenaire Bob Denard ou l’ancien super-gendarme Paul Barril) ont disparu ou ont passé la main, la Françafrique profite à des réseaux affairistes qui n’ont jamais vraiment disparu du paysage.
C’est par exemple le cas de Michel Tomi (longtemps associé à Robert Feliciaggi assassiné en 2006), surnommé le « parrain des parrains corses » pour ses liens présumés avec le crime organisé. Ce proche de Charles Pasqua dirige une grande partie des jeux en Afrique de l’Ouest (notamment les paris du PMU au Gabon et au Cameroun). Des écoutes téléphoniques révélées par Mediapart en 2020 révèlent à quel point ce symbole de la Corsafrique, dont le frère fait partie des brigades motorisées de la préfecture de police de Paris aux méthodes particulièrement musclées, conserve ses entrées au plus haut sommet de l’État. Tomi a notamment des liens étroits avec l’ancien patron du renseignement intérieur sous la présidence Sarkozy, Bernard Squarcini, désormais au service du groupe LVMH. Soupçonné de blanchiment, de fraude fiscale et de corruption par la justice française, Tomi est finalement condamné à un an de prison avec sursis et 375 000 euros d’amende. Une nouvelle génération d’intermédiaires a pris le relais. Ainsi, l’ancien garde du corps d’Emmanuel Macron, ex-chargé de mission à l’Élysée, Alexandre Benalla, fasciné par l’ancien intermédiaire Alexandre Djouhri (poursuivi notamment dans l’affaire libyenne), multiplie désormais les contacts avec la Françafrique tout en lançant sa société de sécurité et d’intelligence économique…
Au final, cet ensemble de connexions ne constitue pas un « réseau » pyramidal ou convergeant vers un seul homme à l’image de la toile d’araignée des anciens « réseaux Foccart ». On pourrait plutôt évoquer l’image du rhizome, concept cher aux philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari désignant la racine multiple d’une plante, une structure évoluant en permanence. Mais toujours au service des mêmes intérêts…

Les enjeux qui occupent le débat public actuellement (le changement climatique, la crise de la démocratie et la montée de l’extrême-droite, le sexisme) semblent de prime abord bien éloignés de la question de la Françafrique. Y a-t-il malgré tout des liens et lesquels ?  

Amzat Boukari-Yabara : Toutes ces thématiques ont une histoire coloniale. La destruction des écosystèmes en lien avec le pillage des matières premières, la gabegie de ressources énergétiques obtenues à vil prix qui dérègle le climat ou alimente les centrales nucléaires, l’avancée du désert ou la déforestation industrielle du deuxième « poumon vert » de la planète… Il y a des enjeux environnementaux en arrière-plan de la Françafrique, tout au long de son histoire. Et aujourd’hui, cyniquement, pour un certain nombre de régimes françafricains comme le Gabon d’Ali Bongo ou le Congo de Denis Sassou Nguesso, le greenwashing permet de communiquer au nom de la défense du climat tout en alimentant des trafics ou des réseaux de corruption avec la complicité directe ou indirecte d’ONG et de lobbies internationaux, sans compter les multinationales qui prétendent être « éco-responsables ».
Au plan démocratique, la société française s’est construite sur un mythe universaliste et assimilationniste : la IIIè République a été celle de l’expansion coloniale et de la légitimation du racisme, qui ne sont pas remises en cause par les dirigeants actuels, comme l’a montré François Hollande en rendant hommage à Jules Ferry lors de son investiture en mai 2012. Après la Seconde Guerre mondiale, la répression féroce des mouvements indépendantistes et surtout la guerre d’Algérie se sont traduites dans l’Hexagone par l’identification des ressortissants d’origine africaine à un « ennemi intérieur », légitimant à leur encontre une violence policière systémique. La crise du système français de démocratie représentative et les violences policières contre les Gilets Jaunes ont pour « nouveauté » d’apparaître pour des pans de la population éloignés des quartiers populaires. Or, les habitants de ces quartiers, en particulier ceux qui sont originaires des anciennes colonies, n’ont jamais été représentés au sein de la République et ont toujours subi des violences, symboliques ou physiques, de la part des représentants des institutions françaises. L’extrême-droite ne fait que capitaliser sur cette histoire de discrimination et sur un sentiment de supériorité puissamment ancré dans une partie de la population qui se croit « d’origine française » tout simplement en fonction de sa couleur de peau. Les commentaires médiatiques à l’occasion de la récente entrée de Josephine Baker l’ont montré : des journalistes ont cru bon de vanter un « exemple de parfaite intégration », termes qu’ils n’auraient pas utilisés pour une autre immigrée états-unienne – mais avoir la peau noire prime sur le reste.
Plus étonnant, on a vu apparaître dans les milieux d’opposants africains la conviction que Marine Le Pen mettrait fin à la Françafrique car son discours de « la France aux Français » lui permettrait de comprendre la demande de souveraineté exprimée par les Africains. Certains pensaient aussi que son rejet de la monnaie Euro sous-entendrait de mettre fin au franc CFA. Ou que son discours sur la priorité française et le besoin de sécurité l’amènerait à fermer les bases militaires en Afrique pour rapatrier les soldats en France. Ce sont beaucoup de fantasmes car dans le fond, Marine Le Pen fréquente les pires dictatures africaines et promeut une économie néolibérale qui ne mettra pas fin aux mécanismes de prédation. Quant au dernier venu, Eric Zemmour, le fait qu’il nomme son mouvement « Reconquête » est symbolique d’un rêve de voir la France retrouver sa « grandeur », une lubie assumée qui a en réalité une évidente dimension coloniale.
Le sexisme a une histoire plus « universelle », moins intimement liée à la colonisation, mais celle-ci s’est évidemment greffée dessus : la question du sexisme est imprégnée d’une forme de colonialité, dans la conquête et la domination du corps et du statut social de l’autre. Les femmes colonisées ont ainsi subi une forme de « double peine ». La présence française en Afrique est en effet fortement masculine et le colonialisme contient une dimension patriarcale importante. Certes, les paysages politiques français et africains se sont féminisés. Des ministres comme Michelle Alliot-Marie ou Florence Parly ont assumé le visage autoritaire et militaire de la France en Afrique avec autant de conviction que leurs homologues masculins. On ne peut pas non plus faire l’impasse sur les discours de Macron tantôt stigmatisant les femmes africaines qui font trop d’enfants, tantôt vantant les femmes entrepreneuses qui seraient l’avenir de l’Afrique.

Votre livre souligne les évolutions de la Françafrique, notamment au cours des vingt dernières années, vers des régimes de fonctionnement moins spectaculaires, moins grossiers, plus insidieux. Si une première approche pour sortir de cet avatar du colonialisme a pu être la dénonciation des scandales, la sensibilisation du grand public, quelle(s) piste(s) verriez-vous pour renouveler les formes de lutte ? Pour donner aux citoyens l’envie de se saisir du sujet et d’avoir de l’influence ?

Thomas Deltombe : Le caractère « grossier » ou non des mécanismes françafricains est une question d’appréciation. Lorsque l’armée française tire sur des manifestants devant l’hôtel Ivoire (Abidjan) en novembre 2004 ou à Téra au Niger fin novembre 2021, je ne sais si on peut dire que ce soit particulièrement subtil. Idem lorsqu’Emmanuel Macron se rend à Ndjamena (Tchad) en avril 2021 pour adouber le fils du dictateur Idriss Déby… De la même façon que nous regardons aujourd’hui les politiques menées dans les années 1960 ou 1970 comme caricaturales, les politiques des années 2010 ou 2020 apparaîtront sans doute rétrospectivement particulièrement grossières aux générations futures. D’abord parce que la communication s’adapte à chaque époque, ensuite parce que le travail historique permet de découvrir a posteriori ce qui était parfois caché à l’époque des faits. L’affaire Elf, pour ne prendre que cet exemple, a révélé à partir du milieu des années 1990 des scandales qui étaient en réalité bien antérieurs. Ce que les journalistes d’investigation d’aujourd’hui tentent de découvrir sur tel ou tel aspect des présidences Sarkozy, Hollande ou Macron ne sera pleinement étayé (peut-être !) et accepté que dans bien des années.
Votre question amène à s’interroger sur ce qu’on appelle un « scandale ». En définissant la Françafrique comme un système biface, où les aspects « officiels » et « officieux » s’interpénètrent, nous tentons de montrer qu’il y a deux formes de scandales : ceux qui sont identifiés comme tels, à l’instar du financement illicite des campagnes électorales par exemple, et ceux qui ne sont pas identifiés comme tels, auxquels appartiennent une grande partie des mécanismes françafricains institutionnels. Même dans leur aspects officiels, l’asservissement par la dette, l’ingérence par l’aide au développement, la prolifération de la finance offshore, le maintien de la présence militaire française en Afrique, les ventes d’armes aux régimes autocratiques, les politiques migratoires meurtrières constituent en eux-mêmes des scandales pas tellement moins honteux que l’affaire des diamants de Bokassa ou celle du Carrefour du développement. Il faut sortir de l’idée qu’il n’y a de scandales que cachés : beaucoup d’entre eux se déploient sous nos yeux. Notre livre cherche ainsi à rendre visible ce que trop de gens ont pris l’habitude de ne plus regarder. C’est une de nos contributions à la lutte que vous évoquez.

Propos recueillis par Marie Bazin, 
Jean-Paul Cazard et 
Nicole Maillard-Déchenans

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 313 - janvier 2022
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