Lors de son discours à Ouagadougou, en 2017, Macron a créé la surprise en promettant des restitutions d’œuvres d’art aux pays africains avant la fin de son mandat. Si certaines ont effectivement eu lieu, l’absence de mise en place d’un cadre laisse craindre des coups ponctuels, sans méthode de fond, au service du rayonnement de la France.
Dans le discours prononcé à Ouagadougou, la culture apparaît comme un outil déterminant pour construire un nouveau narratif des relations franco-africaines et « renouveler un imaginaire ». « Aujourd’hui, nous sommes orphelins, nous sommes orphelins en quelque sorte d’un imaginaire commun, nous souffrons d’un imaginaire qui nous enferme dans nos conflits, parfois dans nos traumatismes, d’un imaginaire qui n’est plus le vôtre, n’est plus le nôtre, et je veux reconstruire cet imaginaire commun et d’avenir », assure le président français aux étudiant.e.s burkinabè. « Le premier remède, c’est la culture » affirme-t-il. Les termes utilisés sont révélateurs de la façon d’envisager l’histoire, plus comme un liant pour « l’amitié », balayant les potentiels conflits, que comme un travail de recherche et de reconnaissance. Les deux grands engagements annoncés s’inscrivent dans cette volonté d’écrire autrement le récit des relations. D’une part, « lancer en 2020 une Saison des cultures africaines en France », devant mettre à l’honneur des créations contemporaines, valorisant « une autre forme d’histoire ». D’autre part, la promesse de restitutions avant la fin du mandat :« Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »
Si des restitutions vont bien être faites, elles ne représenteront qu’une infime part de ce qu’il y a à faire : 27 œuvres africaines en fin de quinquennat, sur 88 000 recensées dans les musées français. Ces restitutions s’inscrivent dans l’activisme mémoriel mené lors du mandat d’E. Macron, qui, derrière des effets d’annonce et des rapports, masque la nécessité d’un travail commun sur l’histoire par un ravalement de façade de la Françafrique.
À la suite du discours de Ouagadougou, un rapport est demandé aux universitaires Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, rendu à l’automne 2018. Le rapport émet des préconisations et propose un processus de restitutions avec un calendrier prévisionnel. Seules les collections publiques sont concernées. Le rapport s’engage fortement pour des restitutions définitives et évacue ainsi la question de restitutions temporaires ou de circulation. Il insiste sur la portée de l’acte de restituer et sur le droit au patrimoine. Le critère déterminant pour restituer porte notamment sur la question du consentement explicite au moment de l’acquisition ou de l’appropriation de l’œuvre, ce qui remet en question, au-delà des pillages, les acquisitions d’œuvres pour un prix dérisoire dans un contexte colonial de domination, entre autres dans le cadre de missions ethnographiques. La question du consentement explicite oblige à porter un regard sur l’histoire coloniale, qui va bien au-delà de l’intention des restitutions envisagées au départ. Cependant, ce rapport indépendant ne reflète pas la position du gouvernement, laquelle n’est pas clairement énoncée. Dès la sortie du rapport, assez mal accueilli notamment par certains conservateurs de musée, collectionneurs et marchands d’art, E. Macron s’engage à restituer 26 œuvres au Bénin, mais sans tenir compte des préconisations du rapport pour la suite des restitutions. Pourtant, ce rapport suscite un engouement, en Afrique et dans certains pays européens concernés comme l’Allemagne.
Deux projets de restitutions se sont concrétisés pendant le mandat. En 2018, E.Macron s’engage au retour de 26 objets du Trésor de Béhanzin, faisant partie des œuvres demandées depuis plusieurs années par le Bénin. Trois ans plus tard, après le vote de la loi exceptionnelle autorisant ces restitutions, le pays accueille avec émotion ces œuvres. Ces restitutions s’accompagnent d’un important projet de musée à Abomey, destiné à les accueillir, en grande partie financé par l’AFD. Si l’enthousiasme est général, quelques ombres s’inscrivent au tableau. Le choix des 26 œuvres restituées a été fait par la France, sans concertation avec le Bénin, ce que son président Patrice Talon, pourtant très francophile, n’a pas manqué de rappeler lors de la cérémonie de signature du transfert. Certains observateurs pointent le déséquilibre dans les conditions de restitutions, sans concertation bilatérale. En novembre 2019, le sabre de El Hadj Omar Tall, résistant à la colonisation qui s’est battu dans plusieurs pays de la région, a d’abord été mis en dépôt au Musée des civilisations noires de Dakar par Edouard Philippe, entre deux rendez-vous du Premier ministre français venu renforcer la coopération économique et sécuritaire avec le Sénégal. La restitution de l’objet a ensuite été actée par une loi française. Mais la France a choisi de remettre cet objet au Sénégal sans concertation ni transparence, alors qu’il aurait pu être demandé par des pays voisins. Le Sénégal espère accueillir d’autres restitutions qui trouveront place dans l’écrin du Musée des civilisations noires... construit par la Chine. Dans un contexte de concurrence accrue, la France inscrit ces restitutions dans sa politique d’influence culturelle, bien ancrée dans les anciennes colonies notamment grâce au réseau culturel français. Ainsi, le rapport de l’Assemblée nationale relatif à la restitution de biens culturels (09/2020) insiste sur le fait que les restitutions doivent être l’occasion de resserrer les liens diplomatiques et culturels avec les pays concernés. Le rapport estime nécessaire de préciser : « Il ne s’agit pas là de s’ingérer dans la politique culturelle menée par les États concernés, mais d’inscrire les restitutions dans des politiques de coopération culturelle globales. » Clairement, les restitutions sont envisagées au service de la politique culturelle et participent à la politique d’influence de la France, en contribuant à en redorer l’image.
Le processus de restitution de ces premières œuvres reste du domaine de l’exception et ne propose pas un cadre et une structure pour répondre à des demandes ambitieuses. Surtout, alors que le rapport Sarr-Savoy propose un changement du code du patrimoine qui permettrait de faciliter les restitutions et de les inscrire dans une méthode, avec la mise en place d’accords de coopération bilatéraux, rien n’a été fait dans ce sens. Une fois la demande effectuée, le processus de restitution n’est pas encadré et reste unilatéral. Pour chaque projet de restitution, une loi d’exception doit être votée afin de lever l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité des collections publiques, principal obstacle juridique aux restitutions et principal argument brandi par les détracteurs des restitutions. Autant l’Assemblée nationale que le Sénat montrent une certaine réticence à un processus global de restitutions. Le rapport de l’Assemblée nationale sur ces premières restitutions évoque l’intérêt d’une loi-cadre mais l’écarte du fait d’une trop grande complexité pour la définir. Face à la crainte de restitutions inadaptées ou des restitutions comme cadeau diplomatique, le Sénat a déposé une proposition de loi donnant un cadre aux restitutions, suggérant notamment la création d’un conseil scientifique. Cette proposition de loi, si elle est motivée par le manque de transparence des restitutions, révèle aussi la frilosité face au processus : la façon de les encadrer permet aussi de les contenir. L’absence de solutions juridiques pérennes montre le peu d’ambition de ces premières restitutions, qui, comme la loi qui les a autorisées, risquent de rester d’exception, face à la lourdeur du processus, tant pour les pays demandeurs que pour les institutions françaises. Pourtant des solutions sont possibles. En février 2022, une loi a été votée concernant la restitution de biens spoliés à des familles juives avant et pendant la Seconde guerre mondiale. En Belgique, un nouveau cadre juridique vient d’être mis en place, prenant en compte les conditions dans lesquelles une pièce a été obtenue (RFI, 28/07/2021). Ainsi la propriété des œuvres issues du pillage de l’ancien « Congo belge » est transférée à l’État congolais, qui doit décider de leur lieu de conservation. Depuis le discours de Ouagadougou, plusieurs demandes ont été faites à la France par le Sénégal, le Tchad, l’Éthiopie... L’absence de cadre laisse craindre qu’elles n’aboutissent pas, ou opportunément, au bon vouloir d’enjeux politiques et diplomatiques.
Si l’annonce des restitutions a reçu un accueil enthousiaste en Afrique, de nombreuses réticences ont surgi en France, surtout après la publication du rapport Sarr-Savoy, risquant de réduire les restitutions à un retour de quelques œuvres. Le principal frein aux restitutions vient de la persistance d’une vision coloniale de l’histoire et des œuvres. Le terme « restitution » serait trop moralisateur... ou refléterait trop les horreurs coloniales qu’un pays « universaliste » ne saurait voir ? En effet, tant dans le rapport de l’Assemblée nationale que dans les discussions autour de la proposition de loi du Sénat, il est frappant de constater à quel point l’acte de restituer est associé à une remise en question de « l’universalisme ». Ainsi, Max Brisson, l’un des sénateurs à l’origine de la proposition de loi pour encadrer les restitutions, précise : « « Si on donne à la restitution une dimension morale, c’est que nous regardons avec les lunettes de notre époque et cela s’inscrit dans une politique de repentance, de réécriture de l’histoire et de communautarisme qui vient heurter notre universalisme républicain. Il faut avoir une vision plus globale de libre circulation des échanges d’œuvres et dialogue des cultures plutôt qu’une vision de repli. » L’agitation des risques de « communautarisme », de « racisme », pour privilégier l’idée plus dépolitisée de circulation des œuvres inverse la situation historique et sociale. Le rapport Sarr-Savoy, en qualifiant le musée européen de « musée de l’autre » dans sa « mission universelle », réinscrit au contraire la constitution des collections ethnographiques dans le contexte colonial ce que l’ancien directeur du musée du Quai Branly va jusqu’à qualifier d’un « cri de haine contre le concept même de musée » (Le Monde, 02/2020). En réalité, les arguments peu tangibles des détracteurs de la « dimension morale » révèlent l’imprégnation d’un esprit colonial. La capacité des pays africains à assurer la conservation, la mise en valeur et la sécurité des œuvres est remise en question. Ces doutes sont révélateurs d’une vision du patrimoine euro-centrée et condescendante. C’est la prolongation de l’idée selon laquelle les musées européens ont permis de conserver des œuvres, argument qui écarterait toute restitution, puisque ces objets ont été « sauvés ». Les pays africains ne seraient donc pas aptes à prendre soin de leur patrimoine. De façon plus générale, la peur de musées français vidés des œuvres africaines, qui ne permettraient plus de connaître « l’autre », est infondée face à une demande qui n’est pas de tout rapatrier, mais de rééquilibrer, de donner accès aux œuvres, qui pourront toujours circuler. Ces positionnements reflètent la présentation de ces collections dans les musées français : celles-ci sont souvent peu ou pas contextualisées, l’histoire coloniale et les modalités d’appropriation de l’œuvre sont totalement absentes de ces musées. La mise en place de restitutions nécessite de faire ce travail.
Emma Cailleau