Survie

Mongo Béti, portrait 
d’une figure de la lutte 
anticoloniale

rédigé le 20 décembre 2021 (mis en ligne le 26 janvier 2023) - Odile Tobner

Alexandre Biyidi Awala, professeur agrégé de lettres, écrivain sous les pseudonymes d’abord d’Eza Boto pour son premier roman Ville cruelle puis de Mongo Beti pour les onze autres.

Enfance, études 
et vocation d’écrivain

Né au Cameroun en 1932, dans le village d’Akometam, au cœur de la forêt équatoriale, il fréquente d’abord l’école primaire des missionnaires catholiques dans la petite ville de Mbalmayo. Il suit le cycle secondaire, comme pensionnaire au petit séminaire d’Akono, en sixième et cinquième, et ensuite au lycée Leclerc à Yaoundé, capitale du Cameroun. Après son bac en 1951, il obtient une bourse pour continuer ses études en France, à la faculté des Lettres d’Aix-en-Provence puis à la Sorbonne à Paris.
Dès le début de son séjour en France, il publie dans la revue Présence africaine, fondée en 1947 par Alioune Diop, des articles incisifs, Problèmes de l’étudiant noir, Afrique noire littérature rose, puis une nouvelle en 1953, Sans haine et sans amour, qui a pour cadre la révolte des Mau-Mau au Kenya, et un roman Ville cruelle en 1954, où l’on reconnaît, dans la ville de Tanga, la topographie de la ville de Mbalmayo de son enfance. Pour le roman suivant, Le pauvre Christ de Bomba, paru en 1956, il adopte le pseudo de Mongo Beti (fils des Beti, son ethnie, en ewondo, sa langue natale). Il enchaîne avec deux autres romans, Mission terminée, en 1957, qui obtient le prix Sainte-Beuve, et Le Roi miraculé, 1958.
La revue Preuves l’envoie en 1958 et 1959 au Cameroun en reportage, le premier article est publié sous le titre Lettre de Yaoundé, 1958 et le second Tumultueux Cameroun. Cet essai dans la profession de journaliste, qui lui convenait particulièrement, est sans lendemain, probablement parce que le contexte politique de la guerre menée au Cameroun par le gouvernement français contre les nationalistes de l’UPC (Union du Peuple Camerounais), couverte par un épais silence en France, ne lui laissait guère les coudées franches pour s’exprimer.

Une carrière 
dans l’enseignement

Privé de sa bourse par le gouvernement camerounais mis en place dans le cadre de la loi-cadre Defferre, Alexandre Biyidi Awala, pour continuer ses études, travaille d’abord un an, en 59-60, comme maître auxiliaire à Rambouillet. Il passe le CAPES en 1960 et, après un an de stage au Centre Pédagogique Régional de Paris, il est nommé au Lycée Henri Avril à Lamballe dans les Côtes du Nord, aujourd’hui Côtes d’Armor. Parallèlement il prépare l’Agrégation. En 1965 il est nommé dans un CES de la banlieue de Rouen. Il est admis à l’Agrégation en 1966 et intègre le lycée Corneille à Rouen, où il exercera jusqu’à sa retraite en 1993.
En octobre 2019, le magazine mensuel Notre temps diffuse une enquête, menée près de son public de retraités, sur l’enseignant qui les a le plus marqués pendant leur scolarité. Parmi les témoignages qui sont publiés, il en est un qui concerne Mongo Beti, celui de Francis Chouville, 66 ans, Avallon (89) : « J’ai fait toutes mes études, de la dixième (CE1) à la prépa HEC, au lycée Corneille de Rouen, dont je suis originaire. En quatrième et en seconde, j’ai eu un professeur de français exceptionnel : il s’appelait Monsieur Biyidi. Camerounais d’origine et Breton par alliance, il plaisantait en se présentant comme "le plus noir des Bretons, à moins que ce ne soit l’inverse"[…] Agrégé de lettres il a su nous communiquer sa passion pour la langue française en nous faisant aimer les classiques et surtout en nous enseignant l’étymologie. Il était la décontraction même, maniant un humour fin et recherché. Ses cours étaient des moments de pur plaisir. Beaucoup plus tard, j’ai appris que, sous le nom de plume de Mongo Beti, Alexandre Biyidi Awala était un grand écrivain, connu pour son opposition au régime camerounais de l’époque ainsi qu’à l’esprit colonialiste qui persistait dans les pouvoirs publics français. Pourtant cet écrivain engagé ne nous a jamais fait ressentir ou imposé ses opinions politiques. » _Ayant atteint ses soixante ans en 1992, Alexandre Biyidi Awala décide de prendre sa retraite. Il part en décembre 1993.

L’écrivain engagé

Pendant une dizaine d’années, après le début de sa carrière de professeur, il n’avait rien publié, absorbé par la préparation du concours de l’Agrégation, un projet de thèse et son activité professionnelle. L’actualité politique vient le tirer de cette vacance de l’écriture. Au Cameroun, à la fin de l’année 1970, se déroule le procès du dernier chef de l’insurrection nationaliste de l’UPC, Ernest Ouandié, capturé dans le maquis de l’Ouest Bamiléké, en guerre contre le régime dictatorial de Ahidjo, imposé par la force militaire française en 1960, et celui d’un évêque, Mgr Albert Ndongmo, accusé de complicité. Ouandié est condamné à mort le 5 janvier 1971 et exécuté le 15 janvier en compagnie de deux autres condamnés. Mgr Ndongmo, ayant requis sa grâce, sera condamné à la réclusion à perpétuité. Les organes d’information en France, AFP, Le Monde, relaient une version officielle qui omet les nombreuses irrégularités du procès, torture des prisonniers, interdiction à leurs avocats, dont Me Jean-Jacques De Felice, d’entrer au Cameroun. Le comité de défense de Ouandié, présidé par Théodore Monod, comprenant notamment Paul Ricœur, se mobilise en vain dans l’indifférence générale. Mongo Beti décide alors d’exposer en détail ce pan occulté de l’histoire du Cameroun qui va de 1950 à 1970. François Maspéro édite le livre sous le titre de Main Basse sur le Cameroun qui sort fin juin 1972. Le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin signe un décret d’interdiction du livre, qui est saisi chez l’éditeur. S’ensuivent pour Mongo Beti quelques années de tracasseries politico judiciaires qu’il appellera « le goulag de la corbeille à papier ». En effet il est sommé de remettre au commissariat tous les papiers français en sa possession, l’administration lui déniant sa qualité de Français. Il conteste cette décision en justice, défendu par Me Colette Auger du cabinet parisien de Roland Dumas et Me Annie Epelbaum du barreau de Rouen. Les syndicats enseignants se mobilisent, une pétition nationale est lancée. Le procès, de renvoi en renvoi, finit par avoir lieu au palais de justice de Rouen le 16 février 1976. Il est très bref car le Procureur, représentant de l’État, déclare d’entrée de jeu que l’administration a fait une erreur et qu’il se rallie à la demande d’Alexandre Biyidi Awala. Maspéro, dans la foulée, obtiendra l’annulation du décret d’interdiction de Main basse sur le Cameroun par le Tribunal administratif de Paris.

Toutes ces péripéties ont redonné à Mongo Beti l’envie d’écrire. Deux romans paraissent en 1974 Perpétue et l’habitude du malheur et Remember Ruben. Dès lors il va mener de front ses deux activités d’écrivain et de professeur avec un emploi du temps minutieusement organisé qui ne laisse aucune place à la distraction. Ce qui l’accompagne dans cet emploi du temps sévère c’est l’écoute inlassable des artistes de jazz, dont il est un amateur érudit. Cette passion le tient depuis ses vingt ans, quand il est arrivé en France. Dans le Dictionnaire de la négritude, publié en 1989 à L’Harmattan, il écrit de nombreuses notices sur les grands artistes de jazz. Il désignera même à ses proches le titre qu’il souhaitait qu’on joue le jour de ses obsèques : Tickle toe de Lester Young.

La revue Peuples Noirs-Peuples Africains

Les années soixante dix furent intenses. Après le combat contre la censure de Main basse sur le Cameroun, Mongo Beti décide de fonder une revue pour offrir aux jeunes et moins jeunes intellectuels et auteurs noirs un espace de libre expression. Il baptise cette revue bimestrielle, de deux cents pages en moyenne, Peuples Noirs-Peuples Africains. Ce projet ambitieux, entrepris sans autres moyens que les ressources familiales, en travail et en argent, se concrétise en janvier 1978. Les parutions se succéderont jusqu’en avril 1991. Le siège de la revue fut d’abord à Paris puis à Rouen, au domicile familial, par mesure d’économie. Des universitaires qui ont étudié la revue ont dénombré deux cent cinquante contributeurs. Beaucoup de ces contributions sont devenues des références. Mais la revue n’a jamais atteint un seuil de diffusion suffisant pour équilibrer ses comptes. Tenir treize ans fut déjà un exploit. En plus de l’énorme travail de production de la revue, Mongo Beti publie trois romans : La ruine presque cocasse d’un polichinelle (1979), Les Deux Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama (1983), La revanche de Guillaume Ismaël Dzewatama (1984), un essai : Lettre ouverte aux Camerounais ou la deuxième mort de Ruben Um Nyobé (1986) et, avec Odile Tobner, un Dictionnaire de la négritude (1989).

Le retour au Cameroun

Après quelques voyages au Cameroun en 1991 et 1992, Mongo Beti part s’y installer fin décembre 1993. Il a le projet d’ouvrir une librairie à Yaoundé et et de développer l’agriculture et l’élevage dans son village. Dans un essai, La France contre l’Afrique, retour au Cameroun (1993) il décrit le pays tel qu’il l’a retrouvé, dans un état de déshérence qu’il met en scène ensuite dans trois romans : L’histoire du fou en 1994, Trop de soleil tue l’amour en 1999 et Branle-bas en noir et blanc en 2000. La mort met un terme, le 7 octobre 2001, au combat de toute une vie. Mais ces dix dernières années auront été les plus éprouvantes de son existence. Vivre, travailler, militer sous la dictature est un calvaire quotidien. Accueilli à son retour par une foule de jeunes pleins d’espoir, il est l’objet d’une surveillance et d’une persécution policière permanentes qui iront jusqu’à une agression en pleine rue et une arrestation lors d’une manifestation. Il organise en effet des comités citoyens pour dénoncer les abus du régime. Il alimente la presse d’opposition de nombreuses contributions bénévoles qui constituent un tableau très cru du système Biya, corrompu et cruel, précieux témoignage pour l’histoire. Ces articles ont été réunis par Philippe Bissek dans Mongo Beti à Yaoundé 1991-2001. Il viendra enfin témoigner à Paris, en janvier 2001, de ce qu’est le système françafricain au procès intenté à François-Xavier Verschave par trois dictateurs d’Afrique centrale pour le livre Noir silence.

Mongo Béti devant la librairie des Peuples noirs à Yaoundé. La police de Biya arrache la banderole mise en place pour dénoncer le sommet France-Afrique en janvier 2001. (Photo Odile Tobner)


Toute l’œuvre de Mongo Beti met en scène la situation coloniale en Afrique sous ses divers aspects, effondrement des sociétés traditionnelles, écrasement des mouvements d’émancipation, création d’une classe dirigeante asservie et corrompue. Le tableau est d’un réalisme qui pourrait être désespéré s’il ne montrait la résistance des plus opprimés, les femmes, les jeunes, héros obscurs de luttes quotidiennes contre la malédiction du destin. Ce réalisme que, dès ses premiers articles, il désignait comme la voie nécessaire de la création africaine est aussi ce qui en fait la force et l’éloquence. Le réel parle de lui-même. La critique coloniale stigmatisa l’auteur comme « engagé » mais la vérité lui assura l’attention durable des générations de lecteurs.
Odile Tobner

#GénocideDesTutsis 30 ans déjà
Cet article a été publié dans Billets d’Afrique 313 - janvier 2022
Les articles du mensuel sont mis en ligne avec du délai. Pour recevoir l'intégralité des articles publiés chaque mois, abonnez-vous
Pour aller plus loin
a lire aussi